Oxford, avril 2060

Si tu vois mon page, dis-lui de se hâter de me rejoindre.

William Shakespeare, Les Deux Gentilshommes de Vérone[3]


Polly avait filé par le portail de Balliol, monté le Broad, descendu Catte Street. Elle priait pour que M. Dunworthy, jetant un coup d’œil à la fenêtre, ne l’ait pas aperçue dans la cour en train de bavarder avec Michael et Merope.

J’aurais dû leur dire de ne rien trahir de mon retour.

Mais elle aurait eu à expliquer pourquoi, et elle avait craint qu’il ne sorte de son bureau d’un instant à l’autre.

Dieu merci ! elle n’était pas entrée allégrement lui faire son rapport. Il pensait déjà que son projet était trop dangereux. Il s’était montré protecteur envers ses historiens depuis qu’elle était étudiante en première année, mais il était absolument hystérique au sujet de ce projet en particulier. Il avait insisté pour que son site de transfert pour le Blitz soit à distance de marche d’Oxford Street, même s’il aurait été beaucoup plus simple d’en trouver un à Wormwood Scrubs ou à Hampstead Heath et de prendre le métro.

Il fallait aussi que ce soit à moins d’un kilomètre à la fois d’une station de métro et de la chambre qu’elle louerait, quelle qu’elle soit.

— Je veux que vous soyez capable d’atteindre votre fenêtre de saut rapidement si vous êtes blessée, avait-il déclaré.

— Ils avaient des hôpitaux, dans les années 1940, vous savez, lui avait-elle rétorqué. Et si je suis blessée, comment parviendrai-je à marcher sur près d’un kilomètre ?

— Ne plaisantez pas avec ça, avait-il répondu d’un ton brusque. Il arrive que l’on meure en mission, et le Blitz est un endroit exceptionnellement dangereux.

Vingt minutes de leçon sur les risques d’être anéanti par une bombe, les éclats d’un shrapnel ou les étincelles d’un engin incendiaire avaient suivi.

— À Canning Town, une femme s’est empêtré le pied dans la corde d’un ballon de barrage. Elle a été traînée dans la Tamise.

— Je ne serai pas traînée dans la Tamise par un ballon de barrage.

— Vous pourriez mourir fauchée par un bus que vous n’auriez pas vu à cause du black-out, ou sous les coups d’un agresseur.

— J’ai du mal à croire…

— Les criminels prospéraient pendant le Blitz. Le black-out leur fournissait la couverture idéale : un noir d’encre, et des policiers trop occupés à dégager les corps des décombres pour enquêter. Le décès d’une victime abandonnée dans une ruelle était simplement attribué à une explosion. Je ne veux pas lire votre nom dans les pages nécrologiques du Times. Un rayon d’un kilomètre. Je persiste et je signe.

Et ça n’avait pas été la seule restriction. Il lui était interdit de louer une chambre dans une maison frappée par une bombe avant la fin de l’année, même si elle devait juste rester là pendant le mois d’octobre, et le point de saut ne devait jamais avoir été touché, ce qui éliminait trois sites qui auraient marché à la perfection, mais qui avaient été détruits pendant le dernier grand raid du Blitz, en mai 1941.

Pas étonnant que le labo n’ait toujours rien trouvé. J’espère qu’ils auront localisé quelque chose avant que M. Dunworthy découvre que je suis revenue. Ou avant que quelqu’un l’en informe.

Elle doutait que M. Purdy le prévienne – il ne semblait même pas s’être aperçu qu’elle était partie – et, avec un peu de chance, ni Michael Davies, ni Merope ne mentionneraient qu’ils l’avaient rencontrée. Le premier serait trop occupé à tenter de décrocher un changement de date, et la seconde trop pressée d’obtenir une autorisation pour ses leçons de conduite.

