Magasin ouvert. Vraiment ouvert.
Il fallut deux heures à Polly pour atteindre Oxford Street. À la suite de l’attaque, les stations d’Oxford Circus et de Bond Street seraient toutes les deux fermées, et elle avait prévu d’attraper le métro à Piccadilly Circus, mais aucune rame ne passait sur l’Inner Circle et, quand elle tenta de prendre la District Line puis Piccadilly, elle ne put franchir Gloucester Road et dut quitter la station et trouver un bus. Lequel ne dépassa pas Bond Street, bloquée par un énorme entassement de gravats. Il ne lui restait plus qu’à marcher, en évitant les barricades ainsi qu’un secteur condamné par des cordes et qui portait une pancarte annonçant : « Danger, fuite de gaz ».
Jonchée de vitres brisées, Oxford Street était par surcroît noyée sous l’eau des lances à incendie. Polly perdit un quart d’heure de plus avant d’atteindre les locaux éventrés de John Lewis et, quand elle y parvint, elle les découvrit dans un état bien pire qu’elle ne l’avait imaginé lorsqu’elle avait regardé les photos. Les grandes arches en brique s’ouvraient, béantes, sur un chaos noirci de madriers carbonisés et de poutrelles dégoulinantes. Cela ressemblait moins à un immeuble réduit en cendres qu’au naufrage de quelque énorme paquebot. Ici et là, au milieu de l’épave immergée, surnageait un panneau à demi brûlé indiquant « Soldes », un gant trempé, un cintre calciné.
À l’arrière du magasin, Polly vit un pompier jouer de sa lance sur la charpente, bien que l’incendie fût éteint depuis longtemps. Deux autres pompiers enroulaient un lourd tuyau sur un dévidoir en bois, et un quatrième marchait vers l’autopompe, qui se trouvait toujours au milieu de la voie. Une femme d’âge moyen, en pantalon et coiffée d’un casque, tirait une corde pour délimiter la zone. Partout, du verre brisé, de la poussière de brique et, quand Polly leva les yeux sur Oxford Street, elle découvrit la rue ensevelie sous une épaisse fumée.
Elle avançait avec précaution au milieu des éclats de verre, enjambait les tuyaux et contournait les flaques. C’est inutile, pensait-elle. Aucun magasin ne pourra ouvrir aujourd’hui, encore moins embaucher. Mais, au-dessus des portes principales de Peter Robinson, deux ouvriers installaient une bannière proclamant : « Nous sommes ouverts. Excusez le désordre », comme si l’immeuble était en construction. Et Polly vit une femme pénétrer chez Townsend Brothers. Elle se hâta de traverser les débris, s’arrêtant à la porte pour ajuster sa veste et débarrasser ses semelles des fragments de verre qui s’y étaient incrustés.
Elle n’aurait pas dû se donner cette peine. À l’intérieur, deux vendeuses balayaient encore plus de verre tandis qu’une troisième montrait des rouges à lèvres à la femme que Polly avait suivie. Personne d’autre à ce niveau, personne dans l’ascenseur quand elle en ouvrit la grille, à l’exception du liftier qui lui demanda :
— Z’avez vu comment les Boches ont assaisonné John Lewis ?
Pas plus d’acheteurs au cinquième étage. Ils n’ont besoin de personne, c’est évident… Pourtant, Polly était à peine entrée dans le bureau du chef du personnel que ce dernier lui offrait un poste de vendeuse assistante au rayon « Lingerie ». Il l’escorta jusqu’au troisième étage où il interrogea une jolie brunette :
— Où est Mlle Snelgrove ?
— Elle a téléphoné pour prévenir qu’elle serait en retard, monsieur Witherill, répondit la jeune femme qui souriait à Polly. Il y a un UXB sur Edgware Road, ils ont interdit l’accès de toute la zone, et elle doit traverser le parc, alors…
— Voilà Mlle Sebastian, l’interrompit M. Witherill. Elle travaillera au comptoir des gants et des bas.
Il se tourna vers Polly.
— Mlle Hayes vous montrera les emplacements et vous expliquera vos tâches. Demandez à Mlle Snelgrove de passer me voir dès qu’elle arrive.
