Londres, le 17 septembre 1940

Raid en cours

Note sur la scène d’un théâtre londonien, 1940


À minuit, n’étaient encore éveillés que Polly et le gentleman aristocratique qui continuait de lui donner son Times. Il avait drapé son manteau sur ses épaules et lisait. Tous les autres s’étaient endormis, même si seules Lila, Viv et les petites filles de Mme Brightford s’étaient allongées, Bess et Trot blotties dans le giron de leur mère. Le reste s’était assoupi assis sur le banc ou le sol, ou en appui contre le mur. Mme Hibbard avait lâché son tricot, et sa tête pendait sur sa poitrine. Le pasteur et Mlle Laburnum ronflaient de concert.

Ce qui surprenait Polly. Les récits historiques mentionnaient le déficit de sommeil comme un problème majeur. Cependant, ce groupe ne semblait pas incommodé par le manque de confort, ni par le bruit, alors que l’intensité du raid augmentait. Les canons de DCA de Kensington Gardens recommençaient à tonner, et une nouvelle vague d’avions grondait au-dessus de leurs têtes.

Polly se demanda s’il s’agissait des bombardiers qui avaient frappé John Lewis. Non, le son était trop proche. Mayfair ? Tout comme Bloomsbury et le centre de Londres, ce quartier avait été touché, cette nuit. Après avoir démoli Oxford Street, les avions avaient pilonné Regent Street et les studios de la BBC.

Elle ferait mieux d’essayer de dormir tant que c’était encore possible. Elle devrait se lever tôt demain matin, au cas où les grands magasins ouvriraient, ce dont elle doutait quelque peu.

Les entreprises londoniennes s’étaient enorgueillies d’être restées ouvertes pendant le Blitz, et Padgett’s et John Lewis s’étaient débrouillées toutes les deux pour inaugurer de nouveaux espaces au bout de quelques semaines. Mais que s’était-il passé le jour qui avait suivi le raid ? Les magasins qui n’avaient pas subi de dommages ouvriraient-ils, ou la rue entière serait-elle déclarée interdite, comme la zone périphérique de Saint-Paul ? Et pour combien de temps ?

Si je n’ai pas trouvé de travail demain soir…

Ils ouvriront, c’est évident. Rappelle-toi toutes ces affiches en devanture qui ont fait la célébrité du Blitz : « Hitler peut se régaler avec nos vitrines, mais il ne peut pas égaler nos prix ! » ou « Cette semaine, marché du tonnerre sur Oxford Street ! ».

Et cette photographie de femme qui tend la main à travers une vitrine brisée pour toucher le tissu d’une robe. Cela pourrait même se révéler un bon jour pour trouver un poste. Polly montrerait que les raids ne l’effrayaient pas et, si l’une ou l’autre des vendeuses n’avait pas pu venir travailler à cause des rues bombardées, on l’embaucherait peut-être en remplacement.

Il fallait aussi compter avec la concurrence des filles soudain privées d’emploi chez John Lewis. On les engagerait plus facilement qu’elle, par sympathie.

Et si je prétendais avoir travaillé là ?

Elle plia son manteau en oreiller et s’étendit, mais elle ne réussit pas à s’endormir. Le vrombissement des avions l’assourdissait. Il évoquait le bourdon d’énormes guêpes, et il s’accentuait et se rapprochait de minute en minute. Polly s’assit. Le bruit avait également éveillé le pasteur. Il s’était redressé et braquait un œil inquiet sur le plafond. Il y eut un sifflement, puis une explosion monstrueuse.

M. Dorming se réveilla en sursaut.

— Bon Dieu ! que diable se… Euh ! pardonnez-moi, mon révérend.

— Vu les circonstances, vous êtes tout excusé. On dirait qu’ils remettent le couvert.

Même pour un contemporain, c’était un euphémisme. La DCA de Battersea Park donnait au maximum et le pasteur devait crier pour se faire entendre.

— J’espère que ces jeunes filles sont arrivées à bon port. Celles qui cherchaient Gloucester Terrace.

Le canon de Kensington Gardens recommença de tonner. Irene s’assit et se frotta les yeux.

— Chh ! rendors-toi, lui murmura Mme Brightford.

