Londres, le 25 octobre 1940

Je veux rentrer à la maison, si je peux.

Post-scriptum, sur une carte postale écrite par un évacué


Pendant une interminable minute, debout, toute raide, chez Padgett’s, Polly ne réussit pas à enregistrer ce que Michael Davies lui disait, ni même sa présence, tant elle s’était concentrée sur l’idée de trouver Merope. Elle se tenait devant lui, bouche bée, pendant qu’il lui secouait le bras et lui criait qu’ils devaient sortir du magasin.

Elle finit par retrouver la parole.

— Qu’est-ce que tu fais là ? Tu ne devais pas aller à Pearl Harbor ?

— C’est une longue histoire. Je te raconterai plus tard. La question, c’est : qu’est ce que, toi, tu fabriques ici ? Tu n’as pas entendu les sirènes ? Viens !

L’équipe de récupération, se dit-elle, stupéfiée. La voilà enfin !

Elle se sentait soudain légère et pleine d’entrain, comme si l’énorme poids qu’elle avait ignoré porter jusque-là avait été enlevé de ses épaules.

— Oh ! mon Dieu ! Michael, je… je suis tellement contente de te voir !

Toi, tu es contente ? (Un canon de DCA se mit à tonner.) Écoute, on ne peut pas rester ici. Il faut rejoindre un abri. Est-ce que ce magasin en a un ?

— Oui, mais on ne peut pas l’utiliser. Il a été démoli.

— Démoli ? Que veux-tu…

Padgett’s sera bombardé ce soir.

Ce soir ? À quelle heure ?

— Sais pas. Pendant l’un des premiers raids.

— Alors filons d’ici !

Il la poussa vers la cage d’escalier.

— Non ! On doit d’abord trouver Merope.

Merope ? Que fait-elle chez Padgett’s ? Elle était supposée rentrer depuis des siècles !

— Aucune idée, mais elle travaille au troisième étage, rayon « Mercerie ».

Elle lui arracha son bras et se précipita dans les lieux obscurs, appelant :

— Eileen !

Ah ! elle était là, debout près d’un comptoir.

— Merope ! clama Polly.

Mais ce n’était pas elle, juste un mannequin drapé de mousseline, dont la pose imitait une attitude à la mode. Polly le doubla en courant, dépassa des rouleaux de tissu et des rangées de machines à coudre, à la recherche de la mercerie.

C’était forcément ici, elle reconnaissait la vitrine à boutons et les casiers à fils, mais le comptoir était recouvert comme tous les autres d’un tapis vert, et sa lampe était éteinte.

— Merope ? Eileen ? Tu es là ?

Elle avait crié sans obtenir de réponse ni déceler de mouvement.

— Il n’y a personne, déclara-t-elle à Michael alors qu’il la rejoignait.

Il boitait.

— Que t’est-il arrivé ? Tu t’es abîmé le pied ?

— Oui, mais ce n’est pas récent. Je t’en parlerai plus tard. Tout de suite, il faut filer d’ici.

— Pas sans Merope.

— Qui t’a dit qu’elle bossait chez Padgett’s ?

— Une fille avec qui je travaille. Pourquoi ?

— Parce que je t’ai cherchée tout l’après-midi, et je ne l’ai pas vue.

— Mais… tu as regardé à cet étage ? Ici, au rayon « Mercerie » ?

— Oui. Elle n’y était pas.

— Elle s’est peut-être absentée pour sa pause-thé, ou…

— Non, je suis resté plus d’une heure. Et quand le magasin a fermé, je me suis posté à un endroit d’où je pourrais surveiller l’entrée du personnel. C’était ce que je faisais quand je t’ai repérée. Elle n’est pas sortie par là.

— Alors, c’est qu’elle est encore ici. Elle doit travailler ailleurs dans le magasin, déclara Polly. (Pourtant, Marjorie avait affirmé que la jeune femme était affectée à la mercerie, au troisième.) Ou on l’a envoyée faire un remplacement à un autre étage.

— Même si c’était le cas, elle serait partie, maintenant. (Il regarda le plafond.) Il faut filer. Tu entends ces avions ? Ils seront sur nous d’une minute à l’autre.