— Ne vous en faites pas pour lui, dit Mlle Hayes quand il fut parti. Il est un peu nerveux. Trois filles ont donné leur démission, ce matin, et il s’inquiète à l’idée que Mlle Snelgrove pourrait avoir elle aussi décampé. Hélas non ! et c’est bien dommage. C’est notre responsable d’étage, et elle est excessivement exigeante.
Elle avait baissé la voix pour ajouter, en confidence :
— Moi, je crois que c’est elle, la raison de la démission de Betty, même si elle a invoqué John Lewis pour motif. Mlle Snelgrove était sans cesse sur son dos. Vous avez déjà travaillé dans un grand magasin, mademoiselle Sebastian ?
— Oui, mademoiselle Hayes.
— Parfait, vous aurez donc un peu l’habitude des stocks et du matériel.
Elle passa derrière le comptoir.
— Et il n’est pas nécessaire de m’appeler mademoiselle Hayes quand nous sommes seules. Appelez-moi Marjorie. Et vous êtes ?…
— Polly.
— Où travailliez-vous, Polly ?
— À Manchester, chez Debenhams.
Elle avait choisi Manchester à cause de son éloignement par rapport à Londres et parce qu’un Debenhams s’y trouvait. Elle avait vu une photo du magasin, détruit par un raid en décembre. Il ne manquerait plus que Marjorie s’exclame : « Vraiment ? Je suis de Manchester ! »
Ce ne fut pas le cas. Elle demanda :
— Savez-vous faire un compte-rendu de ventes ?
Polly savait. Tout comme additionner, se servir de papier carbone ou d’une machine à calculer, aiguiser des crayons, et toute autre tâche qu’une vendeuse était censée connaître du point de vue de Recherche et de M. Dunworthy… lesquels étaient persuadés que les historiens devaient être préparés à n’importe quelle éventualité.
C’est pour l’argent que Polly avait éprouvé les pires difficultés de mémorisation. Leur organisation monétaire était si démentielle que Polly s’attendait à ce qu’elle devienne une grosse source d’ennuis au travail, mais Marjorie lui annonça que chez Townsend Brothers les transactions en liquide étaient traitées par la comptabilité, à l’étage. Tout ce qui incombait à Polly, c’était de placer l’argent et la facture dans une navette en cuivre, et de la propulser par un système de tubes pneumatiques. La navette revenait un peu plus tard avec l’appoint exact en monnaie.
J’aurais pu me dispenser d’apprendre ce fatras de guinées, de demi-couronnes et de quarts de penny.
Marjorie lui montra comment facturer une vente sur le compte d’un client et remplir un bon de livraison, dans quels tiroirs étaient entreposés les différentes tailles de gants, les bas de soie, les bas de coton en fil d’Écosse et en laine, comment draper les boîtes des bas avec une seule feuille de papier de soie, les y poser, avant d’entourer la boîte de papier d’emballage en repliant les extrémités en dessous et en attachant le tout avec une ficelle issue d’un gros rouleau.
Ni Recherche, ni M. Dunworthy n’avaient prévu ce détail, mais cela ne paraissait pas trop difficile. Cependant, Marjorie ne s’était pas trompée, les affaires reprenaient : à 11 heures, une demi-douzaine de clientes étaient arrivées, et l’une d’elles, âgée, dit à Polly :
— Quand j’ai vu comment Hitler avait démoli Oxford Street, j’ai décidé de m’acheter une nouvelle paire de jarretières, juste pour lui montrer !
Lorsque Polly réalisa sa première vente, son emballage fut un ratage intégral. Les bords en étaient inégaux, les plis froissés, et au moment où elle tentait de tendre la ficelle autour du paquet, le papier se défit entièrement.
— Je suis vraiment désolée, madame. C’est mon premier jour.
Elle recommença, et réussit cette fois à maintenir ensemble feuille et paquet, mais son nœud restait si lâche que la ficelle se dénoua sur le côté.
Marjorie vint à sa rescousse. Elle jeta le lien emmêlé et reprit l’opération avec une nouvelle longueur qu’elle attacha avec adresse autour du paquet. Après le départ de la cliente, elle déclara gentiment :
— Je me chargerai d’emballer tes paquets jusqu’à ce que tu sois dans le bain.
Toutefois, Polly aurait évidemment dû savoir comment s’y prendre et, entre deux clients, elle s’entraîna sur une boîte vide, sans grand succès.
