— Tu iras au bal, Cendrillon, lui dit sa marraine la fée, mais, attention, il faudra en partir avant le douzième coup de minuit !
— Comment m’habiller ? lui demanda sa filleule. Je ne peux pas m’y rendre dans ces guenilles !
L’après-midi finissait lorsqu’elle atteignit le poste du FANY de Dulwich. Quand elle frappa, personne ne répondit.
J’aurais dû m’en douter, se dit-elle, irritée. Elles sont toutes parties chercher des fragments de V1.
Elle avait prévu de commencer sa mission le matin du 11 juin, de façon à s’installer, rencontrer et observer tout le monde pendant deux jours entiers avant l’apparition des premiers missiles, mais c’était sans compter avec les délais causés par le débarquement.
En Normandie, le jour J s’était déroulé quasiment sans accroc mais, de ce côté-ci de la Manche, le chaos l’emportait. Chaque train, bus ou route était bondé ou réservé aux forces d’invasion. Elle n’avait pas mis moins d’un jour et demi avant de réussir à organiser un transport pour Londres avec une Américaine du WAC qui devait transmettre des documents à Whitehall. À la dernière minute, on avait ordonné au WAC de les délivrer plutôt au quartier général d’Eisenhower, à Portsmouth et, quand elles étaient arrivées là, leur voiture et leur chauffeur avaient été réquisitionnés par les services de renseignements britanniques. Pendant trois jours, coincée au fin fond du Hampshire, elle avait tenté en vain d’obtenir une place dans un train pour finalement partir en stop dans la Jeep de GI américains. Mais alors les premiers V1 s’étaient déjà écrasés, et elle avait raté une chance d’observer le poste dans des circonstances « normales ».
Ou peut-être pas ? Le gouvernement n’avait pas encore reconnu que ces explosions étaient le fait de fusées sans équipage. Il ne s’y résoudrait que dans trois jours. Et pas un des quatre V1 de la nuit dernière n’avait touché Dulwich. On pouvait tout ignorer, ici, sauf si le ministère de la Sécurité intérieure avait envoyé quelqu’un du poste récupérer des fragments sur l’un des sites pour déterminer à quelle sorte d’arme on avait affaire. Hélas ! on avait évidemment dépêché les filles sur site parce qu’elle avait beau frapper, personne ne répondait. Le poste était désert.
Impossible. C’est un poste de secours. Il y a forcément une permanence pour répondre aux appels.
Elle frappa de nouveau, plus fort. Toujours rien.
Une poussée sur la porte l’ouvrit. Elle entra.
— Ohé ? Il y a quelqu’un ?
Faute de réponse, elle se mit en quête du bureau des expéditions.
Au milieu du couloir, elle entendit la musique, une chanson des Andrew Sisters : Don’t Sit Under the Apple Tree. Elle continua dans cette direction jusqu’à une porte entrebâillée. Dans la pièce, une jeune fille coiffée en queue-de-cheval et vêtue d’un pantalon lisait un magazine de cinéma, vautrée sur un sofa, une jambe passée sur l’accoudoir.
Cette fille ne sait manifestement rien des V1. Parfait !
Mary poussa la porte.
— Bonjour ! Excusez-moi, je cherche l’officier de service.
La fille bondit et plongea sur le phonographe, envoyant valdinguer son magazine dans un éparpillement de pages, avant de se résoudre à se calmer et à se mettre au garde-à-vous. Même si elle se tenait là comme un enfant fautif qui s’apprête à partir au lit sans souper, elle devait être plus âgée qu’il ne paraissait.
— Lieutenant Fairchild, ma’ame, dit-elle en saluant. Puis-je vous aider ?
— Lieutenant Kent, ralliant son unité.
Mary lui tendit ses papiers de transfert.
— Je viens juste d’être affectée à ce poste.
— Affectée ? Le major n’a rien dit de…
La fille examinait les papiers en fronçant les sourcils, puis elle sourit largement.