— Pas avant d’avoir fouillé les autres étages.

— On n’a pas le temps…

— Nous l’aurons si nous nous séparons. Tu redescends au premier, et tu remontes, et moi…

— Pas question. Ça m’a pris presque un mois pour te trouver. On ne se sépare plus. Viens. (Il lui attrapa le bras et la propulsa en avant.) On prend l’ascenseur.

— L’ascenseur ? Mais…

— Ne t’inquiète pas, je sais le faire marcher. C’est comme ça que je suis arrivé jusqu’ici.

Il la poussa dans la cabine restée ouverte.

— Mais on ne doit pas s’en servir pendant les raids.

— Le raid n’a pas encore commencé. (Il tira la grille en métal et posa la main sur le levier.) Quel étage ?

Elle jeta un coup d’œil sur les numéros qui surmontaient la porte.

— Le plus haut. Le sept. On ira de haut en bas.

— Comme les bombes ! (Il renversa le levier de l’autre côté du cadran et l’ascension démarra.) Il n’y a rien au septième, que des bureaux. On commencera au six.

— Te rappelles-tu ce qu’il y avait au sixième ?

— Sixième étage : « Porcelaine », « Articles de cuisine », « Ameublement », chantonna-t-il tel un liftier. Vous y êtes, madame. (L’ascenseur s’arrêta brutalement.) Désolé.

Il fit glisser la grille et tendit la main pour ouvrir.

— Attention, chuchota Polly. Si jamais le garde est là…

— Il n’y est pas. Il me cherche au rez-de-chaussée. (Il poussa la porte sur un vrombissement d’avions.) Ou, s’il a le moindre instinct de survie, il est dans un abri. Merope n’a pas l’air d’être…

— Prends ce côté, je prends l’autre.

Et Polly se précipita entre les rayons plongés dans l’obscurité, dépassa les ménagères et les sofas en criant fort le nom de la jeune femme pour dominer le grondement des avions. Mais elle n’apparut pas.

Et pas davantage au cinquième.

— Elle n’est pas là, grogna Michael, qui clopinait pour rejoindre Polly. Et il faut qu’on s’en aille. Les avions…

— Quatrième, déclara Polly d’un ton résolu.

Ils retournèrent dans l’ascenseur.

— S’il n’y a personne ici non plus, dit Michael en ouvrant la porte, on devra vraiment…

— Elle est là. Regarde, les lumières sont encore allumées.

En fait, des projecteurs antiaériens et le rougeoiement d’un incendie distant illuminaient l’étage, selon toute apparence désert.

— Elle n’est pas là non plus, affirma Michael.

— On doit quand même vérifier, s’obstina Polly.

Et elle quitta l’ascenseur. Il lui attrapa le bras.

— Nous n’avons plus le temps. Rends-toi à l’évidence, elle n’est pas à ce niveau. Même si elle y travaille vraiment, nous l’avons manquée, d’une façon ou d’une autre. Elle descendait peut-être dans un des ascenseurs pendant que nous montions dans l’autre. Il n’y a personne ici. Le magasin est entièrement vide.

— Non, il ne l’est pas. Il y a eu trois victimes. Trois personnes ont été tuées…

— D’accord, et nous serons deux d’entre elles si nous ne sortons pas dans l’instant.

Il avait raison. Les avions grondaient quasi au-dessus de leurs têtes. Et il était évident que Merope n’était pas là. Marjorie avait dû confondre le nom du magasin…

Marjorie, dont personne n’avait su qu’elle était à Jermyn Street. Et si Merope s’était attardée pour ranger ses étagères ? Et si elle était revenue parce qu’elle avait oublié quelque chose ? Il y avait eu trois victimes…

Polly échappa aux mains de Michael et se rua à travers l’étage.

— Merope ! cria-t-elle, plus fort que le vrombissement des avions.

Il y eut un bruit énorme d’écrasement, et un éclair illumina les immenses baies. Elle tressaillit.

— Eileen !

— Polly ! hurla Michael, boitillant dans sa direction. Éloigne-toi des fenêtres !