Elle se sentait coupable de n’avoir pas tenu sa promesse de parler à M. Dunworthy du VE Day pour aider Merope, mais elle n’y pouvait rien. Et ce n’était pas comme si le temps était un problème. Merope avait dit qu’il lui restait plusieurs mois d’affectation avec ses évacués. Et je ne serai absente que six semaines ! J’irai le voir dès que je serai revenue à bon port, et je le persuaderai de la laisser assister à la fête de la victoire.

Ce qui ne serait peut-être pas nécessaire. Il pouvait avoir changé d’idée à ce moment-là. En attendant, Polly devrait se tenir hors de vue de M. Dunworthy, espérer que le labo parvienne à trouver vite un site de transfert, et se tenir prête à filer au moment où cela se produirait. Dans ce dessein, elle se rendit à Fournitures pour prendre un bracelet-montre doté d’un cadran lumineux – le précédent, qui en était dépourvu, s’était révélé presque inutile –, un carnet de rationnement et une carte d’identité au nom de Polly Sebastian, ainsi que les lettres de recommandation à faire valoir quand elle poserait sa candidature pour un emploi de vendeuse.

— Et pour la lettre de démission ? lui demanda le tech. Avez-vous besoin de quelque chose de spécial ?

— Non, la même que la dernière fois conviendra. Celle du Northumberland. Elle doit être adressée à Polly Sebastian, et porter un cachet de la poste daté d’octobre 1940.

Le tech écrivit la consigne et lui tendit trente livres.

— Oh ! c’est beaucoup trop ! J’aurai ma paie après la première semaine, et je ne compte pas que le gîte et le couvert me coûtent plus de dix shillings et six pence[4] par semaine. Il me faut dix livres, tout au plus.

Mais le tech secouait la tête.

— Il est mentionné ici que vous devez emporter vingt livres pour les urgences.

Stipulé par M. Dunworthy, pas de doute, même si disposer d’une telle quantité d’argent était absurde : ça devait être une fortune pour une vendeuse de 1940. Mais, si elle la refusait, le tech risquait de faire un rapport. Elle signa pour l’argent et pour le bracelet-montre, indiqua au tech qu’elle prendrait les papiers dans la matinée, et s’en fut à Magdalen demander à Lark Chiu si elle pouvait coucher chez elle pendant quelques nuits. Quand son amie lui eut répondu par l’affirmative, elle l’envoya à Balliol chercher ses vêtements et ses travaux de recherche, puis s’assit pour regarder la liste des abris souterrains que Colin avait répertoriés pour elle. Il faudrait qu’elle le prévienne de ne pas en dire un mot à Dunworthy. S’il était encore là. Il était probablement retourné au lycée, ce qui, à la lumière de ce que Merope lui avait fait comprendre, semblait tout aussi bien.

Elle mémorisa les abris du métro, les dates et les heures où ils avaient été frappés, puis s’attaqua aux adresses interdites par M. Dunworthy, ce qui occupa le reste de sa nuit, même si la liste qu’elle devait apprendre par cœur ne comportait que les maisons touchées en 1940, durant la première moitié du Blitz. Est-ce que tous les immeubles de Londres avaient été bombardés avant que cela se termine ?

Le lendemain matin, elle se rendit à Garde-robe pour commander son costume.

— J’ai besoin d’une jupe noire, d’un chemisier blanc, et d’un manteau léger, de préférence noir aussi, indiqua-t-elle à la tech, qui revint promptement avec une jupe bleu marine.

— Non, ça ne marchera pas. J’incarne une vendeuse. En 1940, les employées des grands magasins portaient des jupes noires et des corsages blancs à manches longues.

— Je suis certaine que n’importe quelle jupe foncée ferait l’affaire. C’est un bleu marine très sombre. Dans la plupart des éclairages, personne ne remarquerait la différence.

— Non, il faut que ce soit noir. Combien de temps, pour avoir une jupe comme celle-là en tissu noir ?

— Aucune idée, ma chère. Nous avons des semaines de retard. D’un seul coup, M. Dunworthy s’est mis à faire toutes sortes de changements dans les plannings, on a dû réassigner des costumes et en fournir de nouveaux sans le moindre délai. Quand a lieu votre saut ?

— Après-demain, mentit Polly.