— Le quartier général nous a finalement dépêché quelqu’un ? Je n’y crois pas ! On avait perdu tout espoir. Bienvenue au poste, lieutenant… Pardon, quel est votre nom, déjà ?
— Kent. Mary Kent.
— Bienvenue, lieutenant Kent, reprit Fairchild avant de lui tendre la main. Je suis tellement contrite ! J’ignorais qui vous étiez. Nous sommes à court depuis des mois. Notre major s’est battue avec le quartier général pour obtenir une recrue supplémentaire, mais nous désespérions de vous voir arriver un jour.
Moi aussi !
— Si seulement vous aviez été là il y a un mois ! On était débordées, avec tous ces officiers qui avaient besoin de chauffeurs, à cause du débarquement et tout ça. Ultra, ultrasecret, tout ça… On n’était pas censées savoir quelque chose, mais il était évident que c’était parti pour barder.
Elle ajouta, les yeux brillant de fierté :
— Moi, j’ai conduit le général Patton. Maintenant, ils sont tous en France, et on est désœuvrées. Ça ne veut pas dire qu’on n’est pas contentes de vous avoir. Ce statu quo ne devrait pas s’éterniser.
J’en atteste.
— Le major y veillera. Ici, aucune oisiveté autorisée.
Elle jeta un coup d’œil coupable au magazine sur le sofa.
— Elle insiste pour que nous fassions de notre mieux pour gagner la guerre, à chaque instant de chaque jour. Elle aura ma peau si elle voit à son retour que j’ai dérogé et que vous n’avez pas visité le poste. Attendez-moi une seconde.
Elle posa les papiers sur le bureau et se pencha à la porte.
— Talbot ! appela-t-elle.
Elle n’obtint aucune réponse.
— Elle a dû changer d’avis, et partir avec les autres au char à fourbi.
Que pouvait être un « char à fourbi » ? Une mission particulière pour une ambulance ? Mary n’aurait pas dû l’ignorer. Pourtant, malgré ses études approfondies quant à l’argot de la Seconde Guerre mondiale, elle n’avait jamais rencontré ce terme.
— Je croyais qu’elles rentreraient plus tôt. Deux secondes ! (Fairchild bloqua la porte avec son magazine.) Ainsi, je pourrai entendre sonner le téléphone, même si je ne pense pas que ce sera nécessaire. Personne n’a appelé de toute la journée. Par ici, Kent.
Si personne n’avait appelé, alors un char à fourbi ne pouvait être une mission pour une ambulance. Un incident, en argot ?
— Voilà notre mess, annonça Fairchild en ouvrant une porte.
Mary connaissait ce mot, au moins.
— Et la cuisine est là.
Son guide poussa une porte latérale et s’effaça pour la laisser passer.
— Notre garage, sans grand-chose à découvrir en ce moment, je crains. Nous avons deux ambulances, une Bentley et une Daimler. Avez-vous déjà conduit une Daimler, Kent ? (Mary acquiesça.) En quelle année ?
2060…
— C’était en 1938, il me semble.
— Hum ! ça ne sera pas très utile. Notre Daimler est une antiquité. Je jurerais que Florence Nightingale la conduisait pendant la guerre de Crimée. Elle est infernale à démarrer, et pire encore à conduire. Et presque impossible à manœuvrer sur un créneau serré. Le major a réclamé une nouvelle voiture, mais on n’a pas d’écho. Voici le journal de bord.
Elle lui désignait un bloc-notes pendu au mur. Elle lui montra les colonnes pour le temps, la destination et la distance parcourue, ajoutant :
— Et pas le plus petit détour autorisé pour des courses personnelles ! Le major se transforme en harpie dès qu’on touche à l’essence. Et pareil si on oublie de signer le journal avant de sortir une auto.
— Même si on sort pour un incident ?
— Un incident ? Oh ! vous voulez dire le crash d’un Spitfire ou quelque chose du genre ? Évidemment, dans ce cas, on peut filer direct et renseigner le journal au retour, mais ça se produit rarement. La plupart des appels sont pour des soldats qui se sont bagarrés ou qui ont raté l’escalier parce qu’ils étaient bourrés. Le reste du temps, c’est du taxi pour les officiers. Après avoir pointé, on rapporte les clés au bureau des expéditions, et on les accroche là.
