Hôpital des urgences de guerre, été 1940

Puisque l’Angleterre, malgré sa situation militaire désespérée, ne montre toujours aucun signe de vouloir trouver un accord, j’ai décidé de préparer, et si nécessaire de commencer, une invasion contre elle.

Adolf Hitler, le 16 juillet 1940


Quand Mike revint à lui, une bonne sœur en voile blanc se tenait à son côté.

Oh ! mon Dieu ! je suis en France ! La Lady Jane m’a laissé sur la plage à Dunkerque, et les Allemands arrivent.

Mais ce n’était pas possible. Il se souvenait d’avoir traversé la Manche et se revoyait assis quand ils étaient à quai, alors qu’ils regardaient les lambeaux de…

— Mon pied ! s’exclama-t-il, même si la religieuse ne comprenait certainement pas l’anglais.

Il essaya de lever la tête pour l’examiner.

— Il saigne.

— Allons, vous ne devez pas y penser pour le moment.

Elle avait un accent britannique, il devait donc se trouver en Angleterre.

J’ignorais que les Anglais avaient des nonnes.

Henry VIII n’avait-il pas brûlé tous les couvents ?

Il devait en subsister, parce que la bonne sœur se penchait sur lui afin de remonter la couverture sur ses épaules.

— Il faut vous reposer. Vous sortez tout juste de la salle d’opération…

— Opération ?

Alarmé, il voulut s’asseoir, mais à l’instant où il tenta de soulever son crâne de l’oreiller vertige et nausées déferlèrent sur lui et il retomba en arrière, déglutissant avec difficulté.

— Vous subissez encore les effets de l’éther, expliqua-t-elle, et ses mains s’appliquèrent fermement sur la poitrine de Mike pour le dissuader de se relever une nouvelle fois. Il faut rester allongé.

— Non.

Il secoua la tête, et c’était aussi une erreur. Je vais vomir et maculer son habit blanc… Il déglutit de nouveau avec peine.

— Vous avez dit qu’ils m’ont opéré. Ont-ils été obligés d’amputer mon pied ?

— Essayez de dormir.

Elle le recouvrit de nouveau.

— L’ont-ils fait ? commença-t-il à demander.

Cette fois, il vomit vraiment et, pendant que la religieuse allait vider le bassin, il s’endormit.

Elle avait raison, il devait toujours être sous l’emprise de l’éther parce qu’il fit d’étranges rêves hallucinatoires… Il était sur la plage à Dunkerque avec le soldat Hardy.

— J’étais foutu sans votre lumière, affirmait ce dernier. Vous avez sauvé ma vie.

Sauf que ce n’était pas vrai. Les bateaux étaient partis, et les Allemands approchaient.

— Tout va bien, lui disait Mike. On utilisera mon point de transfert.

Mais la fenêtre de saut refusait de s’ouvrir, et Mike se retrouvait dans l’eau, s’efforçant d’atteindre la Lady Jane alors qu’elle s’éloignait déjà du môle, qu’elle quittait le port, et quand il tentait de la suivre à la nage l’eau s’emplissait de flammes, il faisait si chaud…

Je dois avoir de la fièvre, se dit-il quand il se réveilla brièvement. Pourquoi ne me donnent-ils pas d’antibiotiques ?

Parce que, comme les antiviraux et la régénération des tissus, ils n’avaient pas encore été inventés. Avaient-ils seulement développé la pénicilline, en 1940 ?

Il faut que je sorte d’ici. Je dois rentrer à Oxford.

Il essaya, mais les bonnes sœurs le rattrapèrent et lui firent une injection, et sans doute disposait-on de sédatifs en 1940 parce qu’il rejoignit l’eau en flammes. La Lady Jane était hors de vue, mais une lumière errait çà et là.

C’est la lampe de poche de Jonathan, comprit-il, et il nagea dans sa direction, sans réussir à l’atteindre.

— Attendez ! criait-il, mais la religieuse ne l’entendait pas.

— Non, pas d’amélioration, docteur, disait-elle. Il est trop faible pour être transféré, je le crains.