— Oh là là ! voyons si je déniche quelque chose qui pourrait marcher.

De retour dans le dressing-room, elle en émergea au bout d’un moment avec deux jupes : une mini des années 1960, et un kilt cargo i-com.

— Voilà les seules jupes noires que j’aie pu trouver.

— Négatif !

— Le téléphone cellulaire du kilt est juste une réplique. Il n’est pas dangereux.

Mais il n’avait pas non plus été inventé avant les années 1980, pas plus qu’il n’existait de kilts cargo avant 2009. Elle obtint de la tech une commande en urgence pour une jupe noire coupée selon le modèle de la bleu marine, puis revint au labo indiquer où elle logeait et voir si, par quelque miracle, ils n’avaient pas réussi à localiser son point de transfert.

La porte était fermée à clé. Pour se protéger de la colère des historiens dont les sauts avaient été annulés ? Polly frappa et, après une longue minute, Linna la laissa entrer, l’air harassé.

— Je suis au téléphone, prévint-elle avant de se hâter d’y retourner… et de déclarer à son interlocuteur : Je sais bien que vous étiez programmé pour faire d’abord la bataille de la Somme.

Polly rejoignit Badri à la console.

— Désolée de vous déranger. Je me demandais si vous aviez déjà trouvé mon site.

— Non, dit-il en frottant son front d’un air fatigué. Le problème, c’est le black-out.

Polly hocha la tête. Le transfert était impossible si quiconque, à proximité, risquait de le voir se produire. D’ordinaire, le faible scintillement d’un saut émergent attirait peu les regards, mais dans le black-out londonien on repérait sur-le-champ même la lueur d’une lampe de poche, ou un interstice entre les rideaux d’une maison, et les gardes de l’ARP patrouillaient tous les quartiers, en quête de la moindre infraction.

— Que pensez-vous de Green Park ou de Kensington Gardens ?

— Pas bon. Ils ont tous les deux des batteries de DCA, et le siège des ballons de barrage est installé à Regent’s Park.

Un coup coléreux retentit à la porte et, quand Linna ouvrit, un homme en veste de daim frangée et chapeau de cow-boy surgit en tempête, agitant un listing.

— Quel est l’enfoiré qui a changé mon planning ? cria-t-il à l’intention de Badri.

— Je vous informerai dès que j’aurai trouvé quelque chose, lança le tech à Polly.

D’évidence, ce n’était pas le moment de lui demander s’il voulait avoir l’obligeance de se hâter.

— Je reviendrai plus tard.

— Vous ne pouvez pas l’annuler ! criait l’homme au chapeau de cow-boy. Je me prépare à faire la bataille de Plum Creek depuis six mois !

Polly le contourna et adressa un signe d’adieu à Linna, qui téléphonait toujours.

— Je sais parfaitement que vous avez déjà eu vos implants…, soupirait-elle.

Polly ouvrit la porte et sortit.

Et faillit percuter Colin qui s’était assis sur le dallage, le dos appuyé au mur du labo.

— Désolé, s’excusa-t-il avant de se hisser sur ses pieds. Où étais-tu passée ? Je t’ai cherchée dans tout Oxford !

— Que fais-tu là, dehors ? Pourquoi n’es-tu pas entré ?

Il prit un air penaud.

— Impossible. Interdiction d’accès. M. Dunworthy se met à délirer complet ! Je lui ai demandé de partir en mission, et il a téléphoné au labo pour leur défendre de me laisser entrer.

— Tu es certain que tu n’as pas tenté de te glisser dans le filet pendant que quelqu’un d’autre était en train de traverser ?

Non. Tout ce que j’ai fait, c’est de dire que sur certaines destinations, quelqu’un de mon âge pourrait apporter un point de vue différent par rapport à des historiens plus vieux…

Quelle destination ? Les croisades ?

— Pourquoi tout le monde me cherche-t-il avec les croisades ? C’est un truc que je rêvais de faire quand j’étais gosse, et je ne suis plus un…

— M. Dunworthy essaie juste de te protéger. Les croisades sont un lieu dangereux.