Elle avait ramené Mary dans la pièce au sofa et au phonographe. Elle lui montra trois crochets étiquetés « Ronald Colman », « Clark Gable » et « Bela Lugosi ».
— Comme les pilotes de la RAF donnent un petit nom à leurs avions, nous avons décidé nous aussi de personnifier nos ambulances.
— Vous disiez que vous aviez deux ambulances.
— Exact. Ronald Colman est la Bentley privée du major. Elle nous la prête quand les deux ambulances sont sorties ou quand nous devons emmener quelqu’un d’important.
— Ah ! je suppose que Bela Lugosi est la Daimler ?
— Oui, bien que ce nom ne soit qu’un euphémisme en regard de sa nature diabolique ! Je voulais l’appeler Heinrich Himmler.
Elle conduisit Mary le long d’un nouveau couloir et poussa la porte d’une chambre toute en longueur où s’alignaient six lits de camp tirés au cordeau.
— Vous dormirez là, indiqua-t-elle en se dirigeant vers la deuxième couchette sur la droite. C’est à vous.
Elle la tapota, puis traversa la pièce en direction d’une armoire et l’ouvrit.
— Vous pouvez caser vos affaires sur ces planches. Vous partagez avec Sutcliffe-Hythe, alors ne la laissez pas s’étaler. Et ne ramassez pas derrière elle. Cette petite a tendance à semer ses fringues partout et à s’attendre à ce qu’on les lui range. Elle ne nous a rejointes que depuis quatre mois. Avant, évidemment, elle avait des larbins pour s’occuper de ça.
Fairchild avait parlé d’un ton si désinvolte que cela confirmait les déductions de Mary : en dépit de la queue-de-cheval et du magazine de cinéma, Fairchild appartenait à une classe sociale très aisée, tout comme Sutcliffe-Hythe, et la plupart des jeunes femmes du First Aid Nursing Yeomanry. On les avait recrutées parce que, contrairement aux filles de milieux moins favorisés, elles avaient appris à conduire. Elles avaient également acquis les règles d’un savoir-vivre qui leur permettait de frayer avec les officiers. Voilà comment elles avaient fini par servir de chauffeurs aux généraux tout autant qu’elles pilotaient des ambulances.
— Voyons, que faut-il savoir de plus ? Petit déjeuner à 6 heures, extinction des feux à 23 heures. On n’emprunte pas la serviette ni le petit ami d’une autre, on n’évoque pas l’Italie. Le fiancé de Grenville s’y trouve, et elle est sans nouvelles depuis trois semaines. Ah ! et on évite le sujet des fiançailles avec Maitland… Vous n’êtes pas fiancée ?
— Non, répondit-elle en se délestant de son sac de marin sur le lit.
— Parfait. Les fiancées et Maitland, ça fait deux, en ce moment. Elle essaie de se faire demander en mariage par le pilote avec qui elle sort, mais pour l’instant ça ne marche pas. Je lui ai dit qu’elle devrait prendre des leçons auprès de Talbot. Qui s’est fiancée quatre fois, depuis son arrivée ici ! Vous sortiez avec quelqu’un, là où… Où était votre poste, avant ?
— Oxford.
— Oxford ? Oh ! mais alors vous devez connaître…
Elle s’arrêta et pencha la tête, en alerte, en entendant une porte claquer quelque part.
— Fairchild !
La jolie brune en uniforme et casquette du FANY qui avait appelé fit irruption dans la pièce.
— Tu ne croiras jamais ce que je viens d’apprendre !
Adieu mon observation du comportement des filles avant le choc des missiles !
— Qu’est-ce que tu fiches ici, Talbot ? Tu n’es pas partie avec Maitland et les autres au char à fourbi ?