Sans doute n’était-il pas si faible, parce qu’à son réveil, après ce qui lui avait semblé des jours et des jours d’un rêve inchangé, il était étendu ailleurs, dans une nouvelle salle plus vaste, avec ses deux longues rangées de lits métalliques peints en blanc, et la nonne était différente. Plus jeune, elle portait un tablier en forme de bavette sur son habit bleu, mais elle répétait les mêmes choses :

— Il faut vous reposer.

Puis :

— Sa fièvre augmente de nouveau.

Puis :

— Va dans la soute mettre tes chaussures. On arrive à Dunkerque.

— Je ne peux pas me rendre à Dunkerque ! protesta-t-il alors qu’elle le bordait avec la couverture.

Mais ils y étaient déjà. Mike voyait les quais et la ville en flammes que la fumée noire enveloppait.

— Vous devez me ramener ! cria-t-il. Je ne devrais pas être ici ! C’est un point de divergence !

— Chh ! vous n’allez nulle part, chuchota la religieuse.

Et, quand il ouvrit les yeux, il était de retour dans le lit. Debout à côté de lui, elle lui tenait le poignet. La nausée et l’atroce mal à la tête s’étaient dissipés.

— Je crois que je ne ressens plus les effets de l’éther, annonça-t-il.

— On peut l’imaginer, admit-elle dans un sourire. Je vais chercher le docteur.

— Non, attendez. Combien de temps… ?

Elle avait déjà disparu derrière les doubles portes au fond de la salle.

— Trois semaines, affirma quelqu’un.

Mike se tourna pour regarder l’homme dans le lit le plus proche, ou plutôt, le garçon. Il ne pouvait avoir plus de dix-sept ans. Sa tête était bandée, son bras gauche plâtré forcé en élévation par des poulies et des câbles.

— Vous voulez dire trois jours ?

Le garçon fit un geste de dénégation.

— Ça fait trois semaines qu’ils vous ont opéré. C’est pour ça que sœur Carmody souriait quand vous avez dit que vous ne sentiez plus les effets de l’éther.

Trois semaines ? Il était ici depuis trois semaines ? Ça n’avait aucun sens. Pourquoi l’équipe de récupération n’était-elle pas venue le chercher ?

— Vous étiez complètement dans les vapes, faut avouer, expliquait le garçon. Au fait, je suis le lieutenant d’aviation Fordham. Désolé de ne pouvoir vous serrer la main.

Il souleva son bras droit, lui aussi plâtré, pour le montrer à Mike, et le laissa retomber contre son flanc.

— Vous disiez qu’ils m’avaient opéré ? Ont-ils amputé mon pied ?

— Aucune idée. Les circonstances ne me permettent guère de voir autre chose que le plafond, qui arbore une tache d’humidité de la forme exacte d’un Messerschmitt, pas de bol.

Mike ne l’écoutait pas. Il tenta de lever la tête pour découvrir si son pied était toujours là, mais l’effort l’étourdit tellement qu’il dut se rallonger et fermer les yeux pour arrêter le tournoiement.

— Quelle position misérable pour un bras immobilisé, vous ne trouvez pas ? se plaignait Fordham qui, de sa main droite, désignait le membre hissé par les poulies. On dirait que je salue der Führer. Sieg heil ! Pas patriotique pour un sou. Cela dit, cela pourrait m’éviter de me faire descendre par les nazis quand ils nous envahiront. Jusqu’à ce qu’ils me démasquent, tout au moins.

— Quel jour est-on ? demanda Mike.

— Aucune idée là-dessus non plus, désolé. On perd facilement le fil, ici, et malheureusement, il n’y a pas de tache d’humidité de la forme d’un calendrier. Le 29, je crois, ou le 30.

Le 30 ? Cela ferait un mois complet. Sans doute avait-il mal compris.

— Le 30 juin ?

— Eh bien, vous êtes resté inconscient un sacré bout de temps. On est en juillet.

— En juillet ?

C’est impossible. Oxford aurait envoyé une équipe de récupération à la minute même où ils se seraient aperçus que Mike n’était pas rentré après l’évacuation.

— Des gens m’ont-ils rendu visite ? interrogea-t-il.

— Pas à ma connaissance, mais moi aussi j’ai été inconscient un sacré bout de temps.