— Oh ! tu es bien placée pour me parler de lieux dangereux ! Et M. Dunworthy pense que n’importe quel lieu est trop dangereux, ce qui est ridicule. Quand il était jeune, il a fait le Blitz. Il a fait toutes sortes de lieux dangereux et il en est rentré à une époque où ils ne savaient même pas encore où ils mettaient les pieds. Et le lieu où je voulais aller n’était pas dangereux le moins du monde. C’était l’évacuation des enfants de Londres. Pendant la Seconde Guerre mondiale.

Où elle se rendait. Peut-être Merope avait-elle raison.

— En parlant de danger, ajouta-t-il, voici tous les raids. Comme j’ignorais quand tu revenais, je les ai marqués du 7 septembre au 31 décembre. La liste est affreusement longue, alors je l’ai enregistrée aussi, au cas où tu souhaiterais faire un implant.

Il lui tendit une épingle mémoire.

— Les heures indiquent quand les bombardements commençaient, pas quand les sirènes d’alerte aérienne retentissaient. Je suis encore en train de potasser ça, mais j’ai pensé qu’il valait mieux que je te trouve les heures des raids au cas où tu partirais bientôt. Et, si c’est le cas, les raids démarraient en général vingt minutes après l’avertissement des sirènes. Oh ! par ailleurs, en bus, il est probable que tu ne puisses pas entendre sonner les sirènes. Le bruit du moteur les couvre.

— Merci, Colin. Tu as dû passer des heures et des heures à travailler là-dessus !

— Des heures, acquiesça-t-il, fier de lui. C’était difficile de découvrir ce qui avait été frappé. Les journaux n’avaient pas le droit de publier les dates ni les adresses des bâtiments qui étaient bombardés.

Polly hocha la tête.

— Rien ne pouvait être imprimé si cela risquait d’aider l’ennemi.

— Et un bon paquet des rapports du gouvernement a été anéanti pendant la guerre et après, avec la bombe de précision, puis la Pandémie. Et il y a eu un tas de bombes perdues. Ce n’est pas comme les attaques de V1 et de V2. Pour elles, on dispose des heures exactes et des coordonnées. J’ai recensé les cibles principales et les zones de concentration, expliqua-t-il, en les pointant sur le listing, mais beaucoup d’autres éléments ont été touchés ailleurs. La recherche démontre que plus d’un million d’édifices ont été réduits en miettes, et ces papiers n’en citent qu’une fraction. Ainsi, ce n’est pas parce que la liste mentionne Bloomsbury que tu pourras te balader sans risque dans une autre partie de Londres. En particulier l’East End : Stepney et Whitechapel, et des endroits comme ça. Ce sont ceux qui ont été frappés le plus fort. Sur la liste, tu as juste les bâtiments qui ont été complètement détruits, pas ceux qui ont souffert de dommages partiels, ou dont les fenêtres ont été soufflées. Les éclats de verre, ou les billes de plomb qui provenaient des obus antiaériens ont tué des centaines de gens. Il te faudra longer les bâtiments aussi près que possible pour rester protégée si tu te retrouves dehors pendant un raid. Les éclats des shrapnels…

— … peuvent me tuer. Je sais. Tu as passé trop de temps avec M. Dunworthy. Tu commences à parler exactement comme lui.

— Bien sûr que non. Mais je n’ai pas envie qu’il t’arrive quelque chose. Et M. Dunworthy a raison au sujet des risques que tu cours. Trente mille civils ont été tués pendant le Blitz.

— Je sais. Je serai prudente, je te le garantis.

— Et si jamais tu es blessée, par des éclats d’obus ou quoi que ce soit, pas de souci. Je promets de venir à ton secours, si tu te trouves en difficulté.

Oh ! Seigneur, Merope ne s’était pas trompée !

— C’est juré : je marcherai contre les façades, assura-t-elle d’un ton léger. À propos de M. Dunworthy, tu ne lui as pas raconté que j’étais de retour ?