— Non, mais j’ai des regrets. Je suis si fatiguée du Péril jaune que ça me donne envie de hurler.
Le « Péril jaune » ? Par quel biais le Japon venait-il s’immiscer dans un poste d’ambulance ?
J’aurais vraiment dû mieux travailler mon argot de la Seconde Guerre mondiale !
— Je me trouvais au garage, reprit Talbot. Le major insistait pour que j’aille récupérer Bela Lugosi.
Dieu merci ! grâce à Fairchild, Mary connaissait les noms des ambulances, sinon elle aurait été complètement perdue. Le Péril jaune était-il aussi une sorte de véhicule ?
— J’avais prévenu le major qu’elle ne serait pas prête, mais elle… Qui est-ce ?
— Mary Kent, répondit Fairchild. Notre nouveau chauffeur.
— Mais c’est impossible ! explosa Talbot, provoquant un regard affûté de Mary. Désolée. C’est juste que j’avais parié avec Camberley que même le major ne pourrait obtenir du QG qu’ils envoient un nouveau conducteur ! Une paire de bas. Et maintenant qu’est-ce que je vais faire ? J’ai prêté ma seule paire à Jitters, et elle les a carrément mis en pièces.
— Elle veut dire le lieutenant Parrish, expliqua Fairchild. Elle aime danser le jitterbug.
— Je dois trouver des bas. Philip m’emmène au Ritz samedi.
Non, certainement pas. Plus d’une centaine de V1 frapperont, samedi. Tu seras trop occupée à transporter les blessés.
— Je doute que tu aies une paire de rechange à me prêter, Kent ?
Non, et même si j’en avais une je ne l’avouerais pas.
Mary était un imposteur, et cet aveu la démasquerait sur- le-champ. À ce stade de la guerre, aucune femme en Angleterre n’avait possédé de paire de bas présentable.
— Désolée, soupira-t-elle en montrant ses jambes habillées de coton plusieurs fois reprisé. Je regrette de vous avoir fait perdre votre mise.
— Eh bien, tant pis pour moi : je n’aurais pas dû parier contre le major. Je devrais le savoir. As-tu rencontré le major, Kent ?
— Pas encore, intervint Fairchild. Le major est à Londres. On l’a convoquée à une réunion au QG.
— Quand tu la verras, tu t’apercevras qu’elle est extrêmement déterminée, en particulier s’il s’agit d’obtenir de l’équipement et des vivres… ou du personnel pour notre poste.
Fairchild acquiesça.
— Elle est convaincue que la victoire repose entièrement sur nos épaules.
— Conduire des officiers aux mains baladeuses ne me paraît pas franchement vital pour le sort de la guerre, ricana Talbot. Question avances amoureuses, j’espère que tu es rompue à l’art de l’esquive, Kent. (Elle se tourna vers Fairchild.) Quand crois-tu que Maitland et les autres seront de retour ?
— Je pensais qu’elles seraient déjà rentrées.
— Où se trouvait ce char à fourbi ?
— Bethnal Green.
— Bon ! je pars me doucher avant qu’elles reviennent.
Elle enleva sa veste et se dirigea vers la porte.
— Attends, la retint Fairchild. Tu ne peux pas filer comme ça, tu ne nous as toujours pas dit ce que tu avais entendu !
— Ah, oui ! J’avais oublié. Je me rends donc au garage où on me prétend comme d’habitude que Bela ne sera pas prête avant demain.
Elle dégrafa sa jupe qu’elle laissa choir, et commença de déboutonner son chemisier.
— Alors je leur réponds que nous en avons besoin aujourd’hui, et que je vais patienter.
D’un haussement d’épaules, elle se défit du chemisier et resta debout en combinaison, les poings sur les hanches.
— Quelle erreur ! Du coup, tout ce qu’ils ont fait, c’était de me tenir la jambe et bavarder avec moi.
Je veux bien le croire, souriait Mary. Talbot n’était pas seulement jolie, elle avait un corps de rêve. Pas étonnant qu’elle se soit fiancée quatre fois.