Elle négligea son avertissement, courant vers ce qui devait être le rayon « Vêtements enfants », à en juger par le petit mannequin habillé d’une robe à fanfreluches.

— Eileen ! appela-t-elle en le dépassant.

Et elle poursuivit sa course le long d’une rangée de lits d’enfants.

— Il faut partir ! vociféra Michael. Elle n’est pas là…

Une autre explosion retentit, plus proche, et la voix de Michael se tut.

Polly volta, mais il n’était pas blessé : immobile, il scrutait le rayon « Vêtements enfants » comme s’il avait entendu quelque chose.

— Que se passe-t-il ? demanda Polly.

Merope accourait vers eux depuis l’entrée d’une remise, le visage illuminé par un sourire radieux. Elle se jeta dans les bras de Polly.

— Polly ! Ça alors, je n’ai jamais été si heureuse de voir quelqu’un de ma vie ! (Elle étreignit Michael dans la foulée.) Et tu es là aussi ! C’est merveilleux. J’avais perdu tout espoir. Qu’est-ce que vous fabriquiez ?

Le « poum-poumpoumpoum » d’un canon de DCA démarra, si près qu’il ébranlait les vitres, et Michael s’écria :

— On discutera plus tard. Tout de suite, il faut lever le camp.

— Il y a un abri ici, dit Merope. Au sous-sol…

— Non, on doit sortir du magasin, l’interrompit Polly.

— Ah ! alors je prends mon manteau et…

— Pas le temps, venez ! hurla Michael qui tentait de se faire entendre malgré le bruit assourdissant des avions. Quel est le plus court chemin pour descendre ?

— Il y a un escalier par là, indiqua Merope.

— L’ascenseur sera plus rapide, assura Michael.

Et il fit demi-tour pour traverser l’étage.

— Mais le raid a commencé, dit Polly. L’escalier ne serait-il pas plus sûr ?

Puis elle se rappela les quatre étages. Avec une telle boiterie, il ne pourrait pas se déplacer vite. Elle le suivit, entraînant Merope.

— Dépêche-toi.

Merope boitait, elle aussi.

— Tu t’es blessée ? lui cria Polly alors qu’elles couraient.

— Non. Une parfaite horreur de gosse m’a écrasé le cou-de-pied.

— Ceux dont tu parlais à Oxford ?

— Alf et Binnie ? Ce sont des amateurs comparés à cette petite ordure. J’espère qu’une de ces bombes lui tombera dessus.

Elle scrutait anxieusement le plafond. Les avions approchaient. Un autre canon de DCA se mit à tonner, et un vert criard embrasa les baies. Une fusée éclairante.

— Je ne crois pas qu’on ait le temps de gagner un abri. On va devoir utiliser celui de Padgett’s. C’est bon, il a été renforcé.

Polly secoua la tête.

Padgett’s sera bombardé.

— Vraiment ? (Merope lui jeta un regard d’effroi.) Mais tu disais… Quand ?

— Je l’ignore. D’une minute à l’autre.

— Mais tu disais que Padgett’s n’avait pas été touché.

— Je n’ai jamais dit ça. Dépêche-toi ! On en parlera plus tard.

Merope continua de pérorer tandis que Polly la tirait, claudicante, jusqu’à l’ascenseur.

— J’ai pris ce travail ici à cause de ça, parce que tu avais dit que c’était sûr. Tu avais dit que tu travaillerais dans un grand magasin, Selfridges ou Padgett’s ou…

Seigneur ! j’ai dit que c’était ceux chez qui Dunworthy m’interdisait de travailler, comprit Polly, mais ce n’était pas le moment d’en discuter. Ni de demander à Merope pourquoi elle n’était pas revenue chez Townsend Brothers, ce lundi. Ou ce qu’elle faisait encore là.

— On débrouillera tout ça plus tard.

Merope acquiesça.

— À notre retour. Quand j’ai découvert que tu étais partie, j’ai eu peur de ne jamais revoir Oxford. Je ne savais pas quoi faire…

Michael était déjà dans l’ascenseur.

— Allez ! hurla-t-il.