Non. Je ne lui ai même pas dit que je suis ici. Il me croit au lycée.

Parfait. Elle n’avait donc pas à s’inquiéter qu’il vende la mèche à son sujet.

— Merci pour la liste. C’est une aide formidable.

Elle lui sourit, puis se rappela que ce n’était pas une bonne idée, vu les circonstances.

— Je ferais mieux de retourner à ma prépa, annonça-t-elle avant de commencer à traverser la rue.

— Attends ! appela-t-il, courant pour la rattraper. Y a-t-il une autre recherche dont tu aurais besoin ? N’importe quoi ? En plus des heures des sirènes, bien sûr ? Veux-tu une liste des autres abris au cas où tu ne pourrais pas atteindre une station de métro ? ou une liste des modèles de bombes ?

— Non. Tu as déjà passé trop de temps à m’aider, Colin, et tu as ton propre travail scolaire en cours et…

— Ce sont les vacances toute cette semaine, et cela m’est égal. Je t’assure. C’est un excellent entraînement pour le moment où je deviendrai historien. J’y retourne de ce pas.

Et il descendit la rue en bondissant.

Polly revint à Recherche et se fit implanter la liste des raids de Colin. Ainsi, elle ne perdrait pas de temps à les mémoriser. Puis elle s’en fut à Fournitures prendre ses papiers et ses lettres, et gagna enfin la Bodléienne pour étudier.

Elle avait mémorisé tous ces documents auparavant, quand elle pensait qu’elle partirait d’abord pour le Blitz, mais elle avait oublié la plus grande part de ses acquis dans l’intervalle. Elle vérifia le rationnement, le black-out, les événements qu’un contemporain devait connaître à l’automne de l’année 1940 – la bataille d’Angleterre, l’opération Lion de mer, la bataille de l’Atlantique –, et pour finir elle apprit par cœur la carte d’Oxford Street. Elle se demanda si elle n’allait pas enregistrer de même la carte du métro, mais elle était affichée dans toutes les stations. À la place, elle ferait mieux de mémoriser les numéros des bus, et…

— Je t’ai cherchée partout ! s’exclama Colin avant de s’écrouler sur une chaise de l’autre côté de sa table. J’ai oublié une question : où vivras-tu quand tu seras là-bas ? Il y a des milliers d’abris à Londres.

— Quelque part à Marylebone, Kensington ou Notting Hill. Cela dépend de l’endroit où je peux trouver une chambre à louer.

Elle lui mentionna les restrictions de M. Dunworthy : un-kilomètre-d’Oxford Street-et-pas-plus-loin.

— Alors je vais commencer par les abris circonscrits dans ce rayon. Et, si j’ai le temps, j’élargirai au reste du West End. Oh ! et quand reviens-tu ? Pour que je puisse te marquer ceux que tu dois éviter ?

— Le 22 octobre.

— Six semaines, traduisit-il d’une voix distraite. Et ensuite tu fais les raids des zeppelins. Combien de temps passeras-tu en 1915 ?

— Je l’ignore. Ça n’a pas encore été planifié. Je ne peux pas me permettre d’y penser maintenant. Je dois me concentrer pour aller au bout de la mission présente. Écoute, Colin, j’ai une masse de boulot en retard. Est-ce que tu avais juste besoin des dates ?

— Oui. Non. Je voudrais te demander une faveur.

— Colin, je serai heureuse de parler de toi à M. Dunworthy, mais je doute vraiment qu’il m’entende. Il maintient catégoriquement que personne ne doit se rendre dans le passé avant d’avoir vingt ans. Je sais que tu as déjà voyagé dans le passé, et probablement dans l’un des endroits les plus dangereux où quiconque soit jamais allé, mais…

— Non, ce n’est rien de tout ça.

— Ah, non ?

— Non. Je veux que tu partes pour le Blitz en temps-réel, pas en temps-flash.

— C’est le cas, déclara-t-elle, surprise.

Ce n’était certainement pas ce qu’elle s’attendait à ce qu’il lui demande.

