Londres, le 10 septembre 1940

Abri antiaérien →

Pancarte dans une rue de Londres, 1940


Eileen ne réussit pas à gagner Londres avec les enfants avant 14 heures le lendemain, après avoir été baladée de bus en train et en bus de nouveau et, quand elle y parvint, plus de la moitié de l’argent du pasteur s’était envolée en sandwichs et en orangeades, et ses ultimes réserves de patience à l’égard des Hodbin s’étaient taries.

Je les restitue à leur mère, et ensuite je ne veux plus jamais les revoir, se disait-elle quand ils atteignirent enfin la gare d’Euston.

— Quel bus doit-on prendre pour se rendre à Whitechapel ? demanda-t-elle au garde de service à la gare.

— Stepney, c’est plus près que Whitechapel, affirma Binnie. Tu devrais lourder Theodore en premier, et nous après.

— Je vous raccompagne d’abord chez vous, Binnie.

Pas Binnie. J’t’ai déjà dit, non ? Mon nom, c’est Spitfire ! Et puis la daronne, elle s’ra même pas là.

— Et si tu fais Theodore en premier, renchérit Alf, on t’aidera pour trouver sa rue. Toute seule, tu t’perdras, c’est sûr.

— Je veux pas aller…, commença Theodore.

— Plus un mot, les interrompit Eileen. Ni de l’un, ni des autres. On va à Whitechapel. Quel bus faut-il prendre pour aller là-bas ?

— Je suis pas sûr que vous puissiez arriver jusque-là, mademoiselle, répondit le garde. Ils ont encore cogné dur, la nuit dernière.

— Quand j’te disais qu’y fallait aller à Stepney ! s’exclama Binnie.

— C’était quoi, comme bombardiers ? s’enquit Alf.

— Chh ! fit Eileen.

Elle demanda le numéro du bus. Le garde le lui donna avant d’ajouter :

— Mais je crois pas qu’ils fonctionnent. Et, même s’ils roulaient, les rues seront bloquées.

Il ne se trompait pas. Ils durent emprunter trois bus différents, puis descendre et marcher, et quand ils parvinrent à Whitechapel, il était 16 h 30. Le quartier semblait sorti d’un conte de Dickens : venelles étroites et sombres et rangs serrés de maisons mitoyennes branlantes et noircies de suie. Un voile de fumée couvrait la zone et, plus loin, Eileen apercevait des flammes. À l’idée d’abandonner Alf et Binnie dans ces lieux, elle ressentit un fort sentiment de culpabilité, qui ne fit que croître lorsqu’elle découvrit un logis qui avait été bombardé. L’un des murs était encore debout, des rideaux pendant aux fenêtres explosées, mais le reste n’était plus qu’une montagne de poutres et de plâtre. Une chaise de cuisine renversée dépassait en partie des décombres, et Eileen remarqua une chaussure et de la vaisselle cassée.

Alf siffla.

— Zieute-moi ça !

Malgré la corde interdisant l’accès, il aurait grimpé sur l’amas si Eileen ne l’avait rattrapé par le col de sa chemise.

Il y eut un autre tas de gravats au coin de la rue puis, au bout de l’artère suivante, les squelettes noircis d’une ligne entière de maisons.

Et si, en y arrivant, on s’aperçoit que le logement des Hodbin a été bombardé ? s’inquiéta Eileen mais, quand ils tournèrent dans Gargery Lane, tout était intact, même si les maisons donnaient l’impression qu’une seule poussée un peu puissante suffirait à les flanquer par terre, alors une bombe…

— On peut s’démerder pour rentrer, maint’nant, annonça Alf. T’as pas besoin de nous tenir la main.

Eileen était fortement tentée, mais elle avait promis au pasteur qu’elle remettrait les Hodbin à leur mère en mains propres.

— Laquelle est la vôtre ? interrogea-t-elle.

Alf montra joyeusement la maison la plus délabrée de toutes.

Et ce devait bien être la leur parce qu’après les coups d’Eileen à la porte d’entrée, la femme qui ouvrit grogna :

— J’croyais qu’vous aviez débarrassé le plancher. Vous approchez pas de ma Lily.

Quand Eileen demanda si Mme Hodbin était chez elle, la femme renifla de mépris.

Mme Hodbin ? Ça, c’est un peu fort ! Elle est pas plus dame que j’suis la reine.

