Vrais avions, vraies bombes. Ce n’est pas un putain d’exercice !
Médusé, Mike découvrait la ville de Dunkerque en flammes, à moins de deux kilomètres à l’est du bateau. L’âcre mélange des volutes rouge orangé et des nuages de fumée noire issus des réservoirs d’essence s’élevait en tourbillons au-dessus des docks. Le feu avait pris sur les appontements, sur les plages, sur la mer. La poupe d’un croiseur échoué à droite formait un angle prononcé avec l’eau. Sur son flanc, un remorqueur débarquait les soldats. Un destroyer attendait au sud et, derrière lui, une navette transmanche brûlait, elle aussi.
Des éclairs de lumière – en provenance des canons d’artillerie ? – dansaient le long de l’horizon, et les canons du destroyer leur répondaient dans un grondement assourdissant. Sur le rivage, une citerne de carburant explosa dans un violent panache de flammes. Au loin, on entendait crépiter des mitrailleuses.
En ébullition, Jonathan criait, dans sa tentative pour dominer le vacarme.
— Je n’y crois pas ! On y est vraiment !
Mike détaillait le port paralysé qu’éclairait l’incendie, et l’idée de lâcher le bastingage, ou même d’effectuer un seul geste le terrorisait. Quoi qu’il fasse – ou dise –, un impact catastrophique sur les événements risquait d’en résulter.
— C’est formidable ! s’exclama Jonathan. Pensez-vous que nous apercevrons des Allemands ?
— J’espère que non.
Mike porta son regard au zénith, puis vers l’horizon. Il cherchait à voir à travers les nuages de fumée si l’aube approchait.
Les épaves à demi submergées avaient transformé le port de Dunkerque en parcours du combattant, et ils n’avaient pas la moindre chance de le traverser sans visibilité. D’un autre côté, la lumière du jour les mettrait à la merci des Stuka. Et, oh ! Seigneur ! le ciel s’était éclairci, le 29 mai ! Une brise de mer avait balayé la fumée à l’intérieur des terres, loin du port, et les bateaux qui tentaient de charger les soldats étaient devenus des cibles faciles. La brise n’était pas encore levée, mais pour combien de temps ?
— Kansas ! Reste pas planté là ! cria le capitaine. T’es supposé empêcher la Lady Jane d’emboutir quelque chose.
Vraiment ? Ou êtes-vous supposé heurter un chalutier ou un petit bateau de pêche et sombrer corps et biens ?
Il était impossible de décider quoi faire, ou ne pas faire. C’était comme traverser un champ de mines les yeux bandés, en sachant qu’à chaque pas tout peut vous exploser à la figure. Sauf que la situation de Mike était pire, puisque l’immobilité pouvait conduire au même résultat. Son cri d’alerte ou son silence changerait-il le cours de l’Histoire ?
— Bateau à tribord ! hurla Jonathan depuis l’autre bord.
Le capitaine tourna le gouvernail, la Lady Jane haleta en croisant le démineur qui arrivait en sens inverse, puis elle entra dans le port.
Mike s’aperçut qu’il aurait pu se dispenser de s’inquiéter pour la question de la visibilité. La ville incendiée éclairait le bassin tout entier. On y voyait presque comme en plein jour. C’était une chance parce que les obstacles se multipliaient alors qu’ils approchaient. Une caisse en bois flotta dans leur direction et, derrière elle, juste derrière, apparut un voilier coulé, son mât dressé tout droit au-dessus de l’eau.
— Manœuvre à gauche ! hurla Mike, indiquant le cap à grand renfort de gestes du bras.
— À gauche ? mugit le capitaine. T’es à bord d’un vaisseau, Kansas. On dit bâbord !
— D’accord ! À bâbord ! Vite !
Le capitaine manœuvra juste à temps, le mât passa à quelques centimètres, et Mike comprit qu’en virant il avait lancé la Lady Jane sur un ferry à moitié submergé.
— À droite ! Je veux dire : à tribord. À tribord !
Il ne s’en fallut pas de quelques centimètres, cette fois, mais d’un cheveu ! Et y étaient-ils réellement arrivés, ou avaient-ils percé un trou dans la coque ? Impossible à déterminer, et pas le temps d’y réfléchir. Devant, immergée, reposait une énorme roue à aubes, et plus loin, sur la gauche, une chaloupe à demi coulée pointait sa proue comme un bélier en direction de la Lady Jane.
