Londres, le 22 septembre 1940

Il ne faut jamais abandonner. Personne ne sait ce qui se produira demain.

L. Frank Baum, The Patchwork Girl of Oz[27]


— Polly ! Par ici ! appelait de nouveau Lila de l’autre côté de la station.

Et Viv répétait :

— Par ici !

Ça ne pouvait pas être elles, personne n’aurait pu survivre sous cet amas de gravats enchevêtrés, et pourtant elles étaient là, en train de se frayer un chemin pour la rejoindre avec leurs tasses de thé et leurs sandwichs.

— Où… Comment… ? bafouilla Polly. Je vous croyais mortes.

— Vous pensiez que nous, nous étions mortes ? s’exclama Lila. Nous pensions que c’était vous qui étiez morte ! Viv, cours prévenir les autres que nous l’avons trouvée.

La jeune fille tendit à Polly le sandwich et le thé qu’elle tenait et s’en retourna à travers la foule.

— Vous avez dit : « prévenir les autres ». Est-ce que cela signifie… ?

Mais Lila ne l’écoutait pas.

— Que vous est-il arrivé ? demanda-t-elle. On était sûrs que vous étiez allée à Saint-George. Où étiez-vous passée tout ce temps ? Ça fait trois jours !

Polly entendit Viv annoncer :

— Nous allions à la cantine acheter un sandwich, et on l’a trouvée là !

Elle leva les yeux vers l’escalier roulant. Viv se penchait par-dessus, discutant avec quelqu’un qui montait.

— On n’en croyait pas nos yeux !

Et son interlocuteur était le pasteur !

Polly fendit la foule pour les retrouver, mais les petites filles – Bess et Irene et, oh ! Dieu merci ! Trot ! –, se propulsaient déjà vers elle. Irene la percuta de plein fouet, et Trot lui enserra les jambes.

— Vous êtes pas tuée ! exulta-t-elle.

— Je savais qu’elle ne l’était pas, proféra Bess.

Le pasteur les rejoignit.

— Dieu soit loué ! vous êtes vivante !

Irene la tirait par le bras.

— Venez, dit-elle. Il faut que mère vous voie.

— Trot, lâche-la, ordonna Bess, lui attrapant l’autre bras. Tu vas la faire tomber.

Et les trois petites filles l’entraînèrent dans l’escalier roulant, Trot toujours cramponnée à sa jupe, puis sur le quai de la District Line direction nord, hurlant :

— Mère, regarde ce que nous avons trouvé !

Et là, au bout du quai, se tenaient Mme Brightford et Mlle Laburnum et M. Dorming, et tous se levèrent pour entourer Polly, et ils s’exclamaient et souriaient et parlaient tous en même temps dans un joyeux brouhaha.

— Où étiez-vous passée ?… nous avez fichu une telle frousse… si inquiets… sir Godfrey refusait de partir… et quand vous n’êtes pas revenue chez Mme Rickett…

Trot tirait sur la jupe de sa mère.

— Elle est pas tuée, maman.

— Non, elle ne l’est pas, se réjouit Mme Brightford, radieuse. Et nous sommes très, très heureux.

— Je vous avais prévenus que vous la pleuriez pour rien, dit Mme Rickett au pasteur. N’avais-je pas prédit qu’elle referait surface ?

— Mais vous… Je ne comprends pas… L’homme à l’église…, balbutiait Polly. J’ai vu les décombres…

Et Mlle Hibbard apparaissait à son tour, avec son tricot, des larmes coulant sur ses joues. Enfin, trottant au bout d’une laisse, arrivait Nelson.

— Mais les animaux de compagnie ne sont pas autorisés dans les abris publics, s’étonna Polly.

Qui songeait : Tout ceci n’est qu’un rêve.

— La direction du métro londonien lui a accordé une dérogation, expliqua M. Simms.

Il était évident qu’elle ne rêvait pas. Elle n’aurait jamais pu imaginer une chose pareille.