— Finalement, je me replie sur la cantine, me consoler avec une tasse de thé, et j’y retrouve Lyttelton. Elle attendait un capitaine affecté à la Défense côtière et qu’elle devait conduire à Douvres…
Elle était au courant pour les V1, c’était évident. La Défense côtière savait depuis des semaines que les Allemands avaient prévu de lancer des missiles. Ils étaient censés garder le secret, mais à l’évidence le capitaine avait vendu la mèche à son chauffeur, et elle en avait fait part à Talbot.
— Et tu ne devineras jamais ce qu’elle m’a dit ! continua la jeune fille. Le capitaine Eden est marié ! À une WAAF.
— Le capitaine Eden qui t’a emmenée chez Quaglino la semaine dernière ?
— Et au Savoy la semaine d’avant, et qui m’a appelée il y a trois jours pour une pièce de théâtre.
— Le goujat ! s’exclama Fairchild, véhémente.
— Un butor de première, reconnut Talbot. En plus, c’est une pièce que je crevais d’envie de voir. D’un autre côté, ce type est un danseur atroce, et ça me donne une chance de me trouver un Américain assez fou de moi pour m’offrir une paire de bas nylon.
Elle claqua une serviette sur son épaule.
— Salut ! Je vais me doucher.
— Et moi, je dois te montrer le reste du poste, ajouta Fairchild à l’intention de Mary. Tu déballeras plus tard. Nous n’avons plus de temps à perdre.
Moi non plus, songea Mary en lui emboîtant le pas. Même si Talbot ne savait rien au sujet des V1, les filles qui rentreraient seraient forcément informées. Fairchild avait dit qu’elles étaient parties à Bethnal Green, et c’était là que le deuxième V1 était tombé, saccageant un pont ferroviaire. Ainsi, elle ne s’était pas trompée, elles avaient été envoyées collecter les fragments. Un « char à fourbi » devait être un incident. Mais pourquoi Talbot avait-elle regretté de ne pas les avoir accompagnées ?
— Voilà la salle commune, indiquait Fairchild, et l’accès de la cave. Notre abri antiaérien est en bas.
La porte qu’elle ouvrit donnait sur un escalier très raide.
— Mais nous ne l’utilisons jamais. La sirène n’a sonné qu’une fois ces trois derniers mois, et c’était des gosses entrés par effraction dans le poste de la Défense passive qui l’avaient déclenchée pour rigoler.
Il n’y avait pas eu de sirènes la nuit d’avant ? Impossible ! Elles avaient sonné pour chacun des quatre V1. Un guetteur d’avions de dix ans avait scrupuleusement noté les heures de chaque début et fin d’alerte dans son journal. Elles n’avaient pas dû pouvoir les entendre ici, à Dulwich.
— Et maintenant que nos gars sont en France, plus la peine de s’inquiéter des raids. La guerre ne durera plus très longtemps…
Elle se tut, l’oreille tendue. Mary perçut le claquement d’une portière de voiture et un bruit de voix.
— Les filles sont de retour ! annonça Fairchild en se précipitant dans le couloir.
Un trio de jeunes femmes en uniforme du FANY arrivait du garage, les bras pleins de vêtements.
— On aurait dû prendre cette dentelle écrue, disait une blonde trapue à une grande perche rousse.
— Trop petit. Même Camberley ne venait pas à bout de la fermeture Éclair.
— Grenville aurait pu la lui retoucher.
— La pêche a été bonne, Reed ? demanda Fairchild.
— En partie seulement, répondit la rousse, qui entrait dans le bureau des expéditions et jetait les habits qu’elle tenait sur le sofa. Nous ne rapportons qu’une robe de soirée.
— Qui a failli coûter la vie à Camberley, ajouta la blonde. Pour l’avoir, elle a dû se battre avec deux filles du St John Ambulance de Croydon.
— Mais j’ai gagné ! triompha la troisième arrivante, un petit bout de femme aux allures d’elfe.
Elle sortit une robe longue en tulle rose de la pile et la montra fièrement.