Un craquement sinistre retentit, à quelques centaines de mètres, puis un éclair fulgura. Polly poussa Merope dans la cabine et tira la grille en fer.

— On y va ! s’exclama-t-elle.

Michael bascula le levier de l’autre côté, et l’ascenseur entama sa descente.

— Je n’arrive toujours pas à croire que vous soyez là, babillait Merope. J’ai entendu des voix, mais je m’imaginais que Mme Sadler était revenue avec Roland, son insupportable fils. Voilà pourquoi je me suis cachée dans la remise, jusqu’à ce que j’entende appeler le nom de Polly. Quand je pense que j’ai failli ne pas sortir…

Un bang fracassant éclata suivi d’un silence de mort et, dans une secousse, l’ascenseur s’arrêta. Ils n’avaient pas atteint un étage. Derrière la grille, on ne voyait qu’un mur aveugle.

C’est enrayé, s’affola Polly. Il y a eu trois victimes. Nous ne sommes venus au secours de Merope que pour la piéger ici.

— Que s’est-il passé ? demanda la jeune femme.

Michael négligea sa question. Il poussa de toutes ses forces sur le levier, puis le tira en arrière. L’ascenseur se mit à monter. Le garçon attendit un moment avant de renverser le levier. L’appareil repartit vers le bas.

Polly le suppliait en silence, le souffle suspendu.

Deuxième étage, c’est bien, et maintenant, premier…

Une nouvelle secousse ébranla la cabine. Elle s’immobilisa et, cette fois, ça semblait sans appel.

Michael tenta de manipuler le levier à deux mains, mais ce fut peine perdue. Il fit glisser la grille et leva les yeux. Le plancher était à un mètre au-dessus d’eux.

— Polly, j’ai besoin que tu montes ouvrir la porte. (Il s’adossa à la paroi latérale et noua ses doigts.) Grimpe sur mes mains.

Elle acquiesça et l’escalada, s’étirant pour atteindre la lisière du plancher. Soutenu par Merope, il la hissa, et elle parvint à poser un genou sur le bord.

— Maintenant, essaie d’attraper la poignée de la porte. Tu y es presque. Est-ce que tu arrives à la faire tourner ?

C’était plus facile à dire qu’à faire. Elle n’avait quasiment pas de champ de manœuvre, puis son genou ripa, et elle faillit tomber.

— Ne t’inquiète pas, la rassura Michael. (Il la fit descendre.) Ce n’était pas mal, pour un premier essai. Si seulement nous disposions d’un point d’appui pour nous aider !

Il regarda autour de lui mais, chez Padgett’s, on n’équipait même pas les ascenseurs d’un siège pour l’opérateur.

— Allez, on recommence.

— À mon tour d’essayer, proposa Merope, qui se débarrassait de ses chaussures.

Elle sauta prestement sur les mains de Michael, s’accrocha à la poignée, parvint à la faire tourner et à entrebâiller la porte, se glissa dans l’ouverture, ses jambes dansant au-dessus d’eux tandis qu’elle se hissait sur le plancher. Puis elle se releva et ouvrit en grand sur le concert des canons et des bombes. Jetant un coup d’œil nerveux par-dessus son épaule, elle s’agenouilla, main tendue.

— À toi, Polly. Soulève-la, Michael.

Il s’exécuta et, agrippant la main libre de Polly, elle la tira sur le rebord. Une bombe explosa, tout près. Merope frissonna et demanda d’un ton angoissé :

— C’était à quelle distance, à votre avis ?

— Tout près. Aide-moi à sortir Michael.

Si c’est possible ! J’aurais dû le soulever d’abord.

— Attrape mes chevilles, ordonna-t-elle à Merope.

Et elle s’étendit sur le plancher, tendant ses bras à Michael.

— Ça ne marchera pas, lui cria le garçon. Je suis trop lourd. Écoute, il faut que vous filiez, toutes les deux.

Merope bondit et s’en fut en courant, déchaussée, dans l’obscurité. Polly la regarda s’éloigner, folle de rage. D’accord, elle était terrorisée, mais elles ne pouvaient pas abandonner Michael !