L’équipe de récupération serait incapable de le localiser. Ils ne sauraient pas qu’il était allé à Dunkerque, ou qu’il se trouvait dans un hôpital, et jamais ils n’auraient l’idée de le chercher dans un couvent.

La bonne sœur revint avec un docteur qui portait une blouse blanche et un antique stéthoscope autour du cou.

— Vous a-t-il appris son identité ? demandait-il à la nonne.

— Non. Je suis venue vous avertir dès que j’ai vu qu’il était réveillé…

— Quel jour est-on ? interrogea Mike.

— Réveillé et loquace, commenta le docteur. Comment vous sentez-vous ?

— Quel jour est-on ?

— Le 10 août, annonça l’infirmière.

— Bonté divine ! si tard que ça ? s’exclama Fordham.

— Comment vous sentez-vous ? insista le docteur.

L’infirmière lui coupa la parole.

— Comment vous appelez-vous ?

— Vous n’aviez aucune pièce d’identité lors de votre admission, expliqua le docteur.

Ainsi, l’équipe de récupération n’aurait pas pu le trouver, même s’ils avaient eu l’idée de le chercher ici.

— C’est Mike, dit-il. Mike Davis.

Le docteur écrivit son nom sur la feuille de température.

— Vous souvenez-vous du nom de votre unité ?

— Unité ? répéta Mike, en pleine confusion.

— Ou du nom de votre capitaine ?

Ils croient que je suis un soldat. Et que je suis l’un des rescapés de Dunkerque. Et pourquoi pas ? Il provenait d’un bateau rempli de soldats, et le fait qu’il ne porte pas d’uniforme ne signifiait rien. La moitié des soldats n’en avaient pas. Il essaya de se rappeler ce qui était arrivé à ses papiers. Ils étaient dans sa veste et il l’avait enlevée quand il s’était jeté à l’eau.

Pourquoi n’avaient-ils pas compris qu’il était américain ? Il se souvenait avoir parlé dans son délire. Peut-être son implant L-et-A avait-il cessé de fonctionner. Les implants se détraquaient parfois, quand les historiens tombaient malades.

Le docteur attendait, son crayon suspendu au-dessus de la feuille.

— Je…, commença Mike.

Il hésitait. Si son implant ne marchait plus, il valait mieux ne pas leur annoncer qu’il était américain. Et s’il se trouvait dans un hôpital militaire, quand ils apprendraient qu’il était un civil, ils le flanqueraient dehors. Cependant, on ne voyait pas de religieuses dans les hôpitaux militaires.

— Aucune importance, assura le docteur avant qu’il puisse émettre une réponse adéquate. Vous venez de traverser des moments difficiles. Vous rappelez-vous comment vous avez été blessé ?

— Non.

Cela s’était sans doute produit quand l’explosion avait dépêtré le soldat mort de l’hélice…

— Il a été touché par des éclats d’obus, intervint la bonne sœur avec obligeance avant d’ajouter pour le docteur : Il était dans l’eau et tentait de dégager l’hélice bloquée de son bateau quand ils ont été attaqués. Il a réagi en héros : il a plongé et il a libéré l’hélice.

— Ma sœur, puis-je vous parler un instant ? dit le docteur.

Ils s’éloignèrent ensemble, penchés l’un vers l’autre.

— … perte de mémoire…, entendit Mike, puis : …extrêmement fréquent dans des cas comme celui-ci… commotion cérébrale due à l’explosion… ménagez-le… revient au bout de quelques jours, en principe…

Doux Jésus ! ils croient que je souffre d’amnésie !

Peut-être était-ce une chance. Cela lui laisserait le temps de comprendre si son implant L-et-A avait cessé de marcher et si cet endroit ne prenait que des patients militaires et, maintenant qu’il leur avait donné son nom, il n’aurait besoin de temporiser qu’un jour ou deux avant que l’équipe vienne le sortir d’ici et le ramène en sécurité à Oxford. S’il n’était pas trop tard et son pied déjà amputé. Si tel n’était pas le cas, quels que soient les dommages subis, des greffes de muscle et de nerfs et la régénération des tissus permettraient la restauration. Évidemment, s’ils l’avaient coupé…

La nonne et le docteur avaient terminé leurs échanges.

— Nous allons examiner vos poumons, d’accord ? dit le docteur.