— Ah ! je suis si contente de vous voir ! s’exclama Mme Wyvern. Nous avions peur que vous ayez été tuée.

Elle s’avança pour la serrer dans ses bras, ce que Polly n’aurait pas pu imaginer non plus.

Ils étaient bien présents, et non enterrés sous les décombres de l’église.

— Vous n’êtes pas morts. Vous êtes tous là, dit Polly, qui dévisageait joyeusement Mme Rickett, et le pasteur, et Nelson, et…

Où était sir Godfrey ? Éperdue, elle scrutait les gens sur le quai alentour. « Sir Godfrey refusait de partir », avaient-ils expliqué, et le vieil homme à Saint-George avait secoué la tête et murmuré : « Horrible affaire. Tous ces morts… »

— Où est sir Godfrey ? demanda-t-elle.

Elle se précipita le long du quai, jouant des coudes à sa recherche, enjambant des réfugiés tandis qu’elle parvenait à cette conclusion : Oh ! mon Dieu ! on avait creusé ce puits de secours pour lui… Puis elle le vit franchir l’arche du tunnel, son Times plié sous son bras.

Dieu merci, il va bien, se dit-elle avant de s’aviser que ce n’était pas le cas. Il avait l’air abattu, brisé, comme si Saint-George s’était réellement écrasée sur lui, et il faisait dix ans de plus que la nuit où ils avaient joué La Tempête. Son visage marqué avait adopté une couleur de cendre.

Trot la dépassa comme une fusée et traversa la foule des passagers qui s’affairaient en criant :

— Sir Godfrey ! Sir Godfrey !

Il baissa les yeux vers l’enfant, puis les releva. Et aperçut Polly.

— Elle est pas morte ! s’extasiait la petite fille.

— Non, dit-il d’une voix cassée, et il fit un pas vers Polly.

— Sir Godfrey, commença-t-elle, mais les mots lui manquèrent.

— « Car je l’ai vue morte, à ce que j’ai cru, et j’ai fait en vain plus d’une prière sur son tombeau. »[28]

Il tendit les mains pour attraper les siennes et s’arrêta en lui jetant un regard intrigué :

— Quel est ce « don précieux » ?[29]

— Pardon ? s’étonna Polly.

Puis elle regarda ses mains. Elle portait encore le sandwich et la tasse de thé de Viv.

— Je ne sais pas… J’ai dû…, bégaya-t-elle et, en désespoir de cause, elle les lui tendit.

Il secoua la tête.

— « Je suis déjà comblé de vos dons… »[30]

— Ah ! c’est bien, vous l’avez trouvé, mademoiselle Sebastian ! l’interrompit le pasteur, que suivaient Mlle Laburnum et les autres. Ils s’attroupèrent autour d’eux. Nelson tirait sur sa laisse, remuant la queue.

— N’est-ce pas merveilleux, sir Godfrey ? disait Mlle Hibbard. Retrouver Mlle Sebastian saine et sauve ?

— En effet, répondit-il en regardant Polly d’un air grave. « Voici le plus grand des miracles ! Si les mers menacent, elles font grâce aussi. Je les ai maudites sans sujet. »[31] Bienvenue, Viola trois fois noyée[32] !

— Si vous aviez vu sir Godfrey ! s’exclama Lila. Il était tout simplement hors de lui.

— Ils avaient des chiens, et tout, continua Viv.

— Ce que je veux savoir, c’est où vous étiez fourrée tout ce temps ? s’enquit Mme Rickett d’une voix aigre.

— Oui, demandez-lui de nous raconter où elle se trouvait, sir Godfrey, insista Mlle Laburnum.

— On ne devrait pas retourner d’abord à notre place ? suggéra M. Simms. Quelqu’un risque de nous la faucher !

— Nous sommes plutôt dans le passage, convint le pasteur.

Et tout le monde le suivit à travers le quai bondé de passagers qui se bousculaient. Bess et Trot donnaient la main à Polly.

— Malheureusement, ce n’est pas aussi confortable qu’à Saint-George, prévint Mlle Laburnum.