— Merope !

— Toi aussi, cria le garçon. Je vais réparer ça et je vous retrouve en bas.

— Je ne pars pas sans toi.

— Ce n’est pas le moment de discuter. Il faut…

Cependant, Merope était de retour, tirant une petite échelle.

— Désolée, haleta-t-elle, j’ai dû aller jusqu’à la remise. Aide-moi.

Ensemble, elles basculèrent l’échelle. Michael l’escalada, maladroit.

— Attends, s’écria Merope. Mes chaussures !

— On n’a plus le temps pour…, commença Polly.

Mais il était déjà descendu, les avait enfoncées dans ses poches, et il était de retour sur l’échelle.

Merope s’agenouilla à côté de Polly, et elles parvinrent à le hisser et à le sortir de la cabine.

— L’escalier le plus proche ? demanda-t-il à Merope.

— Là.

Et les deux filles se ruèrent à travers l’étage illuminé par l’incendie, Michael boitant derrière elles.

— Vivement le retour à Oxford. Je ne supporte plus cet horrible endroit ! s’exclama Merope tandis qu’elles couraient. Tu sais la première chose que je ferai quand j’arriverai là-bas ?

Si nous y arrivons.

Les avions étaient au-dessus d’eux, désormais. Les bombes sifflaient alentour et, dans un vacarme assourdissant, des éclairs aveuglants embrasaient le niveau. Ils plongèrent dans l’escalier et dégringolèrent les marches.

— Je dirai à M. Dunworthy que je n’accepterai jamais plus de mission impliquant des enfants, dit Merope.

Polly jeta un coup d’œil à Michael. Il tenait l’allure, mais portait tout son poids sur le garde-corps.

— J’ai cru que tu ne me trouverais jamais, Polly, continuait Merope. Quand je me suis aperçue que tu étais rentrée, je…

Ils atteignirent le rez-de-chaussée. Polly ouvrit la porte, et ils se précipitèrent le long du magasin, dans un déluge d’éclairs et d’explosions, leurs bras en bouclier au-dessus de leur tête avant de traverser la rue.

Quand ils parvinrent sur le trottoir d’en face, Merope et Michael s’immobilisèrent, pantelants.

— Non. C’est trop près, les avertit Polly.

Elle attrapa le coude de Merope et la traîna vers le bas de la voie, Michael boitillant derrière. Elle essayait de se tenir à l’écart des vitrines tout en gardant la protection des bâtiments. Ils auraient dû rester du côté de Padgett’s. L’explosion se propagerait en arc de cercle et, là où ils étaient, aucune paroi ne ferait écran entre eux et la violence de la secousse. Polly ne savait pas jusqu’où s’étendait le souffle d’une explosion.

— Désolée, annonça Merope au bout de deux pâtés de maisons, il faut que je m’arrête un instant.

Polly hocha la tête et, afin qu’ils puissent reprendre haleine, elle les poussa à l’abri derrière l’angle de l’immeuble le plus proche.

— Merci, haleta Merope en s’appuyant contre le mur.

Plié en deux, les mains sur les genoux, Michael suffoquait.

— J’aimerais… pouvoir dire… que… ça se calme… mais… je crois que c’est… de pire en pire.

— Mais si on gagne un refuge, objecta Merope, ça nous coincera toute la nuit ! On ne devrait pas aller droit au point de transfert ?

Le point de transfert.

Sortir Merope de chez Padgett’s et guider ses amis vers un endroit sûr avait tellement obnubilé Polly qu’elle en avait oublié l’équipe de récupération. Michael était là pour la ramener – pour les ramener – à Oxford, en sécurité. À la maison.

— Oui, bien sûr. Tu as raison. (Elle se tourna vers Michael.) Allons au site.

— Parfait. Où se trouve-t-il ?

— Pardon ?

— Ton site. Où est-il ? Loin d’ici ?

Ils posaient tous les deux sur elle un regard d’expectative.

— Michael, tu n’es pas l’équipe de récupération ? demanda Polly.

— L’équipe de récupération ? Non.

J’aurais dû m’en douter.