Jonathan prit Mike de vitesse et cria :
— À tribord, toute !
Ils dépassèrent l’obstacle. L’eau écumeuse s’encombrait de plus en plus : rames, barils de pétrole, bidons à essence. Puis une veste de l’armée, un bout de planche carbonisée, un gilet de sauvetage.
Mike appela le capitaine.
— Y a-t-il des vestes ou des bouées de sauvetage, à bord ?
— Des bouées de sauvetage ? Tu n’as pas dit que tu savais nager, Kansas ?
— Je sais nager, répondit Mike d’un ton irrité, mais pas Jonathan, et si la Lady Jane heurte quelque chose…
— C’est pour ça que je t’ai demandé de piloter. Alors, fais ton boulot. C’est un ordre.
Mike n’en tint pas compte. Il attrapa la gaffe pour accrocher le gilet de sauvetage et se précipita vers le bastingage, mais ils l’avaient déjà dépassé. Il se pencha par-dessus bord, dans l’espoir qu’il y en aurait d’autres, mais il n’en aperçut aucun. Il remarqua un pantalon dont les jambes avaient été nouées pour fabriquer un gilet de sauvetage de fortune, une chaussette, un enchevêtrement de cordage. Et un corps, les bras déployés, tel un crucifix.
— Là ! Regardez ! cria Jonathan depuis l’autre côté. Est-ce un cadavre ?
Mike allait répondre « oui » quand il constata que ce qu’il avait pris pour un mort était un pardessus militaire, dont les manches vides et les pans de ceinture flottaient de part et d’autre. Quelque officier s’en était dépouillé tandis qu’il rejoignait l’un des bateaux à la nage. En même temps que le reste de ses habits, et probablement de ses chaussures, lesquelles bien sûr avaient été englouties. Non, il se trompait. Arrivaient une botte de l’armée, une échelle et, chose étonnante, un fusil.
La Lady Jane atteignait presque l’entrée du port. Le capitaine manœuvra pour éviter un canot à la dérive et une voile qui s’était gonflée d’air comme un ballon alors que le voilier sombrait sous elle.
Ah ! ce n’était pas un voilier, mais la bâche d’un camion éjecté de la jetée. Conclusion, ils avançaient sur un bas-fond. Avec un peu de chance, ils pourraient distinguer les épaves avant de les heurter.
— T’en penses quoi, Kansas ? demanda le capitaine, qui étudiait le port. Quelle est notre meilleure option ?
Demi-tour, et direct à la maison !
Des bateaux et des équipements à demi coulés poussés là par l’armée afin qu’ils ne tombent pas aux mains de l’ennemi avaient transformé l’arrière-port en parcours d’obstacles. Même s’ils parvenaient à pénétrer dans le bassin, ils ne réussiraient jamais à en sortir : l’entrée en était si étroite qu’il suffisait d’une chaloupe pour la bloquer. Et s’ils essayaient les plages, les milliers de soldats qui s’y étaient rassemblés dans l’attente des secours submergeraient la Lady Jane. Ou elle s’échouerait sur le sable et ils devraient patienter jusqu’au retour de la marée.
— Qu’est-ce que tu dis, Kansas ? insista le capitaine, ses doigts en conque derrière son oreille. On prend quelle direction ?
Un assourdissant coup de sirène retentit et une vedette surgit de la fumée, droit sur la Lady Jane. Un jeune homme en uniforme de la Marine se tenait à la proue.
— Ohé ! appela-t-il, les mains en coupe autour de sa bouche. Êtes-vous vides ou pleins ?
— Vides ! cria Mike en retour.
— Allez par là ! ordonna-t-il, baissant une main pour leur indiquer l’est. Ils embarquent des troupes sur le môle.
Oh ! mon Dieu ! le môle est ! C’était l’une des zones les plus dangereuses du port. Elle avait été attaquée sans cesse, et de nombreux vaisseaux avaient été coulés en tentant d’embarquer les soldats depuis l’étroit brise-lames.
Le capitaine appelait Mike.
— Qu’a-t-il dit ?
— Il a dit d’aller par là ! expliqua Jonathan, qui montrait l’est du doigt.
Le capitaine hocha la tête, claqua un salut, et mit le cap dans la direction indiquée. La vedette vint au vent, vrombit en les dépassant et leur ouvrit la marche. Le brise-lames s’étirait de l’autre côté de l’arrière-port.