— Savez-vous quand elle rentrera ?

Elle secoua la tête.

— Elle est pas rentrée de toute la nuit d’hier.

Oh non ! Et si elle s’était fait tuer par le bombardement ?

Cependant, ni cette femme ni les Hodbin ne semblaient inquiets.

— J’te l’avais dit, qu’tu ferais mieux d’lourder Theodore en premier.

— J’ai ramené Alf et Binnie chez eux…, commença Eileen.

— Spitfire, corrigea Binnie.

— Alf et sa sœur depuis le Warwickshire, pour le Comité d’évacuation, précisa Eileen. Puis-je les laisser avec vous jusqu’au retour de leur mère ?

— Ah, non ! Vous allez pas vous débarrasser d’eux comme ça. Et puis, si ça se trouve, elle s’est encore tirée avec un soldat, et je fais quoi, moi, après ?

Tu fais comme moi.

— Bon. Y a-t-il quelqu’un d’autre qui pourrait prendre en charge…

— On est pas des marmots, protesta Alf.

— On peut rester tout seuls jusqu’au retour de maman, renchérit Binnie. Si cette vieille vache nous file notre clé…

— Une bonne raclée, c’est ça que j’vais te coller. Et à ton satané frère aussi. Et si j’t’avais pondu, t’hériterais de bien pire. (Elle menaça Eileen de son poing.) Et vous, essayez pas de me planter en les laissant ou j’appelle la police !

Et elle leur claqua la porte au nez.

— Même pas peur d’sa police ! clama Alf d’un ton résolu.

— Et on a pas besoin d’sa clé, renchérit Binnie. On sait des tas d’façons d’entrer qu’cette vieille vache connaît pas.

Je veux bien le croire !

— Non, j’ai promis au pasteur que je vous remettrais à votre mère. Venez, nous allons à Stepney.

Et, s’il vous plaît, faites que la mère de Theodore soit chez elle !

Elle était absente. Quand ils atteignirent Stepney, après un périple encore plus long, tissé et retissé de détours multiples, sa voisine, Mme Owens, leur apprit :

— Elle est partie pour son service de nuit. Vous l’avez juste manquée.

Oh non !

— Quand pensez-vous qu’elle rentrera ?

— Pas avant le matin. Ils font double poste, à l’usine.

De mieux en mieux !

— Mais Theodore est le bienvenu pour passer la nuit avec moi, offrit Mme Owens. Avez-vous pris votre thé ?

— Non, répondit Binnie, véhémente.

— On est plus qu’à moitié morts de faim, ajouta Alf.

— Oh ! mes pauvres agneaux, compatit-elle.

Et elle insista pour leur faire des toasts au fromage et pour verser à Eileen une tasse de thé.

— La mère de Theodore sera si contente de le voir. Elle s’est fait tellement de souci, avec tous ces bombardements. Elle l’attendait depuis hier après-midi.

Elle écouta Eileen raconter ce qui leur était arrivé, gloussant avec bienveillance. C’était merveilleux d’être assis dans cette cuisine chaude et bien rangée, mais il se faisait tard.

— Nous devons partir, indiqua Eileen quand Mme Owens lui proposa une deuxième tasse de thé. Je dois ramener Alf et Binnie chez eux, à Whitechapel.

— Ce soir ? C’est impossible. Les alertes vont se déclencher d’une minute à l’autre. Il faut repousser leur retour à demain.

— Mais…, balbutia Eileen.

À l’idée de se remettre en route avec les Hodbin pour trouver un hôtel – et à quel prix ! –, son courage vacilla. D’ailleurs, pouvait-on en dénicher à Stepney ?

— Vous devez tous rester ici, déclara Mme Owens.

Eileen lâcha un soupir de soulagement.

— La mère de Theodore m’a donné sa clé. Je vous garderais bien chez moi, mais il n’y a pas d’Anderson, seulement ce cagibi.

Elle montrait une porte étroite sous l’escalier.

De quoi parle-t-elle ? se demandait Eileen alors qu’elle la suivait jusqu’à la maison voisine, les enfants derrière elle. Et qui est cet Anderson ?

— Les enfants peuvent dormir ici, dit Mme Owens, qui les guidait vers le salon. Comme ça, vous n’aurez pas besoin de les faire descendre de l’étage.