Tous les indices concordaient : son pied blessé, son ignorance quant à la présence de Merope, et le fait qu’il l’ait cherchée, elle, depuis presque un mois.

— Attends, je ne comprends pas, dit Merope qui les regardait alternativement l’un et l’autre d’un air effaré. Aucun de vous deux n’est l’équipe de récupération ? Mais alors, qu’est-ce que tu fais là, Michael ?

— Je ne peux pas accéder à mon site. Je suis venu à Londres pour utiliser celui de Polly.

— Moi aussi, déclara Merope, mais quand je suis allée chez Townsend Brothers on m’a annoncé que tu étais rentrée, Polly, et…

— Écoutez, on discutera de tout ça à Oxford, s’impatienta Michael. Tout de suite, on a besoin de se rendre à ton site, Polly. À quelle distance… ?

— Il est à Kensington, l’interrompit Polly, mais on ne peut pas l’utiliser non plus. Pourquoi l’accès du tien est-il impossible ?

Une HE s’écrasa au bas de la rue, projetant du verre en tous sens. D’instinct, ils protégèrent leur visage avec leurs mains.

— Il faut gagner un abri, dit Michael. Lequel est le plus près ?

— Oxford Circus, indiqua Polly.

Et elle les entraîna au pas de course vers la bouche de métro et en bas des marches. On avait déjà tiré la grille en fer. Le garde la leur ouvrit.

— Vous avez eu chaud, vous autres ! fit-il remarquer alors qu’ils fonçaient à l’intérieur. Vous avez intérêt à descendre tout de suite.

Ils n’avaient pas besoin d’encouragements et se ruèrent jusqu’aux tourniquets.

— Je n’ai pas d’argent, s’aperçut Merope. Mon sac…

Polly fouilla dans le sien pour trouver des jetons supplémentaires. Une nouvelle HE tonna tout près, secouant la station.

— Tu es certaine que nous sommes en sécurité, ici ? demanda Merope, qui regardait nerveusement le plafond.

— Oui, affirma Polly. Oxford Circus n’a pas été touchée avant la fin du Blitz.

Elle poussa le tourniquet et courut jusqu’à l’escalier roulant.

— Ah ! c’est vrai, se rappela Merope. J’avais oublié. Tu sais où toutes les bombes sont tombées.

Jusqu’au 1er janvier. Polly s’engagea sur le long escalier mécanique. Ce qui signifie qu’il vaudrait mieux avoir gagné le site de Michael d’ici là.

Qu’est-ce qu’il voulait dire, par cette impossibilité d’y accéder ? Elle se tourna pour lui poser la question, mais il était encore à plusieurs marches, boitant pour les rejoindre, lourdement appuyé sur la main courante.

— Est-ce que tu vas bien ? demanda Merope. Tu ne t’es pas tordu la cheville en me cherchant chez Padgett’s, j’espère ?

— Non. Je… C’est une blessure. Shrapnel. À Dunkerque.

Dunkerque ? Polly éprouva un tiraillement de panique. Était-ce pour cette raison qu’il ne pouvait plus accéder à son site, parce qu’il était allé à Dunkerque ? Si c’était le cas, ils ne pourraient pas l’atteindre avant la fin de la guerre et ce serait trop tard. Mais son point de saut ne pouvait être à Dunkerque. Et il n’aurait pas pu s’y rendre non plus.

— Qu’est-ce que tu fabriquais à Dunkerque ? interrogeait Merope.

— Chh ! lui intima Michael, désignant l’espace en dessous.

La foule était si dense qu’ils eurent du mal à la fendre pour quitter l’escalier, et encore plus de mal ensuite à s’y frayer un chemin. Le hall était plein à craquer. Tout le monde, sur Oxford Street – et Regent Street, et New Bond Street –, avait accouru quand le bombardement avait commencé, et ils avaient tous des paquets, des sacs de courses et des parapluies mouillés pour ajouter au chaos.

Les couloirs n’étaient pas moins bondés, et Polly savait par expérience que ce serait pire sur les quais.

— C’est impossible ! s’exclama Michael. On a besoin de trouver un endroit où parler tranquillement. Et si on changeait de station ? Les métros roulent encore, non ?

