64.



Rive de la mer Morte, mars 1149

– Encore un effort, Pierre, ils nous talonnent.

Esquieu de Floyran saisit son compagnon à bras-le-corps. Ils se trouvaient au pied d'une falaise abrupte, un amas de concrétions rocheuses au milieu desquelles se glissaient des sentiers empruntés par les chèvres. On apercevait par endroits des trous noirs : l'entrée de grottes naturelles, surplombant le vide.

Depuis leur rencontre à Vézelay trois ans plus tôt, les deux hommes ne s'étaient plus quittés. Enflammés par la prédication de saint Bernard, ils avaient revêtu la tunique blanche à croix rouge et rejoint la deuxième croisade en Palestine. Là, les templiers s'étaient laissés piéger dans Gaza par les Turcs Seldjoukides. Esquieu voulut dégager la place forte : à la tête d'une quinzaine de chevaliers, il fit en plein jour une sortie de diversion qui entraîna effectivement à sa suite une partie des assiégeants. Dans leur course vers l'est, ses compagnons étaient tombés les uns après les autres. Il ne restait plus à ses côtés que Pierre de Montbrison, le fidèle.

Arrivés au bord de la mer Morte, leurs montures s'abattirent sous eux. Les deux templiers enjambèrent un mur écroulé, et pénétrèrent dans un enclos de ruines qui portaient les traces d'un violent incendie. Toujours courant, ils passèrent devant un vaste réservoir creusé dans le roc, puis suivirent le tracé de canaux d'irrigation qui se dirigeaient vers la falaise. Là était leur salut.

Au moment où ils quittaient le couvert des arbres, Pierre poussa un cri et tomba. Quand son compagnon se pencha sur lui, une flèche transperçait son abdomen, à la hauteur des reins.

– Laisse-moi, Esquieu, je suis blessé !

– Te laisser entre leurs mains ? Jamais ! Nous allons nous réfugier dans cette falaise, et nous échapper à la faveur de la nuit. Il y a une oasis tout près, Ein Feshka : c'est la route vers l'ouest, le chemin du salut. Appuie-toi sur moi, ce n'est pas la première flèche que tu reçois : on l'enlèvera une fois là-haut, tu reverras la France et ta commanderie.

Les paroles incandescentes de saint Bernard résonnaient encore à ses oreilles : « Le chevalier du Christ donne la mort en toute sécurité. S'il meurt, c'est pour son bien, s'il tue, c'est pour le Christ1. » Mais pour l'instant, il s'agissait surtout d'échapper à une bande de Turcs enragés.

Allahou Akbar ! Leurs cris étaient tout proches. « Pierre n'en peut plus. Seigneur, à notre secours ! »

L'un soutenant l'autre, ils s'engagèrent dans la paroi de la falaise.

Ils s'arrêtèrent auprès de l'ouverture d'une des grottes, et Esquieu jeta un coup d'œil vers le bas : leurs poursuivants semblaient les avoir perdus de vue, et tenaient conseil. De leur perchoir, il pouvait voir non seulement les ruines calcinées qu'ils venaient de traverser, mais l'anse de la mer Morte qui brillait sous le soleil du matin.

À sa droite, Pierre s'était appuyé contre la paroi rocheuse, livide.

– Il faut que tu t'allonges, et que je retire cette flèche. Viens, nous allons nous faufiler dans ce trou, et nous attendrons la nuit.

L'ouverture était si étroite qu'ils durent y entrer les pieds par-devant. Esquieu porta son compagnon qui geignait, couvert de sang. Curieusement, l'intérieur était assez lumineux. Il étendit le blessé à gauche de l'entrée, la tête contre une espèce de bol en terre cuite qui sortait du sable. Puis d'un geste vif il arracha la flèche : Pierre poussa un hurlement, et perdit connaissance.

« La flèche a transpercé le ventre de part en part, le sang coule à flots : il est perdu. »

Entre les lèvres du moribond, il versa les dernières gouttes d'eau de sa gourde. Puis alla inspecter la vallée en contrebas : les Turcs étaient toujours là, il fallait attendre leur départ. Mais Pierre serait mort avant.

Fin lettré, érudit, Esquieu avait accueilli sur ses terres un prieuré de moines blancs du nouvel ordre créé par saint Bernard. Il passait son temps libre à lire les manuscrits rassemblés dans leur scriptorium, et avait étudié la médecine de Gallien dans le texte grec : Pierre se vidait de son sang, qui formait sous son corps une flaque sombre. Il en avait pour une heure, peut-être moins.

Désemparé, il jeta un coup d'œil sur le sol de la grotte. Tout le long du mur de gauche, des bols en terre cuite dépassaient du sable. Il souleva au hasard le troisième en partant de l'entrée : c'était une jarre de terre, parfaitement conservée. À l'intérieur, il vit un épais rouleau entouré de chiffons, tout huileux. Contre la paroi, un rouleau plus petit était disposé bien à part. Il le sortit sans difficulté. C'était un parchemin de bonne qualité, fermé par un simple cordeau de lin qu'il défit sans mal.