— M. Dunworthy a exigé que la fenêtre de saut soit ouverte toutes les demi-heures au cas où je serais blessée, et cela se passera donc en temps-réel.

— Ah ? Parfait.

Qu’avait-il en tête ?

— Pourquoi veux-tu que je parte en temps-réel pour cette mission ?

— Pas pour celle-ci. Pour toutes tes missions.

— Toutes mes… ?

— Oui. Ainsi je pourrai te rattraper. En âge. Le fait est… (Il s’interrompit pour déglutir.) Le fait est que je te trouve tout simplement super…

Oh là là !

— Colin, tu es…

Elle s’arrêta avant de dire : « un enfant », juste à temps !

— … tu n’as que dix-sept ans. J’en ai vingt-cinq…

— Je sais, mais ce n’est pas comme si nous étions des gens ordinaires. Si c’était le cas, je te l’accorde, ce serait plutôt décourageant…

— Et illégal.

— Et illégal, concéda-t-il. Mais nous sommes des historiens. Ou du moins, tu es une historienne, et je le deviendrai, et nous disposons du voyage temporel, si bien que je pourrai ne pas être toujours plus jeune que toi. Ou dans l’illégalité. (Il sourit.) Écoute, si je fais quatre missions de deux ans ou six missions de dix-huit mois, et si je les fais toutes en temps-flash, je peux avoir vingt-cinq ans pile au moment où tu reviendras du Blitz.

— Tu ne peux pas…

— Je sais, M. Dunworthy représente un problème, mais je trouverai un moyen de le convaincre. Et, même s’il m’empêche d’aller dans le passé avant que je sois en troisième année, j’arriverai à supporter ce délai tant que tu n’exécuteras aucune de tes missions en temps-flash.

— Colin…

— Ce n’est pas comme si je te demandais d’attendre pendant des années entières. Enfin, ce seraient des années entières, mais les miennes, pas les tiennes, et je m’en fiche. Et ces années ne seraient pas si longues si tu m’emmenais sur le Blitz.

— C’est totalement exclu.

— Je ne veux pas dire pour faire le Blitz. Si je suis tué, je ne risque pas de te rattraper. J’irais dans le Nord, là où sont partis les évacués.

— Non. Et je croyais que tu souhaitais me rattraper. Si tu viens avec moi, nos âges relatifs demeureront les mêmes.

— Pas si je ne reviens pas avec toi. Je pourrais m’attarder jusqu’à la fin de la guerre – c’est-à-dire cinq années –, et là revenir en temps-flash. Cela me ferait vingt-deux ans, et il ne me resterait plus qu’une ou deux missions à faire. Que je pourrais exécuter de la même façon, ainsi tu n’aurais pas à m’attendre du tout.

Elle devait mettre un coup d’arrêt à cette folie.

— Colin, il faut que tu trouves quelqu’un de ton âge.

— Tout juste. Et tu auras précisément mon âge dès que…

— C’est ridicule. Avant d’avoir atteint vingt-deux ans, tu auras eu le temps de changer mille fois d’idée. Comme au sujet de ton désir de partir aux croisades…

— Non, je n’ai pas changé.

— Mais tu disais…

— Je raconte ça aux gens pour qu’ils n’essaient pas de m’en dissuader. J’ai parfaitement l’intention de m’y rendre ainsi qu’au World Trade Center. Et je ne changerai d’avis sur aucun des deux. Quel âge avais-tu quand tu as su que tu voulais devenir historienne ?

— Quatorze ans, mais…

— Et tu veux toujours en être une, n’est-ce pas ?

— Colin, c’est différent !

— Pourquoi ? Tu savais ce que tu voulais, et je sais ce que je veux. Et j’ai trois ans de plus que toi à la même époque. Je sais que tu penses que j’éprouve une espèce d’amour juvénile, qu’à dix-sept ans, on est trop jeune pour être amoureux de quelqu’un…

Non, pensa-t-elle, je sais que ce n’est pas le cas. Et elle se sentit soudain désolée pour lui.