Elle regardait M. Dorming, qui surveillait le plafond. Le raid semblait se concentrer au-dessus de leurs têtes : de grands coups sourds, des explosions et de longs grondements trépidants qui réveillèrent Nelson, M. Simms et le reste des femmes. Mme Rickett paraissait agacée, mais tous les autres étaient en éveil, et leur vigilance fit bientôt place à l’inquiétude.

— Nous aurions dû retenir ces demoiselles ici, dit Mlle Laburnum.

Trot se blottit sur les genoux de sa mère, qui lui caressa les cheveux.

— Chh ! tout va bien.

Non, c’est faux.

Polly examinait leurs visages. Ils avaient la même expression qu’au début des coups sur la porte. Si le raid ne se calmait pas vite…

Tous les canons de DCA de Londres tiraient. Un chœur d’assourdissants « poum-poumpoumpoum », ponctués par les impacts lourds des bombes. Le vacarme ne cessait d’augmenter. Les regards de tous s’étaient portés sur le plafond, comme dans l’attente d’une rupture imminente. Il y eut un crissement de métal qui se déchire, suivi d’une explosion à crever les tympans. Mlle Hibbard bondit et son tricot lui échappa. Bess se mit à pleurer.

— Le bombardement a l’air un peu plus sévère, ce soir, dit le pasteur.

Un peu plus sévère ! On aurait cru que les avions – et les canons de DCA – avaient choisi de se régler leur compte dans le sanctuaire de l’église, juste au-dessus.

Kensington n’a pas été touché, se rassura Polly.

— Si nous chantions ? proposa le pasteur, réussissant à dominer la cacophonie.

— Voilà une excellente idée !

Et Mme Wyvern se lança dans un God save our noble King. Mlle Laburnum, puis M. Simms se joignirent à elle avec vaillance, mais on pouvait à peine les entendre avec les rugissements et la clameur qui provenaient de l’extérieur, et le pasteur ne poursuivit pas son effort après le premier couplet. Un à un, ils arrêtèrent de chanter et recommencèrent à observer anxieusement le plafond.

Une bombe de forte puissance explosa si près que les poutres de l’abri tremblèrent. Une autre bombe aussi violente suivit immédiatement, encore plus près. Elle engloutit le bruit des canons, mais pas le bourdonnement incessant et affolant des avions.

— Pourquoi ça ne se calme pas ?

Polly percevait la panique dans la voix de Viv.

— J’aime pas ça ! hurla Trot, ses petites mains collées sur ses oreilles. C’est fort !

— Certes, dit le gentleman depuis son coin. « L’île est remplie de bruits. »[12]

Polly le dévisagea, stupéfaite. Sa voix s’était métamorphosée. Jusque-là tranquille et policée, elle avait pris un ton grave de commandement. Les pleurs des petites filles s’arrêtèrent, et elles fixèrent leurs yeux sur lui.

Il ferma son livre, le posa au sol à côté de lui et se leva.

— « Des sons étranges et divers, des rugissements… »

Il se débarrassa de son manteau d’un haussement d’épaules, comme il aurait jeté sa cape pour se révéler magicien. Ou roi !

— « Des cris, des hurlements, et beaucoup d’autres bruits, tous horribles, nous ont réveillés… » (Il marcha soudain jusqu’au centre de la cave.) « Le tonnerre aux éclats terribles a reçu de moi des feux ! » (Il criait, et Polly avait l’impression qu’il avait doublé de taille.) « Par moi, le promontoire a tremblé sur ses massifs fondements. » (Sa voix sonore envahissait la cave.) « Tantôt, je me divisais et je brûlais en plusieurs endroits à la fois ! » (Théâtral, il désignait tour à tour le plafond, le sol, la porte…) « Tantôt, je flambais sur le grand mât, le mât de beaupré, les vergues… » (Ses bras s’ouvrirent, immenses.) « Puis je rapprochais et unissais toutes ces flammes. »

Au-dessus, une bombe s’écrasa, si proche qu’elle fit trembler les tasses et la fontaine à thé, mais personne n’y prit garde. Tous regardaient le gentleman, leur peur oubliée, bien que le terrifiant vacarme n’ait pas diminué. Ses mots, au lieu d’en distraire leur attention, leur décrivaient le tumulte de façon si captivante qu’ils le dépouillaient de sa menace. C’était devenu un simple effet de scène, coups de cymbale et froissement de feuilles de métal, l’accompagnement sonore et théâtral de sa voix.