À midi, « l’excessivement exigeante » Mlle Snelgrove arriva. Polly se hâta de cacher dans sa poche le morceau de ficelle qu’elle avait utilisé pour ses expériences, et de réajuster son chemisier dans sa jupe.
Marjorie n’avait rien exagéré.
— J’attends le meilleur niveau des gens qui travaillent sous mes ordres : une attitude polie et une tenue impeccable, aussi bien dans l’exercice de leur fonction que dans leur apparence, annonça-t-elle, son regard glacial fixé sur la jupe bleu marine de Polly. Les habits requis pour nos vendeuses sont un corsage blanc, une jupe noire unie…
Ce n’est pas faute de les avoir prévenus, à Garde-robe ! pensa Polly, dégoûtée.
— Et des chaussures plates et noires. Avez-vous une jupe noire, mademoiselle Sebastian ?
— Oui, ma’ame.
En tout cas, j’en aurai une dès que j’aurai averti M. Dunworthy, ce soir, que j’ai trouvé du travail.
— Depuis quand êtes-vous à Londres ?
— Je suis arrivée la semaine dernière.
— Alors, vous avez l’habitude des raids ?
— Oui, ma’ame.
— Je ne peux garder des filles anxieuses ou facilement effrayées. Les employés de Townsend Brothers doivent être exemplaires : calme et courage en toutes circonstances.
« Recherchons vendeur : soigné, poli, impassible sous le tir ennemi. »
— Montrez-moi votre journal des ventes, exigea Mlle Snelgrove.
Et elle se mit à détailler à Polly tout ce que Marjorie lui avait déjà expliqué, y compris comment envelopper un paquet. Elle y était encore plus experte que la vendeuse.
— Il ne faut pas gaspiller la ficelle, dit-elle, attachant sa boîte avec un nœud très serré. À vous, maintenant.
Par-dessus le comptoir de la lingerie, Marjorie adressa un regard horrifié à Polly.
Il ne sera pas nécessaire que Garde-robe me trouve une jupe noire. Après ma démonstration, je n’aurai plus de travail.
Puis la sirène d’alerte de raid se déclencha.
De sa vie entière, Polly n’avait jamais été aussi contente d’entendre quoi que ce soit, même quand elle découvrit que l’abri de Townsend Brothers consistait en une cave dépourvue d’aération, aux murs sillonnés de tuyauteries, et sans siège pour s’asseoir.
— Les chaises et les lits sont réservés aux clients, lui expliqua Marjorie.
Et Mlle Snelgrove ajouta sévèrement :
— On ne s’appuie pas. Tenez-vous droites.
Polly espérait que le raid se prolongerait, mais la fin d’alerte sonna au bout d’une demi-heure. Cependant, c’était le moment de la pause-déjeuner pour Polly, puis ce fut celle de Mlle Snelgrove et, peu de temps après, M. Witherill les rejoignit.
— Voici Mlle Doreen Timmons, qui s’occupera du comptoir des écharpes et des mouchoirs.
Et Mlle Snelgrove dut montrer derechef les procédures.
Ensuite, tous les clients de Polly demandèrent la livraison de leurs achats, si bien que les paquets lui furent épargnés. Hélas ! le lendemain, elle ne pourrait pas compter sur de nouvelles embauches ou raids. Elle devrait perfectionner ses compétences en emballage à Oxford.
C’est un avantage du voyage temporel, pensait-elle en rentrant chez elle après le travail. S’il me faut une semaine pour m’en sortir, je peux disposer de ce laps de temps tout en arrivant à l’heure au magasin demain matin.
Elle envisagea de rejoindre séance tenante le point de transfert, mais elle ne voulait pas courir le risque que quelqu’un la voie pénétrer dans l’allée et la suive. Elle devrait attendre le déclenchement des sirènes, la fin des rondes des gardes de l’ARP, et que les gens aient gagné leurs caves ou les abris. Ce soir, les raids commençaient à 20 h 45, les sirènes ne retentiraient donc pas avant 20 h 15, et elle ne pourrait se rendre au site qu’après le dîner.
Dommage. Quand elle ouvrit la porte de la pension, une odeur désagréable agressa son nez.
— Ragoût de rognons, lui apprit Mlle Laburnum, avant de baisser la voix. Je n’aurais jamais cru que je serais aussi pressée d’entendre les bombardiers approcher.