Erreur. Il avait évidemment pris son silence pour un encouragement.

— Ce n’est pas comme si je demandais le moindre embryon d’engagement, reprit-il. Tout ce que je désire, c’est que tu me donnes une chance de te rattraper, et quand nous aurons tous les deux le même âge… Ou, attends, préfères-tu les hommes plus âgés ? Je peux viser n’importe quel âge de ton choix. Attention, pas soixante-dix ans, ou que sais-je : je ne veux pas patienter ma vie entière, mais je serais disposé à atteindre trente ans, si tu préfères les hommes plus vieux…

— Colin ! s’exclama-t-elle, éclatant de rire malgré elle. Je n’ai pas le temps de te laisser me parler comme ça. Tu as dix-sept ans…

— Non, écoute, quand j’aurai le bon âge, quel qu’il soit, si tu ne m’aimes pas, ou si tu es tombée amoureuse de quelqu’un d’autre pendant ce temps… Ce n’est pas le cas, hein ? Tu n’es pas amoureuse de quelqu’un ?

— Colin !

— Tu l’es ! Je le savais ! Qui est-ce ? Ce garçon américain ?

— Quel garçon américain ?

— À Balliol. Le grand et beau Mike quelque chose.

— Michael Davies. Il n’est pas américain. On lui a fait un implant L-et-A. Et c’est juste un ami.

— Alors, c’est quel historien ? Pas Gerald Phipps, j’espère. C’est un vrai boulet…

— Je ne suis pas amoureuse de Gerald Phipps ni d’aucun autre historien.

— Parfait, parce que nous sommes absolument faits l’un pour l’autre. Je veux dire, un contemporain ne marchera pas : ou ils sont morts avant ta naissance, ou ce sont des vieux. Et il est inutile de tomber amoureux de quelqu’un de notre époque parce que même si vous débutez au même âge, après quelques missions en temps-flash, tu deviendras trop vieille pour lui. Et eux, ils ne peuvent pas venir à ton secours s’il t’arrive quelque chose. Aussi, la seule issue, c’est un autre historien, et ça tombe bien, je vais être historien.

— Colin, tu as dix-sept ans !

— Mais ça passera vite ! Tu sentiras les choses différemment quand j’aurai vingt-cinq…

— Tu en as dix-sept aujourd’hui, et j’ai du pain sur la planche. Cette conversation est terminée. Maintenant, file !

— Pas avant que tu m’aies au moins promis que tu feras ta mission zeppelin en temps-réel.

— Je ne promets rien du tout.

— Bon, alors promets au moins que tu y réfléchiras. Je prévois d’être d’une beauté et d’un charme renversants quand j’aurai vingt-cinq ans. (Il lui adressa son sourire de filou.) Ou trente ans. Tu pourras me dire ce que tu préfères quand je te rapporterai la liste des sirènes.

Et il s’envola, laissant Polly secouer la tête, amusée.

Elle avait le sentiment qu’il avait raison : avec cette chevelure d’un blond flamboyant et ce sourire désarmant, il allait devenir clairement irrésistible d’ici quelques années. Elle ne serait pas surprise si, dans dix minutes, il revenait avec une autre question et encore plus d’arguments sur les liens qui les unissaient l’un à l’autre, aussi décida-t-elle d’emporter les cartes à la chambre de Lark pour les mémoriser.

Elle s’arrêta en chemin pour demander à Garde-robe quand sa jupe noire serait prête.

— Dans trois semaines, dit la tech.

Trois semaines ? Je vous avais priée de la mettre en urgence !

— Elle est programmée en urgence.

Ce qui signifiait qu’elle ferait mieux d’accepter la bleu marine. Elle ne voulait pas que l’absence de jupe l’empêche de partir.

Parce qu’il manquait un clou, le fer à cheval fut perdu.

C’était l’un des adages favoris de M. Dunworthy. Elle dit à la tech qu’elle s’était finalement décidée pour la jupe bleu marine. Elle conviendrait, après tout.