Il tendit la feuille de température à la religieuse, plaça les embouts du stéthoscope dans ses oreilles, repoussa la couverture et releva la chemise d’hôpital de Mike, dénudant sa poitrine.

— Est-ce que vous avez dû me couper le pied ?

Mike avait veillé à garder un accent neutre, qui ne semble ni anglais ni américain.

— Inspirez profondément, lui enjoignit le docteur.

Il écouta, puis déplaça le stéthoscope.

— Encore une fois.

Il leva les yeux vers la religieuse et hocha la tête.

— Léger mieux. Moins d’encombrement dans le poumon gauche qu’avant.

— Est-ce que j’ai une pneumonie ? laissa échapper Mike.

Et de toute évidence son implant fonctionnait, maintenant. Sa prononciation de « pneumonie » était indubitablement américaine.

Le docteur ne sembla pas y prêter attention. Il regardait le diagramme.

— Sa température est-elle un peu tombée ?

— Il avait 38,9 °C ce matin.

— Bien.

Il tendit la feuille à la religieuse et se tourna pour partir.

— Est-ce que j’ai une pneumonie ? insista Mike. Est-ce que vous avez dû amputer mon pied ?

— Laissez-nous nous inquiéter de la partie médicale, répondit le médecin d’une voix chaleureuse. Et vous, concentrez-vous sur…

— L’avez-vous coupé ?

— Vous ne devriez pas penser à tout ça, dit la nonne sur un ton rassurant. Essayez de vous reposer.

— Non ! protesta Mike en secouant la tête.

Erreur. Le mouvement lui donna une violente envie de vomir.

— Je veux savoir le pire. C’est important.

Le docteur échangea un regard avec la religieuse et sembla prendre une décision.

— Très bien. Quand on vous a amené ici, votre pied était gravement mutilé, et vous aviez perdu beaucoup de sang. Vous souffriez également d’hypothermie et vous étiez en état de choc. C’est pourquoi nous n’avons pas pu opérer aussi vite que nous l’aurions souhaité. Lorsque nous sommes intervenus, une grosse infection était survenue…

Oh ! mon Dieu ! ils ont dû amputer toute la jambe !

— Et, après la première chirurgie, vous avez contracté la pneumonie, si bien que nous avons dû attendre plus longtemps encore pour vous opérer de nouveau. Vos tendons et vos muscles étaient considérablement endommagés…

— Je veux le voir, déclara Mike, et la bonne sœur jeta un vif coup d’œil au docteur. Tout de suite.

Le docteur fronça les sourcils puis ordonna :

— Sœur Carmody, voulez-vous l’aider à s’asseoir ?

Il se pencha pour atteindre une manivelle au pied du lit. La religieuse plaça sa main dans le dos de Mike pour le soutenir pendant que le lit se redressait. Mike sentait sa tête bourdonner et tourner. Il avala sa salive, résolu à ne pas vomir.

— Avez-vous un étourdissement ? demanda-t-elle.

Mike n’avait pas assez confiance en lui pour lui répondre d’un signe de tête.

— Non, prétendit-il.

Il regardait le docteur tirer la couverture et le drap, révélant sa jambe dans un pyjama, sa cheville et, plus loin, une bosse empaquetée de gaze qui affectait une forme assez proche de celle d’un pied.

Ils ne l’ont pas coupé, pensa Mike, qui se sentait défaillir de soulagement. Il s’appuya mollement contre le bras de la religieuse. Les os du pied sont encore là, et on pourra restaurer le reste dès que je serai rentré à Oxford.

— La guérison prendra quelque temps, mais il n’y a pas de raison pour que vous n’arriviez pas à marcher de nouveau, même si cela nécessitera de nouvelles opérations. Pour le moment, votre travail, c’est de vous reposer et de récupérer vos forces. Pas de vous inquiéter.

Facile à dire. Vous n’êtes pas à cent vingt ans de chez vous avec un pied blessé et des soins médicaux primitifs, dans un environnement que vous n’avez pas étudié et dont vous allez vous faire virer dès qu’on aura compris que vous êtes un civil.