Il jeta un coup d'œil à Pierre : immobile, il respirait à peine, et son visage avait déjà la couleur cendre des cadavres. « Mon pauvre ami... mourir sur une terre étrangère ! »

Il déroula le parchemin. C'était du grec, parfaitement lisible. Une écriture élégante, et des mots qu'il reconnut sans peine : le vocabulaire des apôtres.

Il s'approcha de l'ouverture, et commença à lire. Ses yeux s'agrandirent, et ses mains se mirent à trembler légèrement.

« Moi, le disciple bien-aimé de Jésus, le treizième apôtre, à toutes les Églises... » L'auteur disait que, le soir du dernier repas dans la salle haute, ils n'étaient pas douze, mais treize apôtres, et que le treizième, c'était lui. Il protestait en termes solennels contre la divinisation du nazôréen. Et affirmait que Jésus n'était pas ressuscité, mais qu'il avait été transféré après sa mort dans un tombeau, qui se trouvait...

– Pierre, regarde ! Une lettre apostolique du temps de Jésus, la lettre d'un de ses apôtres... Pierre !

La tête de son ami avait roulé doucement à côté du bol en terre qui fermait la première jarre de la grotte. Il était mort.



Une heure plus tard, Esquieu avait pris sa décision : le corps de Pierre attendrait ici la résurrection finale. Mais cette lettre d'un apôtre de Jésus, dont il n'avait jamais entendu parler, il devait la révéler au monde chrétien. Emporter le parchemin était trop risqué : durci par le temps, il serait vite réduit en miettes. Et lui-même échapperait-il cette nuit aux musulmans ? Parviendrait-il sain et sauf à Gaza ? L'original resterait dans cette grotte, mais il en ferait une copie. Tout de suite.

Avec respect, il retourna le corps de son ami, ouvrit sa tunique et déchira une large bande de sa chemise. Puis il tailla finement un morceau de bois, posa la toile sur une pierre plate. Trempa sa plume improvisée dans la flaque de sang qui rougissait le sol. Et commença à copier l'épître apostolique, comme il l'avait si souvent vu faire dans le scriptorium du prieuré.



Le soleil se couchait derrière la falaise de Qumrân. Esquieu se releva : le texte du treizième apôtre était maintenant inscrit, en lettres de sang, sur la chemise de Pierre. Il roula le parchemin, l'entoura de son cordeau de lin et le replaça avec précaution dans la troisième jarre – prenant garde qu'il ne touche pas le rouleau graisseux. Remit le couvercle, plia soigneusement la copie qu'il venait d'effectuer et la glissa dans sa ceinture.

Depuis l'entrée de la grotte, il jeta un coup d'œil en bas : les Turcs étaient déjà deux fois moins nombreux. Seul, il saurait leur échapper. Il fallait attendre la nuit, et passer par la plantation d'Ein Feskha. Il réussirait.



Deux mois plus tard, un vaisseau à voile frappée de la croix rouge franchissait le goulet de Saint-Jean-d'Acre, et mettait cap vers l'ouest. Debout sur sa proue, un chevalier du Temple en grand habit blanc jetait un dernier regard vers la terre du Christ.

Derrière lui, il abandonnait le corps de son meilleur ami. Couché dans l'une des grottes surplombant Qumrân, une grotte contenant des dizaines de jarres remplies d'étranges rouleaux. Dès que possible, il faudrait y retourner. Récupérer le parchemin de la troisième jarre, à gauche à partir de l'entrée, et le rapporter en France, avec toutes les précautions que méritait un document aussi vénérable.

La mort de Pierre n'aurait pas été inutile : sa copie d'une lettre d'apôtre, dont nul n'avait jamais entendu parler, il allait la remettre au grand-maître du Temple, Robert de Craon. Son contenu changerait la face du monde. Et prouverait à tous que les templiers avaient eu raison de rejeter le Christ, mais d'aimer passionnément Jésus.



En arrivant à Paris, Esquieu de Floyran demanda à rencontrer Robert de Craon, seul à seul. Une fois en sa présence, il sortit de sa ceinture un rouleau de tissu couvert de caractères marron sombre, et le tendit au grand-maître du Temple, deuxième du titre.

Sans un mot le grand-maître déroula la bande de tissu. Toujours en silence, il prit connaissance du texte, parfaitement lisible. Sévèrement, il fit jurer à Esquieu le secret, sur le sang de son frère et ami, et le congédia d'un simple signe de tête.

Robert de Craon passa toute la soirée et toute la nuit, seul, devant la table sur laquelle était étalé le morceau de toile, couvert du sang d'un de ses frères. Qui traçait les lignes les plus incroyables, les plus bouleversantes qu'il ait jamais lues.

Le lendemain, le visage grave, il fit partir dans toute l'Europe une convocation extraordinaire du chapitre général de l'ordre des Templiers. Aucun des frères capitulaires, sénéchaux ou prieurs, titulaires d'illustres forteresses comme de la plus petite commanderie, ne devait être absent à ce chapitre.

Aucun.

1 Extrait de la règle donnée par Saint Bernard aux templiers, De laude novae militiae.

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