Elle se pencha par-dessus Polly pour scruter le ciel à travers la porte.
— À votre avis, aurons-nous la chance qu’ils arrivent tôt, ce soir ?
Hélas, non ! se désola Polly.
Cependant, alors qu’elle s’engageait dans l’escalier pour aller poser son manteau et son chapeau, les sirènes se déclenchèrent.
— Parfait ! s’exclama Mlle Laburnum. Le temps d’attraper mes affaires et nous filons à l’abri. Je vous raconterai tout sur sir Godfrey en chemin.
— Non… je…, bafouilla Polly, déroutée par le début prématuré de l’alerte. Je… Il y a certaines choses que je dois faire avant de partir. Je dois laver mes bas, et…
— Ah ! il n’en est pas question ! C’est beaucoup trop dangereux. J’ai lu dans le Standard l’histoire d’une femme qui s’était attardée pour faire sortir le chat et qui a été tuée.
— Je n’en ai que pour quelques minutes. Je viendrai aussi vite que…
— Même une minute peut faire la différence, n’est-ce pas ?
Mlle Laburnum prenait à témoin Mlle Hibbard qui descendait en hâte l’escalier, enfournant son tricot dans son sac.
— Oh ! certainement.
— Mais M. Dorming ne nous a pas encore rejointes. Partez devant, toutes les deux, je vais le chercher…
— Il n’est plus là, dit Mlle Hibbard. Il a filé dès qu’il a su ce qu’il y avait au dîner. Allons, venez.
Il n’y avait plus d’autre issue que de les accompagner et d’attendre jusqu’à leur arrivée à Saint-George. Elle prétendrait alors qu’elle avait oublié quelque chose et qu’elle devait revenir. Si les raids n’avaient pas commencé.
Comment avait-elle pu se tromper d’heure, se demandait-elle, écoutant d’une oreille distraite Mlle Laburnum jacasser sur les mérites du merveilleux sir Godfrey.
— Même si je préfère les pièces de Barrie à celles de Shakespeare ! Elles sont tellement plus raffinées…
Les raids avaient débuté à 20 h 45 le 18 septembre. Mais la sirène de Hyde Park retentissait, elle aussi, et celle de Kensington Gardens démarra à l’instant où les trois femmes traversaient la rue. Colin devait avoir mélangé les dates.
Elles atteignaient presque l’église.
— Ah, zut ! j’ai oublié mon gilet. Je dois rentrer.
— Je vous prêterai un châle, dit Mlle Hibbard.
Avant que Polly ait eu le temps d’imaginer une réponse, Lila et Viv arrivaient en courant pour lui apprendre que John Lewis avait été frappé.
— Dieu merci, je n’avais entendu parler de ce poste qu’hier ! s’exclama Lila, haletante. Je ne me serais jamais pardonné si vous l’aviez obtenu et si John Lewis avait été détruit pendant vos heures de service.
— Seigneur ! s’inquiéta Mlle Hibbard. Je crois que j’entends des avions.
Elle pressa tout son petit monde en bas des marches et dans l’abri.
Polly se demanda si elle n’allait pas prendre ses jambes à son cou, mais elle n’y parviendrait jamais. Mme Brightford, ses filles, M. Simms et son chien, tous descendaient l’escalier, suivis par le pasteur qui procéda à un décompte rapide avant de verrouiller la porte.
Et maintenant, comment était-elle supposée dénicher une jupe noire ? Et apprendre l’art de l’emballage ? Elle pourrait dire à Mlle Snelgrove qu’elle s’était laissé surprendre par les sirènes, et qu’elle n’avait pas pu rentrer chez elle – ce qui est la pure vérité, pensa-t-elle, ironique –, mais quelle excuse réussirait à expliquer la production de paquetages aussi anarchiques ?
C’est simple, je vais m’entraîner ici.
Elle fouilla dans sa poche : le bout de ficelle s’y trouvait toujours. Quand sir Godfrey, dépouillé de tout vestige de la splendeur de la nuit précédente et bel et bien retourné à son rôle de gentleman âgé, lui offrit son Times, elle s’en saisit et, quand tout le monde fut endormi – en dépit des sirènes, le bombardement n’avait pas commencé avant 20 h 47 en définitive –, elle marcha sur la pointe des pieds jusqu’à la bibliothèque pour y prendre un livre de cantiques et tenter de l’emballer dans une feuille de papier journal.