D’ailleurs, pourquoi ne le savaient-ils pas ? Ils avaient appris comment il avait dégagé l’hélice du bateau, ce qui signifiait que le capitaine l’avait amené ici. Alors, pourquoi n’avait-il pas donné son nom ?

Peut-être ne s’en est-il pas souvenu ? Il l’avait immédiatement rebaptisé « Kansas » et l’avait appelé ainsi tout du long, mais cela n’expliquait pas pourquoi il ne leur avait pas dit que Mike était journaliste.

Mike se laissa gagner par le sommeil alors qu’il essayait encore de s’expliquer ce qui s’était passé, et il rêva du point de saut. Il refusait de s’ouvrir.

— Il ne peut pas, commentait le soldat Hardy. Il n’existe pas.

— Et pourquoi pas ?

Il vit alors qu’il ne parlait pas avec Hardy, mais avec le soldat mort qui s’était emmêlé dans l’hélice.

— Qu’est-il arrivé au point de transfert ?

— Tu n’étais pas censé faire ce que tu as fait, dit le soldat mort, qui secouait tristement la tête. Tu as tout bouleversé.

Mike se réveilla moite de sueur. Oh ! mon Dieu ! et si ses actions avaient vraiment altéré les événements ?

Sauver un unique soldat ne peut pas changer le cours de la guerre. Il y avait trois cent cinquante mille soldats sur ces plages. Mais si Hardy était censé sauver la vie d’un officier là-bas sur cette plage, officier qui aurait été crucial pour le succès du jour J ? ou si un autre bateau était censé le sauver, ou l’un des destroyers ? Et s’il était l’homme qui aurait repéré le sous-marin, lequel aurait sinon torpillé le navire, et le navire alors aurait été perdu, avec tout son équipage ? Et si ce destroyer avait été un de ceux qui avaient traqué le Bismarck ? Et si ne pas couler le Bismarck nous avait fait perdre la guerre contre les Allemands ?

Voilà pourquoi l’équipe de récupération n’est pas venue, pensa Mike, qui tremblait sans pouvoir se contrôler. Parce que…

— Oh ! Bon Dieu ! qui a gagné la guerre ? demanda-t-il au soldat mort.

— Personne pour l’instant, répondit gaiement la bonne sœur de garde cette nuit-là. Mais je ne doute pas que nous gagnerons au final. Vous avez fait un mauvais rêve ?

Elle sortit un thermomètre de la poche de son tablier amidonné, le lui plaça sous la langue, et posa sa main sur son front.

— Votre fièvre est remontée.

Il ressentit un immense soulagement. C’est la fièvre. Elle obscurcit ton raisonnement. Tu ne peux pas avoir altéré des événements. Les lois du voyage temporel ne le permettraient pas.

Cependant, elles n’étaient pas censées non plus le laisser approcher d’un point de divergence. Et Hardy avait dit…

— Tenez, ceci vous fera du bien, assura la religieuse.

Elle lui tendait deux comprimés et un verre d’eau.

Dieu merci ! Au moins, ils avaient de l’aspirine. Il l’avala avec avidité et s’étendit de nouveau.

— Essayez de dormir, murmura-t-elle.

Et elle continua de traverser la salle. Sa lampe de poche dansait comme celle de Jonathan sur l’eau, alertant Hardy.

Les historiens ne peuvent pas changer le cours de l’Histoire, se répétait Mike, qui serrait ses dents pour les empêcher de claquer en attendant que l’aspirine agisse. Le filet ne m’aurait laissé passer qu’un mois plus tard si libérer l’hélice avait pu altérer le cours de la guerre. Ou il m’aurait envoyé en Écosse. Ou il ne m’aurait pas laissé traverser du tout. Et si l’équipe de récupération n’est pas là, c’est parce qu’ils ne peuvent imaginer me chercher dans un couvent.

Pourtant, quand sœur Carmody vint prendre sa température au matin, il lui demanda s’il pourrait voir un journal. Ainsi, il s’assurerait que la guerre suivait bien son cours normal.

— Vous devez vous sentir mieux, dit-elle, lui adressant son joli sourire. Croyez-vous que vous pourriez vous asseoir et avaler un peu de bouillon ?

Quand il acquiesça, elle partit en flèche et réapparut peu de temps après avec un bol de bouillon.

— Avez-vous apporté le journal ?