Au moins, nous n’allons pas nous échouer, se dit Mike, mais comme ils approchaient, il s’aperçut que la jetée avait été bombardée. Des blocs de ciment avaient été emportés, et des portes et des planches disposées afin de combler les brèches. L’officier de marine désigna l’ouvrage en ruine et, dès que le capitaine eut commencé à manœuvrer la Lady Jane pour s’avancer, il salua et s’éloigna dans un vrombissement.
Le capitaine contourna un remorqueur à demi coulé, deux espars déchiquetés et se risqua vers le brise-lames. La surface de l’eau était jonchée de barils de pétrole, de rames, de bordages qui brûlaient encore. Sur l’un d’eux, on pouvait lire : Rosabelle, sans doute le nom d’un bateau qui avait tenté d’embarquer des soldats et qui avait été réduit en miettes.
Le capitaine héla Mike.
— Trouve un endroit pour amarrer !
Il se mit à chercher un mouillage possible, mais le saccage volontaire des équipements de l’armée et les épaves bloquaient le môle sur toute sa longueur. L’arrière d’un véhicule de fonction militaire, poussé du bord, était planté tout droit.
Derrière, un espace d’eau libre semblait assez vaste pour accueillir la Lady Jane.
— Là ! cria Mike, pointant la position.
Le capitaine acquiesça et fit mouvement dans la direction.
— Doucement ! ordonna Mike.
À demi penché sur le bastingage, il guettait les obstacles submergés et s’attendait à ce que le capitaine lui demande d’user du foutu vocable nautique, mais il était apparemment aussi inquiet que Mike à la perspective d’éventrer la carène de sa vedette. Il ralentit le moteur au quart de sa vitesse et se glissa en douceur dans l’espace disponible.
— Regardez, encore un corps ! cria Jonathan.
Cette fois, c’était bien un cadavre, qui dérivait paresseusement à l’envers, dans les remous de la Lady Jane, et plus loin vers le môle un autre flottait à l’endroit, la tête et les épaules hors de l’eau, toujours coiffé de son casque.
Non, ce n’était pas un mort, mais un soldat qui fendait l’eau vers le bateau, et derrière lui deux autres le suivaient, l’un d’eux maintenant son fusil au-dessus de sa tête. De toute évidence, ils n’avaient pas l’intention d’attendre que la Lady Jane accoste et installe une passerelle. Il y eut un « plouf », et encore un, et quand Mike regarda la jetée, il vit qu’un nouveau soldat avait sauté à l’eau avec un chien crotté, qui barbotait maintenant à son côté. Une dizaine d’hommes patientaient et, plus loin sur le brise-lames, une dizaine d’autres couraient dans leur direction.
— Ne sautez pas ! leur cria Jonathan. Nous venons vous chercher !
Et le capitaine accosta en douceur. Jonathan lança une corde aux soldats.
— Attachez la vedette ! leur enjoignit le capitaine. Kansas, balance une autre corde à ces garçons dans l’eau.
Mike attacha une ligne aux plats-bords et la lança. Il espérait que son acte n’allait pas permettre de sauver quelqu’un qui était censé ne pas l’être. Il n’aurait pas dû s’inquiéter. Deux des hommes avaient escaladé le flanc du bateau sans son aide pendant qu’il arrimait la corde, et le troisième s’en servait comme harnais pour le chien afin que Mike puisse hisser la bête. Sauver un chien n’allait pas modifier le cours des événements, et ce chien n’aurait pu s’en sortir tout seul. Mike le hissa jusqu’au pont, où il s’ébroua, trempant tout le monde autour de lui ainsi que son maître qui venait juste de le rejoindre à bord.
Le dernier arrivé devait être officier, parce qu’il se chargea aussitôt de la corde.
— Kansas, aide Jonathan à poser la passerelle sur ce quai.
Mike essaya, mais le môle s’élevait trop loin au-dessus d’eux. De toute façon, les soldats avaient déjà pris les choses en main. Ils avaient attaché une échelle au flanc du quai, descendaient dans l’eau et s’éloignaient à la nage.
— Prépare une autre corde, ordonna le capitaine à l’intention de Jonathan.
Il commença de détacher les bidons d’essence des plats-bords. Mike intervint.
— Laissez-moi m’en occuper.