Elle acquiesça et les entraîna à travers la foule, rabâchant :

— Excusez-nous, nous allons prendre le métro. Excusez-nous…

— Pas la peine d’aller jusqu’au quai, ma jolie, lui annonça une femme sous l’arche qui menait à la Central Line. Les métros ne roulent plus, ici.

— Et ceux de la Bakerloo Line ?

La femme haussa les épaules.

— Aucune idée, trésor.

— Il va falloir remonter, conclut Polly.

S’ils y parvenaient ! S’ils parvenaient déjà à s’extraire de ce passage et à retourner dans le tunnel…

Là ! Une place ! cria Merope.

Avant que Polly puisse l’en empêcher, elle courut vers le quai. Quand Polly et Michael la rejoignirent, elle s’était installée, ravie, sur une couverture bleue maintenue à ses quatre coins par une chaussure.

— Impossible de s’asseoir ici, l’informa Polly, qui n’avait pas oublié sa première nuit à Saint-George et les difficultés que sa méconnaissance des codes avait entraînées.

La troupe ! Ses amis lui étaient complètement sortis de la tête. En ne la voyant pas venir, ils penseraient que quelque chose lui était arrivé, et sir Godfrey serait…

— Pourquoi est-ce impossible ? demanda Merope. Celui ou celle qui était assis là est parti à la cantine, ou aux toilettes, ou que sais-je, et ça lui prendra des heures pour revenir, dans cette foule.

— Et on ne trouvera pas de meilleur endroit pour parler, insista Michael.

Il avait raison. De part et d’autre, les gens plongés dans leurs conversations ne remarquèrent même pas Merope quand elle s’assit sur la couverture et glissa ses pieds sous elle. Michael s’appuya sur son épaule pour s’installer lui aussi, grimaçant alors qu’il croisait les jambes.

— Maintenant, dit-il en se penchant en avant et en baissant la voix, je veux tout entendre au sujet de ton point de saut, Polly. Pourquoi ne…

Merope l’interrompit.

— Non, tu dois d’abord nous apprendre ce qui est arrivé à ton pied. Que faisais-tu à Dunkerque ? Je croyais que tu allais à Douvres.

— Oui, sauf que j’ai débarqué sur une plage à cinquante kilomètres de distance.

Ah ! Dieu merci ! Son point de transfert n’était pas à Dunkerque. Il était de ce côté de la Manche.

— Et, avant que je puisse atteindre Douvres, on m’a embarqué de force comme membre d’équipage…

Embarqué de force ?

— C’est une longue histoire. En bref, j’ai fini par prendre part à l’évacuation de Dunkerque, où j’ai gagné ceci. (Il désigna son pied.) Ils m’ont opéré et se sont débrouillés pour le sauver, mais les tendons sont abîmés, ce qui explique la boiterie.

— Mais pourquoi ne pas être rentré à Oxford pour le faire réparer ? s’étonna Merope.

— Je te l’ai dit : je n’ai plus accès à mon site.

— Pourquoi ? s’enquit Polly. Des patrouilles contrôlent la plage ?

Si c’était le seul problème, à eux trois ils trouveraient bien un moyen de distraire l’attention des gardes.

— Peu importe. Ils ont installé un canon juste au sommet du site.

Et il restera là jusqu’à la fin de la guerre…

— Mais alors, pourquoi ne t’ont-ils pas envoyé une équipe de récupération ? chuchota Merope.

— Ils l’ont peut-être fait et ne m’ont pas localisé. J’étais inconscient quand on m’a transporté, et je n’avais aucun papier sur moi. L’hôpital ne savait pas qui j’étais et, avant qu’ils aient l’information, on m’a transféré à Orpington.

Polly leva les yeux.

— Orpington ?

— Ouais, au sud-est de Londres. Ils n’auraient jamais pensé à me chercher là-bas. Écoutez, on pourra discuter de ce qui m’est arrivé plus tard. (Il baissa la voix.) Tout de suite, on a besoin de se trouver un point de saut. Polly, tu es certaine que le tien ne marche pas ?