— Il ne faut pas vous inquiéter au sujet de la guerre, déclara-t-elle gaiement en l’aidant à se redresser et en arrangeant les oreillers dans son dos. Vous devez concentrer toute votre énergie sur votre guérison.

— Quelle énergie ? se moqua-t-il.

S’asseoir sur son lit, même avec son assistance, avait exigé un effort énorme et, quand sœur Carmody lui tendit le bol, ses mains tremblaient.

— Laissez-moi faire, dit-elle en lui prenant le récipient. Est-ce que quelque chose vous est revenu ?

Elle lui fit avaler une cuillerée de bouillon.

— Vous rappelez-vous ce qui vous est arrivé ? ou l’unité à laquelle vous étiez attaché ?

Peut-être aurait-il dû prétendre ses souvenirs revenus afin qu’ils le transfèrent dans un hôpital civil où l’équipe de récupération pourrait le trouver. Mais s’ils avaient déjà vérifié les hôpitaux civils et conclu qu’il n’y était pas ? Et un docteur différent pourrait se décider à opérer.

— Non, pas encore.

— Vous parliez beaucoup à votre arrivée. Vous murmuriez sans arrêt quelque chose au sujet d’un « saut ». Nous pensions que vous étiez peut-être parachutiste. Ce n’est pas ce qu’ils disent, quand ils se lancent d’un avion, faire un saut ?

— Je l’ignore. Qu’est-ce que j’ai raconté d’autre ?

— Il disait : « Oxford », intervint Fordham de son lit.

— Oxford. Est-ce que vous pourriez venir de là ?

— Je ne sais pas, dit Mike, qui fronçait le front comme s’il tentait de s’en souvenir. C’est possible. Il n’est pas…

— Bien, ne vous tracassez pas.

Elle lui proposa une autre cuillerée de bouillon, mais en avaler une toute petite gorgée représentait déjà trop d’efforts. Il repoussa la cuillère et s’affaissa contre les oreillers, épuisé. Sans doute s’était-il endormi : quand il ouvrit les yeux, elle était partie.

— M’avez-vous apporté un journal ? lui demanda-t-il lorsqu’elle repassa prendre sa température.

— Votre fièvre est remontée, l’informa-t-elle tout en l’inscrivant sur la courbe de la feuille. Je vais chercher quelque chose pour ça.

— N’oubliez pas mon journal.

Et, quand elle revint sans lui et avec l’aspirine salvatrice, il lui déclara d’un air entendu :

— Je pensais que lire un journal pourrait m’aider à recouvrer la mémoire.

— Je vais voir ce que je peux faire, assura-t-elle avant de quitter la pièce.

— C’est toujours ce qu’elle me répond quand je l’invite à sortir avec moi, expliqua Fordham. Ça veut dire non.

Sortir avec lui ? Mais il n’était qu’un enfant, et elle était bonne sœur…

— Je ne lui reproche rien. Je ne pourrais pas spécialement l’emmener danser, hein ? D’ici à ce que je déserte ce lit, elle se sera déjà fiancée à l’un des docteurs.

Mike ne l’écoutait plus. Elle n’était pas religieuse, malgré la guimpe et le voile, et même si on l’appelait « ma sœur ». C’était une infirmière.

Ce que j’aurais su si j’avais eu le temps de me préparer convenablement pour cette époque.

Cependant, si elle n’était pas bonne sœur, cet établissement n’était pas un couvent, et la théorie qu’il avait échafaudée pour justifier l’absence de l’équipe de récupération s’effondrait. Alors, où étaient-ils ? Ils auraient dû arriver depuis longtemps.

À moins qu’ils n’existent pas. À moins que le filet n’ait pas fonctionné correctement et l’ait envoyé à un endroit où il n’aurait pas dû se rendre et où il avait altéré le cours des événements. Il avait fait bien plus que dégager l’hélice. Il avait piloté le capitaine autour d’un voilier coulé, il avait aidé des marins à monter par-dessus bord, il avait hissé un chien sur le pont. Et dans un système chaotique, toute action, même la plus infime, pouvait affecter…

— Sœur Carmody ! cria-t-il, bataillant pour s’asseoir. Sœur Carmody !