Et il porta les lourds récipients métalliques à l’arrière. Remplir le réservoir de la Lady Jane comportait moins de risques d’affecter l’Histoire que sortir de l’eau des soldats dont certains n’auraient jamais pu y parvenir sans assistance.
— Tendez-moi la main ! criait Jonathan, penché par-dessus bord.
Il se redressa avec un soldat équipé de pied en cap, paquetage, casque, et tout le reste. Il l’attrapa par les bretelles de son sac et l’aida à passer de l’autre côté du bastingage.
— J’ai cru que vous étiez foutu !
— Moi aussi ! répliqua le soldat.
Il laissa tomber son paquetage et se retourna pour épauler Jonathan et hisser le soldat suivant, et le suivant… Mike vida les bidons d’essence dans le réservoir, puis les balança dans le port. Ils oscillèrent en s’éloignant parmi les planches, les habits et les morts. Il revint chercher deux bidons de plus, naviguant entre les soldats qui encombraient son chemin. Ils continuaient de grimper à bord. Alors qu’il lançait sa jambe par-dessus le garde-corps, l’un d’eux dit :
— Il était temps, patron ! Où diable étiez-vous passés ?
Mais la plupart demeuraient muets. Ils s’effondraient sur le pont, ou s’asseyaient là où ils étaient montés, l’air abattu et désorienté, le visage hâve zébré de pétrole, l’œil injecté de sang. Aucun ne s’installait vers la poupe ou de l’autre côté, et la Lady Jane commençait à s’incliner sous leur poids.
— Faut qu’ils bougent à tribord, Kansas ! ou on boit le bouillon. Il en reste combien, Jonathan ?
Le garçon aidait un soldat au bras bandé à gagner le bord.
— Un seul ! C’est le dernier.
Pour le moment, pensa Mike, qui regardait le môle. Des hommes convergeaient de toutes les directions vers son extrémité. S’ils arrivaient jusqu’à la Lady Jane, ils couleraient le bateau, mais le capitaine lançait déjà le moteur.
— Coupe la corde, dit-il à Jonathan.
Il tira sur l’accélérateur, l’hélice se mit à tourner, puis s’arrêta dans un hoquet.
— L’hélice est bloquée ! cria le capitaine. Probablement une corde.
— Que faut-il faire ? demanda Jonathan.
— L’un de vous doit descendre et la démêler.
Et Jonathan ne sait pas nager…
Mike jeta un coup d’œil accablé aux soldats effondrés sur le pont, à l’officier qui les avait hissés, dans l’espoir que l’un d’eux se porterait volontaire, mais ils n’étaient pas en état de faire quoi que ce soit, encore moins de retourner à l’eau.
Il regarda Jonathan, qui se penchait sur le gilet de sauvetage d’un soldat pour en dénouer les attaches. Le soldat ne résista pas, ne sembla même pas remarquer la présence de Jonathan. Jonathan, qui avait quatorze ans et qui mourrait si l’hélice n’était pas débloquée, dont le souhait serait alors exaucé et qui deviendrait un héros de la guerre.
Mon souhait s’est réalisé, lui aussi. Je voulais observer des héros, et les voici.
Jonathan avait réussi à détacher le gilet. Il l’endossa.
— J’y vais, grand-père.
— Non, c’est moi.
Mike enleva sa veste.
— Retire tes chaussures, ordonna le capitaine. Et fais attention à toutes ces épaves.
Jonathan lui lança le gilet en liège et Mike l’enfila avant de s’avancer en chaussettes jusqu’à l’arrière du bateau. Le capitaine accrocha une ligne au garde-corps.
— Descends, Kansas. On compte sur toi.
— Le moteur est coupé, c’est bien sûr ? Je ne voudrais pas que l’hélice redémarre d’un seul coup !
Et Mike sauta par-dessus bord. L’eau le frappa comme un soufflet glacé, il suffoqua et but la tasse et refit surface en toussant, agrippant la corde.
— Tout va bien ? appela Jonathan.
— Oui, réussit-il à répondre entre deux hoquets.
— Grand-père dit qu’il a arrêté le moteur.
Mike hocha la tête et se dirigea vers l’arbre de transmission. Il inspira profondément et plongea. Pour remonter immédiatement.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit Jonathan.
— C’est le gilet de sauvetage. Impossible de s’immerger avec ça.