— Ah ! excellent ! déclara la tech, soulagée. Aurez-vous besoin de chaussures ?

— Non, celles que j’avais feront l’affaire, mais il me faudra une paire de bas.

La tech lui en trouva une, et Polly revint à Magdalen avec les vêtements, mémorisa la carte, et relut ses notes sur les grands magasins.

Elle n’en avait pas dépassé la moitié quand le téléphone sonna.

Colin, je n’ai plus le temps pour ça, grogna-t-elle.

Mais c’était Linna.

— Nous avons découvert un site, le croira qui voudra, mais le problème c’est qu’il ne sera pas opérationnel avant une quinzaine, à moins que vous ne puissiez arriver ici dans la prochaine demi-heure. Si vous n’êtes pas déjà prête…

— Je suis prête. Je serai là.

Polly sauta dans son costume, et faillit filer ses bas dans sa hâte. Elle attrapa son carnet de rationnement, sa carte d’identité, la lettre de démission, ses lettres de recommandation, et les enfourna dans son sac à bandoulière. Oh ! et l’argent ! Et les vingt livres d’extra de M. Dunworthy !

Et sa montre-bracelet !

Et maintenant, tout ce qui me manque est de buter dans M. Dunworthy, se disait-elle en la passant à son poignet alors qu’elle se ruait hors de Magdalen et se dépêchait le long du High, mais sa chance tint bon et elle parvint au labo avec cinq minutes d’avance.

— Dieu merci ! s’exclama Linna. Je me trompais pour ce créneau dans quinze jours. Le prochain se présente le 6 juin.

— Le jour J.

— Oui, eh bien votre jour J se produit dans cinq minutes exactement ! annonça Badri.

Il l’installa sous les voiles, prit des mesures et déplaça son sac à bandoulière de façon qu’il s’insère mieux sous le filet.

— Vous arrivez à 6 heures du matin, le 10 septembre.

Parfait. Cela me donnera toute une journée pour trouver un appartement et me mettre à chercher du travail.

Badri ajustait les voiles du filet.

— Vérifiez vos coordonnées spatio-temporelles dès que vous aurez traversé, et notez le décalage, quel qu’il soit.

Il retourna à la console et se remit au clavier.

— Et pour mémoriser le point de transfert, prenez plus d’un point de repère. Juste une rue ou un bâtiment, ce n’est pas suffisant. Les bombardements peuvent métamorphoser l’environnement, et il est notoirement difficile d’apprécier les distances et la direction dans une zone bombardée.

— Je sais. Pourquoi faut-il que je note le décalage ? Celui que vous prévoyez est plus important que d’habitude ?

— Non, le décalage estimé est d’une à deux heures. Linna, appelle M. Dunworthy. Il voulait qu’on l’avertisse quand nous aurions trouvé le point de saut.

Oh ! pas maintenant, alors que j’y suis enfin !

— Il est à Londres, lui rappela Linna. Il est de nouveau parti voir le docteur Ishiwaka. Quand j’ai téléphoné à son secrétaire avec les données du décalage, il m’a prévenu qu’il ne serait pas de retour avant la nuit.

Merci, mon Dieu !

— Bon, ce n’est pas grave. Polly, vous devrez revenir nous faire un rapport dès que vous aurez un lieu où habiter et travailler.

Les draperies commencèrent à s’abaisser autour d’elle.

— Et notez exactement quel est le décalage que vous subissez en traversant. Prête ?

— Oui. Non, attendez. J’ai oublié quelque chose. Colin faisait une recherche pour moi.

— C’est quelque chose dont vous avez besoin pour la mission ? Voulez-vous la déplacer ?

— Non.

M. Dunworthy risquait d’annuler son transfert, et elle avait les heures des raids. Colin lui avait appris que les sirènes retentissaient en général vingt minutes avant le début des raids. Et elle pourrait obtenir la liste quand elle reviendrait leur donner son adresse.

— Je suis prête.

Le filet se mit à scintiller.

— Dites à Colin…

Trop tard, le saut l’avait déjà transportée.

Загрузка...