— Je suis la championne du char à fourbi de Saint-Ethelred !
Voilà qui éclaircissait le mystère. Un « char à fourbi » était l’équivalent argotique d’un troc de vêtements. À cause du rationnement et parce que les étoffes servaient toutes à fabriquer des uniformes et des parachutes, les trocs avaient été usuels pendant la guerre.
— Elle est un peu courte, regretta la flamboyante Reed. Mais la jupe est large, on pourra piquer dedans pour lui ajouter un volant, et… (Elle s’arrêta.) Qui est-ce ?
— Lieutenant Mary Kent, annonça Fairchild. Kent, voici le capitaine Maitland.
Elle désignait la blonde trapue. Puis elle pointa la rousse et l’elfe.
— Lieutenant Reed, et lieutenant Camberley. Kent est notre nouveau chauffeur. Le QG nous l’envoie d’Oxford.
— Tu plaisantes ! s’exclama Maitland.
— Je vous avais dit que le major y parviendrait, triompha Camberley. Même s’il est un peu tard. J’ai peur que tu n’arrives après la bataille, Kent.
— Si tu étais basée à Oxford, commença Reed, tu dois connaître…
— On s’en fiche, intervint Talbot, qui débarquait en peignoir, la tête drapée dans une serviette de bain. Je veux voir ce que vous avez dégotté. Du rose ? Oh non ! Je suis affreuse en rose. Ça me lessive le teint. Cela dit, pour samedi… (Elle s’en saisit.) Ce sera toujours mieux que le Péril jaune.
— Tu ne la portes pas samedi, s’interposa Camberley. Pour un peu, les filles du Saint-John m’envoyaient ad patres ! Ce sera moi la première.
— Nous manquons de robes de soirée, expliqua Fairchild, alors on les partage. On s’est débrouillées avec le Péril jaune et la robe que Sutcliffe-Hythe arborait lors de sa présentation à la Cour. Teinte en bleu lavande… mais la couleur a bavé et le résultat n’est pas très heureux.
— Elle n’est sortable que dans des boîtes de nuit très sombres, précisa Reed.
— Mais il me faut la rose, insista Talbot. Je vais au Ritz. Ils ont déjà vu le Péril jaune. Je l’ai mise deux fois !
— Qui t’emmène ? interrogea Reed.
— Ce n’est pas encore sûr. Peut-être le capitaine Johnson.
— Johnson ? Le beau garçon avec sa moustache à croquer ?
— Non, dit Talbot, qui tenait la robe rose contre elle et la regardait dans le miroir. C’est l’Américain qui accède au PX.
Mary aurait dû se délecter de cette conversation. Elle illustrait à la perfection la vie dans un poste d’ambulancières avant les missiles. Mais pourquoi n’avaient-elles pas entendu parler des V1 ? Quelqu’un de l’équipe de Bethnal Green les avait forcément signalés.
Ne sois pas idiote, ces filles n’étaient pas là. Quand on se lève à 4 heures pour administrer les premiers soins et transporter des victimes à l’hôpital – il y avait eu six morts –, on ne se rend pas ensuite allégrement à un troc de fringues.
Pourtant, même si elles n’y étaient pas allées, quelqu’un aurait dû mentionner le bruit d’une explosion. Ou la sirène si, comme Fairchild l’indiquait, elle n’avait pas sonné depuis des mois. Mary regardait les filles du FANY se passer la robe rose et la paire de mules de bal usagées qu’elles avaient dénichées et s’interrogeait : peut-on se laisser absorber par une quête de vêtements au point d’en oublier quiconque autour de soi ?
— J’ai vu Haviland, et vous ne devinerez jamais ce qu’elle m’a raconté, dit Maitland. Vous vous souvenez du capitaine Ward ? On l’a rencontré à cette soirée des GI où on était allées danser. Les cheveux comme une auréole sombre et bouclée… Eh bien, Haviland me dit qu’il est fou de moi, mais qu’il n’ose pas me demander de sortir avec lui !