— Oui.

Elle leur raconta l’incident. Michael hocha la tête.

— Les explosions entraînent parfois des effets bizarres. J’ai appris ça pendant ma prépa. Elles peuvent tuer sans laisser la moindre trace sur le corps de la victime. Il ne reste donc plus que ton site, Merope. Que voulais-tu dire quand tu affirmais que tu ne pouvais pas t’y rendre non plus ? Et, s’il te plaît, ne nous annonce pas qu’il y a un canon dessus.

— Non, mais les militaires ont réquisitionné le manoir pour en faire une école de tir.

— Le point de transfert se trouvait sur les terres du manoir ?

— Non, dans les bois, mais l’armée s’en sert pour ses exercices.

— Et ils ont tendu du fil de fer barbelé tout autour, ajouta Polly.

Merope la dévisagea, surprise.

— Comment sais-tu ça ?

— Je suis allée à Backbury te chercher. C’est là que j’étais le jour où tu es venue chez Townsend Brothers. Nous nous sommes croisées.

— Mais pourquoi ont-ils prétendu que tu étais partie dans le Northumberland ? Je croyais…

— Plus tard, les bouscula Michael, impatient. La clôture est-elle gardée ? Penses-tu que nous pourrions la cisailler pour passer ? ou ramper par-dessous ?

— C’est possible, mais ce n’est pas le seul problème. Il me semble que mon site a été endommagé, lui aussi. La fenêtre de saut ne s’ouvrait pas, même avant l’arrivée de l’armée. Après la quarantaine, j’ai tenté de traverser plus d’une dizaine de fois, mais…

— Après la quarantaine ? l’arrêta Michael.

— Oui, ma mission était censée se terminer le 2 mai, mais Alf a contracté la rougeole, et on a mis le manoir en quarantaine pendant presque trois mois…

Sa mission s’était terminée le 2 mai ? Polly imaginait qu’elle avait pris fin quand l’armée avait investi le manoir.

— Quand as-tu quitté le manoir ?

— Le 9 septembre.

Du 2 mai au 9 septembre ! Quatre mois ! Elle était restée au manoir quatre mois après la fin de sa mission !

— Et aucune équipe de récupération n’est venue te chercher ? s’exclama Michael.

— Non, à moins qu’ils soient venus pendant la quarantaine, et que Samuels ne leur ait pas permis d’entrer.

Même s’ils n’avaient pas été capables de l’approcher à ce moment-là, ce qui semblait douteux, ils avaient eu plus d’un mois ensuite pour la sortir du manoir, et ils n’avaient pas l’excuse d’ignorer l’endroit où elle se trouvait, comme pour Polly ou Michael. Oxford savait exactement où elle était.

Et il y avait plus : M. Dunworthy n’aurait jamais laissé Merope affronter une épidémie, et il n’aurait certainement pas laissé Michael traîner avec un pied blessé.

Et il s’agissait de voyage dans le temps. Même si localiser Michael dans son hôpital prenait des mois, Oxford pouvait envoyer une seconde équipe à l’instant précis où il débarquait à Douvres, et l’emmener vers un nouveau site de transfert afin de le ramener en sécurité.

— Une explosion n’a pas pu abîmer mon point de saut, ajouta Merope. Le manoir n’a pas été bombardé. Alors, qu’est-il arrivé ?

— Je l’ignore, soupira Michael.

Moi, je sais, pensa Polly, nauséeuse. Elle l’avait su dès qu’elle avait découvert les ruines de Saint-George, quand elle avait compris que l’équipe de récupération aurait dû se manifester chez Townsend Brothers la veille. C’est pourquoi ses genoux s’étaient dérobés sous elle, parce qu’elle avait saisi ce qu’une telle absence signifiait. Mais, pour ne pas affronter la vérité, elle leur avait inventé des excuses. Et, la vérité, c’était que quelque chose de terrible s’était produit à Oxford, et que l’équipe de récupération ne viendrait pas.

Personne ne viendra.

— Mais si nous ne pouvons utiliser aucun de nos sites, disait Merope, qu’allons-nous faire, maintenant ?

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