— « Maudits soient leurs hurlements ! Leur voix domine la tempête et la manœuvre ! »

Il sauta directement à l’épilogue de Prospero, puis enchaîna sur la scène de la folie du roi Lear, pour aborder enfin Henri V pendant que son audience, extasiée, l’écoutait.

À un certain moment, la cacophonie dehors s’était calmée, diminuant jusqu’à ce qu’il ne reste plus que le « poum-poumpoumpoum » assourdi d’un canon de DCA au nord-est, mais personne dans la pièce ne l’avait remarqué. C’était, bien sûr, le but recherché. Admirative, Polly buvait des yeux l’auteur de cet exploit.

— « Le bon vieillard racontera cette histoire à son fils ; et d’aujourd’hui à la fin des siècles ce jour solennel ne passera jamais, qu’il n’y soit fait mention de nous ; de nous, petit nombre de privilégiés, troupe de frères. »[13]

Sa voix, forte jusque-là, s’éteignit sur ces mots ultimes, comme une cloche dont le dernier écho meurt dans le silence.

— « La langue de fer de minuit a prononcé douze, murmura-t-il. Chers amis, allons au lit ! »[14]

Et il courba la tête, une main sur le cœur.

Il y eut un moment de silence fasciné, suivit par un cri de Mlle Hibbard :

— Oh ! mon Dieu !

Puis par un concert d’applaudissements. Trot tapait des mains, frénétique, et même M. Dorming fit chorus. Le gentleman exécuta un profond salut, récupéra son manteau sur le sol, et retourna vers son coin et son livre. Mme Brightford rassembla ses filles, tandis que Nelson, Lila et Viv se préparaient à dormir, l’un après l’autre, comme des enfants après qu’on leur a raconté leur histoire du soir.

Polly s’assit à côté de Mlle Laburnum et du pasteur.

— Qui est-ce ? chuchota-t-elle.

— Allons, vous l’ignorez ? dit Mlle Laburnum.

Polly souhaita qu’il ne soit pas trop célèbre, sinon son échec à le reconnaître paraîtrait suspect.

— C’est Godfrey Kingsman, lui apprit le pasteur, l’acteur shakespearien.

— Le plus grand acteur d’Angleterre, expliqua Mlle Laburnum.

Mme Rickett renifla.

— S’il est si bon acteur, que fait-il assis dans cet abri ? Pourquoi n’est-il pas en scène ?

— Vous savez bien que les théâtres ont fermé à cause des raids, s’enflamma Mlle Laburnum. Jusqu’à ce que le gouvernement autorise leur…

— Tout ce que je sais, c’est que je ne loue pas de chambre aux acteurs, l’interrompit Mme Rickett. On ne peut pas leur faire confiance pour payer leur loyer.

Mlle Laburnum devint toute rouge.

Sir Godfrey

— Il a donc été anobli ? s’empressa d’interroger Polly.

— Par le roi Edward. J’ai peine à croire que vous n’ayez jamais entendu parler de lui, mademoiselle Sebastian. Son Lear est célèbre ! Je l’ai vu jouer Hamlet quand j’étais jeune, et il était tout simplement merveilleux !

Il l’est encore aujourd’hui, songea Polly.

— Il s’est produit devant toutes les têtes couronnées d’Europe, continuait Mlle Laburnum. Penser qu’il nous a honorés, nous, d’une interprétation cette nuit !

Mme Rickett renifla derechef, et le signal de fin d’alerte empêcha in extremis Mlle Laburnum de prononcer des mots qu’elle aurait pu regretter. Les dormeurs s’assirent et bâillèrent, et chacun commença à rassembler ses effets. Sir Godfrey marqua sa page dans son livre, le ferma, se leva. Mlle Laburnum et Mlle Hibbard se précipitèrent pour lui dire à quel point elles l’avaient trouvé remarquable.

— C’était si exaltant ! s’exclama Mlle Laburnum. Surtout le discours de Hamlet sur la troupe de frères.

Polly refréna son sourire. Solennel, sa voix de nouveau calme et raffinée, sir Godfrey remercia les deux femmes. À le voir mettre son manteau et attraper son parapluie, il était difficile d’imaginer qu’il venait juste de donner une représentation ensorcelante.