C’était beaucoup plus facile à plier que le lourd papier d’emballage du magasin, et elle n’avait à subir le regard d’aucun client – ni de Mlle Snelgrove –, au risque de perdre ses moyens, pourtant ce fut encore un gâchis. Elle essaya de nouveau, en pressant l’extrémité contre son ventre pour l’empêcher de se déplier pendant qu’elle bardait son paquet de ficelle. Elle s’en sortit mieux, mais le papier journal laissa une longue trace noire sur son chemisier.
« J’exige une tenue impeccable », avait dit Mlle Snelgrove.
Dès la fin de l’alerte, Polly devrait laver le corsage et le repasser pour qu’il sèche. Les raids étaient supposés se terminer à 4 heures mais, comme elle l’avait appris ce soir, cela ne signifiait pas que la fin d’alerte sonnerait à ce moment-là.
Elle saisit une nouvelle feuille du Times et reprit ses essais. Et encore… non sans maudire la ficelle si peu coopérative, et se demander pourquoi chez Townsend Brothers on n’utilisait pas plutôt du ruban adhésif. Elle savait qu’il avait été inventé. Elle s’en était servie quand…
Une bombe explosa, tout près, dans un craquement assourdissant qui fit trembler le plafond. Nelson bondit et se mit à aboyer, frénétique. Polly sursauta et le journal se déchira de part en part.
— C’était quoi ? interrogea Mlle Laburnum d’un ton endormi.
— Cinq cents livres de métal en goguette, répondit M. Simms en caressant la tête de son chien.
M. Dorming tendit l’oreille et hocha la tête.
— Ils rentrent chez eux.
Il s’allongea mais, après quelques minutes de silence, les raids reprirent abruptement, accompagnés du martèlement des canons de DCA et du vrombissement des avions au-dessus de l’église.
M. Dorming se rassit, suivi du pasteur et de Lila qui s’écria, dégoûtée :
— Ah ! ça faisait longtemps !
Les autres, un par un, s’éveillaient et commençaient à examiner le plafond, inquiets. Déterminée à en maîtriser la technique avant le matin, Polly continua d’empaqueter. On entendit un cliquetis, comme si, là-haut, la grêle frappait la rue.
— Bombes incendiaires, dit M. Simms.
L’éclatement d’un obus de DCA précéda un long sifflement perçant, puis une double explosion… Ce n’était pas aussi assourdissant que la nuit d’avant, mais le pasteur s’avança jusqu’à sir Godfrey qui lisait une lettre et lui dit doucement :
— Les raids font de nouveau du vilain, ce soir. Serait-ce trop vous demander, sir Godfrey, que de nous faire l’honneur d’une autre représentation ?
— Tout l’honneur est pour moi.
Et sir Godfrey plia sa lettre, la glissa dans la poche de son manteau et se leva.
— Que souhaitez-vous ? Beaucoup de bruit pour rien ? ou l’une des tragédies ?
— La Belle au bois dormant, lâcha Trot depuis le giron de sa mère.
— La Belle au bois dormant ? Hors de question ! Je suis sir Godfrey Kingsman. Je n’exécute pas de pantomime.
Trot aurait dû fondre en larmes, au lieu de quoi elle proposa :
— Alors celle avec le tonnerre.
— La Tempête. Un bien meilleur choix.
Un sourire illumina le visage de Trot.
Cet homme est vraiment merveilleux !
Polly regrettait de ne pouvoir le contempler au lieu de s’entraîner avec ses feuilles d’emballage.
— Oh ! non, jouez-nous Macbeth, sir Godfrey, intervint Mlle Laburnum. J’ai toujours voulu vous voir dans…
Sir Godfrey s’était étiré de toute sa hauteur et gronda :
— Ignorez-vous qu’appeler la pièce écossaise par son nom porte malheur ?
Il scruta le plafond, écoutant un moment les bombes s’écraser et exploser comme s’il s’attendait que l’une d’entre elles fasse irruption pour châtier l’inconsciente.
— Non, chère madame, dit-il plus calmement. Ambition et violence ont dépassé les bornes ces deux dernières semaines. Et nous avons assez de brume et d’air empoisonné au loin pour cette nuit.