Elle ouvrit un placard à linge et leur tendit des couvertures.

— C’est un peu humide pour mes vieux os. Voilà pourquoi je n’en ai pas installé. Quoique, sortir dans son jardin de derrière, c’est mieux que de faire tout ce chemin jusqu’à Bethnal Green dans le black-out. Il y a deux nuits, quand les sirènes ont sonné, ma voisine, Mme Skagdale, est tombée du trottoir et elle s’est cassé la cheville.

Les raids aériens, comprit Eileen. Elle parle des raids aériens.

Et un Anderson était une sorte d’abri. Elle n’avait fait aucune étude sur les refuges. La raison majeure de l’évacuation des enfants à Backbury avait été de leur épargner tout besoin des abris antiaériens. Mme Owens avait indiqué qu’il se trouvait dans le jardin de derrière. Pendant qu’elle montait chercher des oreillers à l’étage avec les enfants, Eileen sortit en courant le repérer.

D’abord, elle n’y réussit pas, puis elle s’aperçut qu’il s’agissait du gros tas de terre herbue qui jouxtait la barrière du fond. C’était une hutte en tôle ondulée que l’on avait enfouie en partie, puis autour de laquelle, sur trois côtés, on avait empilé de la terre. On en avait aussi entassé sur le toit voûté. De l’herbe poussait au sommet.

On dirait une tombe.

Le côté qui n’avait pas été tapissé de terre était percé d’une porte en métal. Elle l’ouvrit. Mme Owens avait raison. Ça sentait l’humidité. Eileen scruta l’obscurité, mais elle était trop dense pour discerner quelque chose.

Il faut que je demande si Mme Willett dispose d’une lampe de poche.

Elle rentra dans la maison, où elle trouva Alf et Binnie en pleine bataille d’oreillers.

— Arrêtez ça immédiatement, et enfilez vos pyjamas.

Elle pria Mme Owens de les excuser et la questionna au sujet de la lampe électrique. Mme Owens en dénicha une, ainsi qu’une boîte d’allumettes.

— Pour la tempête, expliqua-t-elle en termes sibyllins.

Puis elle fit promettre à Eileen de frapper à sa porte si elle avait besoin d’autre chose.

— Devrais-je emmener tout de suite les enfants dans l’Anderson ? interrogea Eileen avec anxiété alors qu’elle sortait.

— Oh non ! Vous aurez tout le temps après le début de l’alerte. Un quart d’heure au moins. (Elle regarda le ciel qui s’assombrissait.) Si elles se déclenchent. J’ai la prémonition qu’Hitler leur a dit de rester chez eux pour ce soir.

Parfait.

Eileen rentra séparer Alf et Binnie qui se disputaient le privilège de dormir sur le sofa. Elle attacha ensemble les rideaux de black-out, aida Theodore à enfiler son pyjama, puis les conduisit tous en procession aux toilettes de l’étage avant de les ramener dans le salon, attribua le canapé à Theodore – « parce que c’est sa maison, Alf ! » –, prépara deux couches sur le plancher pour les Hodbin, plaça la lampe de poche à côté de la porte de derrière, éteignit la lumière et s’assit sur le fauteuil rembourré, guettant le bruit des sirènes, espérant qu’elle le reconnaîtrait quand elle l’entendrait. Elle n’avait pas davantage étudié les sirènes. Ni les bombes.

Elle venait juste de décider qu’elle pouvait enlever ses chaussures sans risque lorsqu’elle entendit sonner l’alerte puis, avant qu’elle ait eu le temps de se rechausser, le bourdon menaçant d’avions en approche. Suivi de près par l’écrasement lointain d’une bombe.

— Binnie ! Alf ! Réveillez-vous ! Il faut aller dans l’Anderson.

— C’est un raid ? interrogea Alf, instantanément en état d’alerte.

Il bondit et se tint immobile, regardant le plafond, à l’écoute.

— C’est un Heinkel 111.

— Tu pourras faire ça dans l’Anderson. Dépêche-toi. Emporte ta couverture. Theodore, debout !

Theodore se frotta les yeux, tout endormi.

— Je veux pas aller dans l’Anderson.

Évidemment.

Elle l’enveloppa dans sa couverture et le prit dans ses bras. Il y eut un « boum », puis un autre, beaucoup plus fort.

— Ils s’amènent ! jubila Alf.