Il lui fallut une éternité pour dénouer les liens et retirer le gilet. Il le laissa flotter, puis pensa : Et s’il se prend dans l’hélice ? Il le récupéra et l’attacha à la corde, les doigts gourds, puis plongea de nouveau.
L’eau était d’un noir d’encre. Il tâtonna pour trouver l’hélice, lâcha sa prise sur la coque, perdit ses repères. Il poussa vers la surface et se cogna la tête. Je suis sous la vedette, se dit-il, paniquant, puis il émergea.
Ce n’était pas le bateau, juste une planche à la dérive, et Mike se retrouvait à l’endroit même d’où il avait plongé.
— Je n’y vois rien ! cria-t-il à Jonathan. Il me faut de la lumière.
— Je vais chercher une lampe de poche.
Mike attendit en barbotant. Jonathan réapparut avec une lampe torche qu’il alluma et pointa sur l’eau.
— Éclaire droit sur l’hélice, ordonna Mike.
Du doigt, il lui indiquait où viser.
Jonathan obéit. Mike prit une grande goulée d’air et plongea derechef. Il n’y voyait toujours rien. La lampe ne projetait qu’un misérable cercle de lumière au-dessous de la surface… Elle n’était pas assez puissante pour la mer huileuse.
— On a besoin de quelque chose de plus efficace, cria Mike à Jonathan.
Et, brusquement, il fit jour tout autour de lui.
Il a dû aller chercher la lampe de signalisation, pensa Mike. Puis : Seigneur, les Allemands lâchent des fusées éclairantes !
Il ne restait donc que cinq minutes avant qu’ils ne balancent leurs bombes. En même temps, Mike pouvait voir l’hélice et, tout entortillé, un volumineux paquet de vêtements. Encore un pardessus ! Un pan de la ceinture flottait librement. Mike attrapa une lame de l’hélice et s’approcha pour démêler la manche.
Elle se détacha, et – oh ! mon Dieu ! – il y avait un bras dans cette manche, et ce qui avait bloqué l’hélice n’était pas un manteau, c’était un cadavre. Tellement enchevêtré dans les lames qu’il semblait embrasser l’hélice. Mike tira avec précaution sur le bras. L’autre bout de la ceinture était entrelacé autour d’une lame et de la main du mort. Empoignant l’extrémité avec la boucle afin de la dégager, Mike la déroula, et la tête du soldat s’effondra en avant, la bouche pleine d’eau noire.
L’éclairage verdâtre commençait à décliner. Mike réussit à libérer le bras des lames. Il se demandait combien de temps il parviendrait à retenir sa respiration. Il saisit l’autre bras. Qui résista. Il tira d’un coup sec, ses poumons au bord de l’explosion. Il tira de nouveau.
Il y eut un éclair, et une forte secousse, et le corps fut projeté contre Mike, le privant de ses ultimes réserves d’air.
Ferme ton bec, pensa Mike, luttant contre son réflexe. Pas de respiration avant la surface !
Mais il ne pouvait pas remonter. Les pans dénoués de la ceinture s’étaient enroulés autour de son poignet et l’attachaient comme ils avaient immobilisé l’hélice, l’amarrant dans les profondeurs. Il tira désespérément sur la ceinture pour la délier.
Elle se déroula. Il exerça une violente poussée sur le mort, qui partit à la dérive, la ceinture à la traîne telle une algue, puis émergea, hoquetant. La Lady Jane avait disparu. Plus rien n’était visible, excepté le bois qui brûlait, les bidons d’essence oscillant sur l’eau noire. Le ciel s’embrasa de nouveau, d’un vert cauchemardesque, mais Mike ne pouvait toujours pas distinguer la vedette. Il ne voyait que la silhouette noire du croiseur et, au-delà, celle du destroyer.
Je regarde dans la mauvaise direction. Il nagea en rond pour se repérer et découvrit la Lady Jane, découpée sur la ville en feu. Une autre fusée éclairante tomba en crépitant. Elle illumina Jonathan, à la poupe, dont la lampe torche décrivait de grands cercles erratiques, à sa recherche.
— Je suis là ! cria Mike.
Jonathan réorienta le faisceau, loin derrière lui.
— Ici ! appela Mike.
Et il se mit à nager vers le bateau.
Il y eut un sifflement, un éclair aveuglant, et un rideau de flammes monta de l’eau autour de lui.