Il s’inclina devant Trot, majestueux.
— Nous jouerons donc « celle avec le tonnerre », « remplie de sons et de doux airs qui donnent du plaisir sans jamais faire de mal. »[18] Mais, si je dois incarner Prospero, il me faut une Miranda.
En quelques enjambées, il rejoignit Polly et lui tendit la main.
— Votre gage, pour avoir mutilé mon Times, déclara-t-il en regardant le journal déchiré. Mademoiselle…
— Sebastian. Je suis désolée de…
— Peu importe, dit-il d’un air absent avant de la dévisager avec attention. Pas Sebastian, non… Sa jumelle, Viola.
— Je croyais qu’elle s’appelait Miranda, intervint Trot.
— C’est vrai, convint-il avant d’ajouter dans un souffle : Nous jouerons La Nuit des rois une autre fois.
Il aida Polly à se lever.
— « Venez, ma fille, écoutez, je veux vous conter comment nous sommes arrivés sur cette île livrée à d’étranges vents. »
Il sortit son livre de sa poche intérieure et le lui tendit.
— Page huit, murmura-t-il. Acte premier, scène deux. « Si c’est vous, mon bien-aimé père… »
Il était improbable qu’une vendeuse de 1940 connaisse la tirade, aussi prit-elle le livre et fit-elle semblant de le lire.
— « Si c’est vous, mon bien-aimé père, qui par votre art faites mugir ainsi les eaux en tumulte, apaisez-les. Il semble que le ciel serait prêt à verser de la poix enflammée… »
— « Peux-tu te souvenir d’une époque de ta vie où nous n’étions pas encore venus dans cette caverne ? »
— « Tout cela est bien loin, récita-t-elle en pensant à Oxford, et plutôt comme un songe que comme une certitude que ma mémoire puisse me garantir… »
— « Que vois-tu encore, lui dit-il en la dévisageant, dans cet obscur passé, dans cet abîme du temps ? »
Mince ! il sait que je viens du futur ! pensa-t-elle. Puis : Allons, il récite simplement son texte, il est impossible qu’il soit au courant. Si bien qu’elle rata complètement sa réplique.
— « Faut-il avoir joué de malheur… », lui souffla-t-il.
Elle ne savait plus où ils en étaient sur la page.
— « Faut-il avoir joué de malheur pour être venus ici ? Ou bien, est-ce pour nous un bonheur qu’il en soit arrivé ainsi ? »
— « L’un et l’autre, mon enfant ! On m’a cruellement joué, comme tu le dis, et c’est ainsi que nous avons été chassés de là ; mais c’est par un grand bonheur que nous sommes arrivés ici. »
Il lui prit les mains, qui tenaient toujours le livre, et se lança dans la tirade où Prospero explique leur arrivée sur l’île puis, sans même une pause, il enchaîna avec ses accusations contre Ariel.
Elle oublia le livre, oublia le rôle de vendeuse des années 1940 qu’elle était censée jouer, oublia les gens qui les regardaient, le grondement des avions, oublia tout à l’exception des mains de l’homme qui la gardaient captive. Et de sa voix. Face à lui, envoûtée, « enchaînée par un charme » comme devant un vrai sorcier, elle souhaitait qu’il ne s’arrête jamais.
Quand il parvint au vers : « Je brise ma baguette », il libéra ses mains, leva les siennes au-dessus de sa tête et les abaissa brusquement, mimant le bris d’un bâton imaginaire. Alors son public, qui affrontait chaque nuit les attaques et l’anéantissement avec la même sérénité, ne put retenir un sursaut. Les trois petites filles se blottirent contre leur mère, bouches ouvertes, œil élargi.
— « Je noierai sous les eaux mon livre magique, proclama-t-il, d’une voix lourde de puissance, d’amour et de regret. Nos acteurs, comme je vous l’ai dit d’avance, étaient tous des esprits ; ils se sont fondus en air subtil. »
Oh ! pas ça ! La suite était pourtant la plus belle tirade de Prospero, mais les palais, les tours, le « vaste globe » qu’elle évoquait y étaient détruits. Sir Godfrey avait dû entendre sa silencieuse prière parce qu’il dit, à la place :
— « Nous nous dissoudrons, sans même laisser derrière nous la trace que laisse le nuage emporté par le vent. »
Et Polly sentit ses yeux s’emplir de larmes.