— On y va. Vite ! dit Eileen, qui tentait de contenir la panique dans sa voix. Binnie, apporte-moi la torche.

— Mon nom, c’est Spitfire.

Apporte-moi la torche. Alf, ouvre la porte… Non, éteins la lumière d’abord.

Elle saisit l’appareil électrique et les allumettes que lui tendait Binnie, et ils coururent dans l’herbe. Le faisceau de la lampe éclairait un chemin tremblotant devant eux.

— L’ARP aura ta peau passque t’as montré d’la lumière, prévint Alf. T’iras en tôle.

Binnie atteignit l’Anderson la première. Elle poussa la porte basse, descendit à l’intérieur et ressortit immédiatement.

— C’est mouillé !

— Entre, ordonna Eileen. Tout de suite !

Elle la projeta à travers la porte. Puis elle empoigna Alf, qui se tenait debout dans l’herbe et observait le ciel obscur, et le força à franchir le seuil avant de descendre à son tour derrière lui. Dans dix centimètres d’eau glaciale.

C’est inondé !

Elle attrapa la torche, la dirigea sur le liquide à ses pieds, puis le long des murs pour vérifier si l’eau provenait de quelque part. Ainsi, c’était ce que le mot « humide » signifiait pour la voisine…

— Mes grolles et mes fumantes sont à tordre, se plaignit Binnie.

— Je veux rentrer dans la maison, dit Theodore.

— On ne peut pas, pas tant que le raid n’est pas fini.

Eileen devait crier pour se faire entendre malgré le bruit des bombes et des Heinkel 111, et de tous ces avions qui les survolaient avec leurs grondements terribles. Fermer la porte permettrait peut-être de les protéger un peu de ce vacarme ? Elle tendit la torche à Binnie, tira le panneau de métal et le boucla.

Cela ne fut d’aucun secours. Le toit courbe en tôle ondulé semblait magnifier et réverbérer les sons, comme s’ils avaient été hurlés dans un mégaphone. Comment des gens avaient-ils pu dormir là-dedans ? Elle récupéra la torche et en balaya le faisceau à la ronde. Deux couchettes superposées très étroites se faisaient face, dotées d’étagères à leur tête du côté de la porte. Sur l’une d’elles trônait une lampe à huile coiffée d’un globe en verre.

La tempête ! comprit Eileen.

Elle hissa Theodore sur l’une des couchettes hautes avant de patauger pour atteindre la lampe et l’allumer. Elle diffusait une lumière vague et misérable.

— Ah ! s’écria Binnie en pointant son doigt sur l’eau. Y a des araignées !

Où ça ? s’affola Theodore.

— Dans la flotte.

Eileen replaça le globe sur la flamme et éteignit la torche.

— Tout va bien. Elles se sont toutes noyées.

Noyées ? gémit Theodore.

— Moi, j’dis qu’la flotte elle monte, assura Binnie.

— Non, elle ne monte pas, la contra Eileen. Grimpez sur vos lits. Binnie, tu prends celui-là.

Elle désigna l’une des couchettes basses.

— Alf, tu grimpes au-dessus.

— Je veux rentrer dans la maison, j’ai froid, se plaignit Theodore.

— Voilà ta couverture.

Eileen la lui tendit, mais elle dégoulinait. L’extrémité avait dû traîner dans l’eau. Elle enleva son manteau et l’enroula autour de lui.

— Y a pas de place, ici, grogna Binnie depuis sa couchette. J’peux même pas m’asseoir.

— Alors allonge-toi et dors !

— Avec tout ce raffut là-haut ? protesta Alf.

Il marquait un point. Les bruits de moteur et d’explosions gagnaient en force. Il y eut un « whoosh » suivi d’une déflagration qui secoua l’Anderson. La lampe-tempête vacilla.

— On va se noyer ? demanda Theodore.

Non, on va se faire déchiqueter en mille morceaux.

Et Binnie avait raison, il n’y avait pas de place dans ces couchettes. Eileen se tapit sur la plus basse, frissonnant, ses pieds glacés par ses bas mouillés blottis sous elle.

J’aurais dû frapper à la porte de Mme Owens et partir en courant en les plantant tous là, se disait-elle en claquant des dents. Je serais de retour à la maison, maintenant.

— Faut que je retourne pisser, annonça Alf.

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