— Je t’ai trouvé un rouge à lèvres, apprenait Reed à Talbot. « Caresse colombine ».
Elle lui tendit un tube doré.
— Dieu merci ! s’exclama son amie, qui avait enlevé le capuchon et qui tournait la base pour révéler une saisissante nuance rouge sombre. Le mien était usé jusqu’à la garde. Pas de gants noirs ?
— Non, mais Healey et Baker étaient là, et elles ont annoncé que leur poste organisera une vente de charité en juillet. Il y a des gants noirs dans les dons qu’elles ont reçus, elles en sont sûres. Elles m’ont promis de nous les mettre de côté.
— Qu’est-ce qui leur prend, à Bethnal Green, d’organiser une vente de charité ? demanda Fairchild.
— Elles lèvent des fonds pour une nouvelle ambulance, répondit Maitland.
— Seigneur, pourvu que le major ne l’apprenne jamais, ou nous sommes bonnes pour en programmer une ! grogna Talbot.
Mary l’entendit à peine. Les ambulancières du FANY de Bethnal Green étaient présentes au char à fourbi.
Me serais-je trompée de date pour les premières attaques des V1 ?
Mais dates et lieux lui avaient été implantés directement à partir des enregistrements historiques. Et pourtant, si un V1 avait frappé le pont ferroviaire, comment pouvaient-elles oublier d’en parler ?
— Regardez, dit Reed. J’ai récupéré une paire de sandales de pla…
Elle s’arrêta net pour tendre l’oreille.
— Vous n’avez pas entendu un bruit de moteur ?
Elle quitta prestement la pièce et revint.
— Voilà le major !
Une sirène antiaérienne n’aurait pas produit meilleur effet. Reed et Camberley ramassèrent les vêtements et déguerpirent. Fairchild plongea sur le phonographe, le débrancha, ferma son couvercle et le poussa dans les mains de Maitland :
— Remets-le dans la salle commune, lui enjoignit-elle.
Pendant que Maitland sortait du bureau, elle se trémoussa pour se glisser dans la veste de son uniforme.
— Kent, passe-moi le Film News, vite, souffla-t-elle en la boutonnant.
Mary se précipita pour retirer le magazine qui maintenait la porte entrebâillée, le tendit à Fairchild, qui le fourra dans un tiroir à dossiers. Elle eut juste le temps de s’asseoir pour se lever de nouveau quand le major entra.
D’après les commentaires, Mary anticipait une gorgone, mais le major était une petite femme au physique frêle et délicat, dont les cheveux commençaient à peine à grisonner. Au salut réglementaire de Mary, elle répondit par un sourire doux et dit d’une voix tranquille :
— Bienvenue, lieutenant.
— Je lui faisais visiter le poste, déclara Fairchild.
— Ce qui peut attendre. Rassemblement dans la salle commune. Je dois vous annoncer quelque chose.
Les V1 étaient donc bien tombés comme prévu, après tout, et on avait ordonné le silence au FANY de Bethnal Green, tout comme à l’officier de la Défense côtière, jusqu’à l’annonce officielle. Annonce que le major s’apprêtait à faire.
Dans l’intervalle, Mary avait eu la chance d’observer une tranche de vie au poste… Une vie sur le point de changer radicalement. Elle changeait déjà. L’expression solennelle des filles alors qu’elles se retrouvaient dans la salle commune montrait qu’elles savaient que quelque chose se préparait. Talbot avait peigné ses cheveux mouillés et enfilé son uniforme, et Fairchild avait accroché sa queue-de-cheval sur le haut de sa tête avec des épingles. Elles se mirent au garde-à-vous quand le major entra.
— Une phase critique et inédite de la guerre commence, dit-elle. Je reviens d’une réunion au QG… (Nous y voilà !)… où notre unité a reçu de nouveaux ordres de mission. À partir de demain, nous transporterons les soldats blessés pendant le débarquement en Normandie. Nous les emmenons à l’hôpital d’Orpington pour y être opérés.