75.

– Je lève mon verre au départ du dernier colon juif de Palestine !

– Et moi, à l'implantation définitive du Grand Israël !

Les deux hommes sourirent avant de boire cul sec. Lev Barjona devint subitement rouge et s'étrangla.

– Par mes tephilim, Moktar Al-Qoraysh, qu'est-ce que c'est que ça ? Du pétrole arabe ?

– Cent'herba. Liqueur des Abruzzes. Soixante-dix degrés, c'est une boisson d'hommes.

Depuis qu'ils s'étaient mutuellement épargnés sur le champ de bataille, une étrange complicité s'était installée entre le Palestinien et l'Israélien. Comme il en existait autrefois entre officiers d'armées régulières ennemies, comme il en existe parfois entre politiciens adverses ou cadres de grands groupes rivaux. Combattant dans l'ombre, ils ne se sentent à l'aise qu'avec leurs pareils, qui sont engagés dans les mêmes conflits qu'eux. Méprisent la société des pékins ordinaires, leurs existences ternes et ennuyeuses. Le plus souvent ils s'affrontent, et férocement : mais quand aucune action ne les oppose, ils ne refusent pas de partager un verre, quelques filles ou une opération commune, si l'occasion d'un terrain neutre se présente.

L'occasion présente, ce fut Mgr Alessandro Calfo. Il leur avait proposé l'une de ces missions salissantes que l'Église ne veut ni accomplir, ni même admettre officiellement. Ecclesia sanguinem abhorret, l'Église a horreur du sang. Ne pouvant plus faire exécuter ses basses œuvres par un bras séculier qui lui avait tourné le dos, elle était désormais contrainte de s'adresser à des agents indépendants. Le plus souvent, des hommes de main de l'extrême droite européenne. Mais ils ne résistaient pas à l'appât de la mise en scène médiatique, et faisaient toujours payer leurs services de contreparties politiques encombrantes. Calfo appréciait que Moktar ne lui ait demandé que des dollars, et que les deux hommes n'aient laissé derrière eux aucune trace. Ils avaient été aussi discrets qu'un courant d'air.

– Moktar, pourquoi m'as-tu donné rendez-vous ici ? Tu sais que si on nous voyait ensemble, ce serait considéré par nos chefs respectifs comme une faute professionnelle extrêmement grave.

– Allons, Lev, le Mossad possède des agents innombrables, qui traînent partout. Mais pas ici : ce restaurant ne cuisine que de la viande de porc, et je connais le patron, s'il savait que tu es juif tu ne resterais pas une minute de plus sous son toit. On ne s'est pas vus depuis le transport à Rome de la dalle de Germigny, mais tu viens de rencontrer nos deux moines-chercheurs et moi je les écoute régulièrement. Il faut qu'on se parle.

– Je suis tout oreilles...

Moktar fit signe au patron de laisser sur la table le flacon de cent'herba.

– Pas de cachotteries entre nous, Lev, ici on joue le même jeu. Seulement moi, je ne sais pas tout, et cela m'énerve : le Français commence à tourner autour du Coran, il y a des choses que les musulmans ne tolèrent pas, tu le sais. Que ce soit bien clair : je ne suis pas sur cette mission uniquement pour Mgr Calfo, le Fatah est concerné. Mais ce qui est moins clair pour moi, c'est la raison pour laquelle tu joues personnel, en rencontrant Nil et en lui lâchant des informations qui valent leur pesant d'or.

– Tu me demandes pour quelle raison nous sommes intéressés par cette épître perdue ?

– Précisément : en quoi cette histoire de treizième apôtre concerne-t-elle les juifs ?

Lev pianota distraitement sur la table de marbre : les pizzas al maiale se faisaient attendre.

– Les fondamentalistes du Likoud surveillent tout ce qui se dit dans l'Église catholique en matière de Bible. Pour ces religieux, il est essentiel que les chrétiens ne puissent jamais mettre en doute la divinité de Jésus-Christ. Nous avons intercepté des informations que le père Andrei laissait filtrer, à Rome et auprès de ses collègues européens. C'est même pour ça que j'ai été autorisé à me joindre à toi dans l'opération du Rome express : il était temps, cet érudit avait découvert certaines choses qui inquiètent les gens de Mea Shearim.

– Mais pourquoi, au nom des djinns ! Qu'est-ce que ça peut vous faire que les chrétiens s'aperçoivent tout d'un coup qu'ils ont fabriqué un faux Dieu, ou plutôt un deuxième Dieu ? Cela fait treize siècles que le Coran les condamne pour cette raison. Au contraire, vous devriez être satisfaits qu'ils admettent enfin que Jésus n'était rien d'autre qu'un prophète juif, comme l'affirme Muhammad.