— Qu’y a-t-il ? demanda Fordham, alarmé. Quelque chose ne va pas ?

— Je dois voir un journal ! Sur-le-champ !

— J’ai le Herald d’hier. Ça vous ira ?

— Oui.

— Le problème, c’est de vous le passer. Je ne réussirai pas à tendre le bras assez loin, je suis désolé. Vous croyez pouvoir vous lever ?

Il le faut.

Mais quand Mike essaya de s’asseoir, une vague brûlante puis glacée, suivie de nausées, le submergea, et il dut se rallonger pour ne pas vomir.

— Je peux vous le lire, si vous voulez, proposa Fordham.

— Merci.

Le garçon tapota son lit autour de lui pour trouver le quotidien et le cala contre son bras en élévation.

— Voyons. Un pasteur à Tunbridge Wells a fait sonner les cloches de son église en violation du décret officiel qui interdit de les activer autrement qu’en cas d’invasion…

Voilà pourquoi je ne pouvais pas entendre les cloches pendant ma nuit sur la plage.

— … et il a dû payer une amende d’une livre dix. La collecte pour les Spitfire de lord Beaverbrook a obtenu un succès dépassant toute espérance. Ils ont amassé cinq tonnes rien qu’en casseroles d’aluminium. Sir Godfrey Kingsman répète une nouvelle mise en scène du Roi Lear au…

— Il n’y a rien sur la guerre ?

— La guerre… Voyons…, marmonna Fordham. Un ballon de barrage a cassé ses amarres et dérivé jusqu’à la flèche de l’église de Saint Albans. Il a brisé quelques ardoises.

— Je voulais dire des nouvelles sur le déroulement de la guerre.

— Ça va mal. Comme d’habitude. Les Italiens ont bombardé l’une de nos bases en Égypte…

En Égypte ? La Grande-Bretagne était-elle en Égypte en août ? Il n’avait pas assez étudié la guerre en Afrique du Nord pour en connaître le cheminement.

— Que disent-ils sur… ?

Il hésita. L’appelaient-ils déjà la bataille d’Angleterre ?

— … la guerre de l’air ?

Fordham hocha la tête.

— Les Allemands ont attaqué l’un de nos convois hier, et la RAF a abattu seize de leurs avions. Nous en avons perdu sept.

Il tourna la page dans un bruissement de feuilles.

— Mon Dieu, le Premier ministre !

— Quoi, le Premier ministre ? demanda Mike d’un ton brusque.

Seigneur ! et si quelque chose était arrivé à Churchill ? L’Angleterre n’aurait jamais gagné la guerre sans lui. S’il avait été tué…

— Il a une tête épouvantable sur cette photographie. Il est en train de rejeter la dernière proposition de paix des Allemands, mais il ressemble à un pudding à la graisse de bœuf !

Mike lâcha l’expiration qu’il avait suspendue. L’Angleterre refusait toujours de se rendre, la RAF avait encore le dessus sur la Luftwaffe, et Churchill allait bien.

Fordham avait terminé la lecture des nouvelles et s’attaquait aux petites annonces :

Cherche à savoir où est soldat Derek Huntsford, pas vu depuis Dunkerque, merci de contacter M. et Mme J. Huntsford, Chifford, Devon.

Fordham secoua la tête.

— Il n’aura pas réussi à rentrer. Il n’a pas eu autant de chance que vous, pauvre type.

De la chance ? Au moins, il n’avait pas modifié le cours des événements. Et la guerre était toujours sur ses rails.

Fordham lisait une autre annonce.

À louer, maison de campagne dans le Kent. Emplacement calme…

Calme…, sourit Mike, et il s’endormit.

Le hurlement en montagnes russes des sirènes le tira brusquement du sommeil. Ainsi que des vociférations. L’un des patients, en pyjama, pieds nus, agitait une lampe de poche en tous sens à travers la salle obscure.

— Réveillez-vous ! criait-il, braquant le faisceau de lumière droit sur le visage de Mike. Ils sont là !

— Qui est là ? demanda Mike, qui essayait de protéger ses yeux de la lumière aveuglante.

— Les Allemands, ils nous ont envahis ! Je viens de l’entendre à la radio. Ils arrivent par la Tamise !

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