Sir Godfrey se saisit de nouveau de ses mains.
— « Vous avez l’air émue comme si vous étiez remplie d’effroi. Soyez tranquille. Maintenant, voilà nos divertissements finis. »
Et la fin d’alerte retentit.
Tout le monde porta ses yeux sur le plafond, et Mme Rickett se leva et commença d’enfiler son manteau.
— « Le rideau s’est refermé », murmura sir Godfrey à Polly.
Sur le point de lui libérer les mains, il lui adressa une petite grimace.
Elle secoua la tête.
— « C’était le rossignol, le jour n’est pas encore prêt de paraître. »[19]
Il lui jeta un regard de respect mêlé d’admiration, puis sourit et secoua la tête à son tour.
— « C’était l’alouette », dit-il d’un ton plein de regrets. Ou pire encore, « le carillon de minuit. »[20]
Et il lâcha ses mains.
— Oh là là ! sir Godfrey, vous étiez si émouvant, s’exclama Mlle Laburnum.
Elle avait été rejointe par Mlle Hibbard et par Mme Wyvern, et toutes se pressaient autour de lui.
— Nous ne sommes que de pauvres acteurs, répondit-il, désignant Polly afin de l’inclure.
Mais elle n’intéressait pas du tout les trois femmes.
— Vous étiez vraiment bon, sir Godfrey, déclara Lila.
— Meilleur que Leslie Howard, ajouta Viv.
— Tout simplement hypnotisant, assura Mme Wyvern.
« Hypnotisant » : c’est le mot juste, se disait Polly tandis qu’elle enfilait son manteau et rassemblait son sac et le livre de cantiques emballé de papier journal. Il m’a complètement fait oublier mon entraînement au paquetage. Elle jeta un coup d’œil à sa montre dans l’espoir que la fin d’alerte aurait sonné tôt, mais il était six heures et demie. Elle se sentit comme Cendrillon. C’est bien l’alouette, et je dois rentrer à la maison laver mon corsage.
— J’espère que vous nous ferez le plaisir d’une autre représentation demain soir, sir Godfrey, suppliait Mlle Laburnum.
— Mademoiselle Sebastian !
Sir Godfrey se dépêtra de sa troupe d’admiratrices et rejoignit Polly.
— Je voulais vous remercier de connaître votre texte… ce qui est rarement le cas pour mes partenaires principales. Dites-moi, avez-vous jamais envisagé l’idée d’une carrière théâtrale ?
— Oh ! non, monsieur. Je ne suis qu’une vendeuse.
— Cela m’étonnerait. « Vous êtes la déesse que suivent ces chants, incomparable, une merveille. »[21]
— « Je ne suis point une merveille, seigneur. Mais pour fille, bien certainement je le suis. »
Il secoua la tête avec regret.
— Une fille, certes, et si j’avais quarante ans de moins, je serais votre premier rôle, dit-il en se penchant sur elle, et vous ne seriez pas en sécurité.
Je n’en doute pas un instant. Il devait être drôlement dangereux quand il avait trente ans !
Elle se remémora soudain Colin, qui assurait : « Je peux viser tous les âges de ton choix. Bon, pas soixante-dix, mais je suis prêt à atteindre trente ans. »
Mlle Laburnum les rejoignit.
— Ah ! sir Godfrey, la prochaine fois, pourriez-vous nous jouer un extrait d’une pièce de sir James Barrie ?
— Barrie ? répéta-t-il d’un ton de pur dégoût. Peter Pan ?
Polly réprima un sourire. Elle ouvrit la porte et s’engagea dans l’escalier.
— Viola, attendez !
Sir Godfrey la rattrapa à mi-chemin. Elle crut qu’il allait de nouveau lui saisir les mains, mais il s’en abstint. Il se contenta de la contempler si longtemps qu’elle sentit son souffle se suspendre.
Trente ans, tu parles ! Il est encore dangereux maintenant.
— Sir Godfrey !
Mlle Laburnum l’appelait d’en bas.
Il regarda derrière lui, puis revint à Polly.
— « Nous nous rencontrons trop tard. Le temps est disloqué. »[22]
Et il redescendit les marches.