– Tu sais bien, Moktar, que nous luttons pour notre identité juive sur tous les plans, et pas seulement territorial. Si l'Église catholique remettait en cause sa divinité et reconnaissait que Jésus n'a jamais cessé d'être autre chose qu'un immense prophète, qu'est-ce qui nous distinguerait d'elle ? Le christianisme redevenu juif, retournant à ses origines historiques, ne ferait qu'une bouchée du judaïsme. Les chrétiens vénérant le juif Jésus au lieu d'adorer leur Christ-Dieu, ce serait pour le peuple juif un péril que nous ne pouvons pas nous permettre d'affronter. D'autant plus qu'ils affirmeront immédiatement que Jésus est plus grand que Moïse, qu'avec lui la Torah ne vaut plus rien – bien qu'il ait enseigné, au contraire, qu'il n'était pas venu pour abolir la Loi mais pour la perfectionner. Un prophète juif qui propose une loi plus parfaite que celle de Moïse : tu connais les chrétiens, la tentation serait trop forte. Ils n'ont pas pu nous détruire par les pogroms, mais nous serions anéantis par une assimilation. Le feu des crématoires nous a purifiés : si Jésus n'est plus Dieu, s'il redevient juif, le judaïsme ne sera bientôt plus qu'une annexe du christianisme, mâchée, puis déglutie et enfin digérée par le ventre affamé de l'Église. C'est pour cela que des recherches comme celles de Nil nous inquiètent.

On venait de poser devant eux deux immenses pizzas qui sentaient bon le lard frit. Moktar entama la sienne avec gourmandise.

– Goûte ça, tu m'en diras des nouvelles – et au moins, nous saurons pourquoi nous finirons en enfer. Hmm... Ce qu'il y a de terrible avec vous autres juifs, c'est votre paranoïa. Vous allez dénicher vos angoisses trop loin pour nous ! Mais je vous connais, de votre point de vue le raisonnement se tient. Surtout pas de rapprochement avec les chrétiens, au risque de se voir dilués comme une goutte d'eau dans la mer. Laisser le pape pleurer devant les caméras face au mur des Lamentations, mais ensuite chacun chez soi. D'accord. Et alors, qu'est-ce que vous faites, si le petit Nil persiste à fouiller ?

– Je me suis fait taper sur les doigts quand j'ai voulu... disons, interrompre ses travaux un peu trop tôt. La consigne, c'est de le laisser continuer, et de voir ce qui en sort. C'est aussi la politique de Calfo. En rencontrant le moine français, en lui parlant, je lui ai donné le petit coup de pouce qui lui permettra peut-être de retrouver ce que nous cherchons tous. De plus, Nil aime Rachmaninov, ce qui prouve que c'est un homme de goût.

– Tu sembles l'apprécier ?

Lev avala avec délice une grosse bouchée de pizza al maiale : ces goyim savaient cuisiner le porc.

– Je le trouve extrêmement sympathique, émouvant même. Ce sont des choses que vous autres, Arabes, ne pouvez comprendre, parce que Muhammad n'a jamais rien compris aux prophètes du judaïsme. Nil ressemble à Leeland, ce sont tous deux des idéalistes, des fils spirituels d'Élie – le héros et le modèle des juifs.

– Je ne sais pas si Muhammad n'a rien compris à vos prophètes, mais moi j'ai compris Muhammad : les infidèles ne doivent pas vivre.

Lev repoussa son assiette vide :

– Tu es un Qoraysh, et moi je suis un Barjona, c'est-à-dire un descendant des zélotes1 qui terrorisaient autrefois les Romains. Comme toi je défends nos valeurs et notre tradition, sans hésiter : les zélotes étaient aussi appelés sicaires, à cause de leur virtuosité dans le maniement du poignard et de leur technique d'éventration des ennemis. Mais si Nil m'est sympathique, Leeland est mon ami depuis vingt ans. Ne fais rien contre eux sans m'avertir.

– Ton Leeland marche main dans la main avec le Français, il en sait presque autant que lui. En plus c'est un pédé, notre religion condamne ses pareils ! Quant à l'autre, s'il touche au Coran et à son Prophète, rien n'arrêtera la justice de Dieu.

– Rembert, un pédé ? Tu veux rire ! Ces hommes sont des purs, Moktar, je suis certain de l'intégrité de mon ami. Ce qui se passe dans son crâne, c'est autre chose ; mais le Coran ne condamne que les actes, il ne va pas fouiller dans les cerveaux. Cette mission concerne l'intégrité des trois monothéismes : ne touche pas un cheveu de leur tête sans me prévenir. D'ailleurs, si tu veux leur appliquer la loi coranique, tu ne t'en sortiras pas sans moi : dans le Rome express c'était un jeu d'enfant, mais au milieu de cette ville ce sera plus difficile. Le Mossad laisse derrière lui moins de traces que le Fatah, tu sais bien... Ici, vos méthodes ne conviennent pas.

Quand ils se séparèrent, le flacon de cent'herba était vide. Mais le pas des deux hommes dans la rue déserte était aussi assuré que s'ils n'avaient bu que de l'eau de source.

1 En dialecte araméen, « zélote » se dit Barjona.

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