Lila et Viv pliaient leurs couvertures et rangeaient leurs magazines, M. Dorming ramassait sa Thermos, Mme Brightford prit Trot dans ses bras et tout le monde se dirigea vers la porte. Le pasteur poussa le verrou et ouvrit et, à cet instant, Polly perçut les vestiges de la tension et de l’effroi que les réfugiés ressentaient avant l’intervention de sir Godfrey. Cette fois, ils s’angoissaient à l’idée de ce qu’ils allaient trouver au-delà de l’huis et en haut de l’escalier : leurs maisons détruites, Londres en ruine. Ou des tanks allemands descendant Lampden Road.

Le pasteur recula pour les laisser sortir, mais pas un ne bougea, pas même Nelson, qui avait pourtant été cloîtré depuis minuit.

— « Hâtez-vous, ne perdez pas de temps ! »[15] claironna la voix de sir Godfrey. « Vois à arranger cela avec tout le soin dont tu es capable ! »[16]

Et Nelson fonça à travers l’embrasure.

Tout le monde rit.

— Nelson, reviens ! cria M. Simms avant de courir après lui.

Il appela depuis le haut des marches.

— Je ne vois pas de dégâts.

Le reste de la troupe gravit les marches et commença d’examiner les alentours. La rue semblait paisible dans les lueurs grises de l’aube naissante. Les bâtiments étaient tous intacts, mais un voile de fumée accompagné d’une odeur de cordite et de bois brûlé recouvrait tout.

— C’est Lambeth qui a dérouillé, cette nuit.

M. Dorming montrait les colonnes de fumée noire qui s’élevaient vers le sud-est.

— Piccadilly Circus aussi, on dirait, ajouta M. Simms.

De retour avec Nelson, il pointait en direction de ce qui était en fait Oxford Street et la fumée qui s’élevait de John Lewis. M. Dorming se trompait lui aussi. Shoreditch et Whitechapel avaient encaissé le plus gros de la première vague de raids, pas Lambeth. Cependant, au vu de la fumée qui en montait, nul endroit dans l’East End n’avait été épargné.

— Je n’y comprends rien, s’étonna Lila qui observait autour d’elle la tranquillité du lieu. On aurait juré que c’était pile au-dessus de nous.

— Ça ressemblera à quoi, le bruit que ça fera, si ça vient au-dessus de nous ? demanda Viv.

— On dit qu’on entend un hurlement très puissant, très aigu, commença M. Simms.

Mais M. Dorming secouait la tête.

— Vous n’entendrez rien du tout. Vous ne saurez jamais ce qui vous est tombé dessus.

Et il s’en fut à grands pas.

— C’est gai, grogna Viv, qui le regardait s’éloigner.

Lila examinait toujours la fumée au-dessus d’Oxford Street.

— Je suppose que le métro sera en panne, dit-elle d’un air sinistre. Et ça va nous prendre des heures de nous rendre au travail.

— Et quand on y sera, renchérit Viv, les vitrines auront de nouveau explosé. On devra passer toute la journée à ramasser les morceaux.

— « Quoi donc, sacripants ? gronda sir Godfrey. Entendrais-je parler de peur et de défaite ? Roidissez vos muscles ! Réveillez tout votre sang ! »[17]

Lila et Viv gloussèrent.

Sir Godfrey brandit son parapluie telle une épée et le leva haut devant lui.

— « Allons, encore une fois à la brèche, chers amis, encore une fois ! Pour l’Angleterre ! »

— Oh ! j’adore Richard III ! dit Mlle Laburnum.

Les doigts de sir Godfrey blanchirent sur le manche de son parapluie et, l’espace d’un instant, Polly pensa que le gentleman allait embrocher Mlle Laburnum, mais il se contenta d’accrocher l’objet à son bras.

— « Si nous ne devons plus nous revoir que dans les cieux, nous nous reverrons alors dans la joie. Mes nobles lords et mes braves guerriers, adieu tous ! »

Il s’éloigna, parapluie en main, comme s’il partait pour la bataille.

Il part bien combattre, se dit Polly. Ils partent tous au combat.

— Quelle merveille ! se délecta Mlle Laburnum. Si nous le lui demandons, croyez-vous qu’il nous jouera une autre pièce, demain ? La Tempête, peut-être, ou Henri V ?

Загрузка...