— Et assez bruyant, ajouta Mme Brightford, mais ça s’améliore un peu quand les trains s’arrêtent.

Moi, j’aime être ici, souffla Lila à l’oreille de Polly dans le dos du pasteur. Il y a une cantine et…

— … un tas de beaux garçons, finit Viv.

Ils atteignaient le bout du quai.

— Maintenant, asseyez-vous, dit Mlle Laburnum, conviant d’un geste Lila et Viv à se pousser pour Polly. Et racontez-nous vos aventures.

Sir Godfrey la débarrassa gentiment de la tasse et du sandwich – que, de façon inexplicable, elle tenait toujours –, et les tendit à Viv. Polly s’assit. Tout le monde en fit autant, déplaçant sièges pliants et couvertures pour former un cercle autour d’elle.

— Que vous est-il arrivé ? interrogea Lila. Pourquoi n’êtes-vous pas retournée chez Mme Rickett ?

— Raconte tout ! réclama Trot.

— Oui, Miranda, continua sir Godfrey. « Dis-moi où tu as été conservée ? Où tu as vécu ? Comment tu as retrouvé la cour de ton père ? »[33]

— Elle l’a pas retrouvée ! dit Trot. C’est nous qui l’avons trouvée !

— Chut, ma chérie, intervint sa mère. Laisse-la parler.

— « Oui, parle, jeune fille, ordonna sir Godfrey. Raconte-nous quels événements ont sauvé tes jours. Dis-nous comment tu nous rencontres ici, nous qui depuis trois jours avons fait naufrage sur ces bords. »[34]

Elle ne pouvait pas leur dire qu’elle avait passé une nuit au point de transfert. À la place, elle raconta que l’alerte s’était déclenchée alors qu’elle travaillait encore, et qu’elle avait dû passer une nuit dans l’abri souterrain de Townsend Brothers.

— Et le matin suivant, je n’avais pas le temps de rentrer avant de reprendre le travail. Et cette nuit c’était la même chose. Quand je suis allée à la pension samedi matin, j’ai découvert l’église, et on m’a dit que des gens avaient été tués. J’ai pensé que vous étiez tous morts. Qui a été tué ?

— Trois pompiers et un garde de l’ARP, répondit le pasteur. Et toute l’équipe de déminage.

Mlle Hibbard secoua tristement la tête.

— Les pauvres, quels hommes courageux !

— La mine parachutée s’était accrochée dans la corniche d’un immeuble voisin du presbytère, expliqua M. Dorming. Ils essayaient de la dégager quand elle a sauté.

— Mais je ne comprends toujours pas comment vous…

— On nous avait tous évacués, révéla M. Simms.

— Nous venions juste d’arriver à Saint-George quand le garde de l’ARP a frappé à la porte, précisa Mlle Laburnum. Il nous a dit que nous devions partir immédiatement.

— Sir Godfrey refusait de partir sans vous, continua Lila. Il disait que vous ne seriez pas au courant pour la bombe, et que nous devions attendre jusqu’à votre arrivée, mais le garde a affirmé qu’ils avaient interdit la zone.

— Ils nous ont emmenés dans un abri de fortune sur Argyll Road, poursuivit Mlle Laburnum, et nous y parvenions à peine lorsque la mine a explosé. Si nous avions attendu, fût-ce quelques minutes de plus…

Elle secoua la tête.

— Dès que le raid s’est calmé, ils nous ont envoyés ici, reprit Lila. Mais l’administration du métro ne voulait pas laisser entrer Nelson…

— Et M. Simms disait qu’on ne pouvait pas le laisser dehors en plein milieu d’un raid, enchaîna Viv.

— Sir Godfrey a raconté au garde que Nelson était un membre officiel de notre troupe de théâtre, expliqua M. Simms, alors ils ont été obligés de le laisser entrer.

Il caressa la tête de Nelson avec affection.

— Nous étions sûrs que vous seriez ici, continua Mme Brightford.

Et elle y était bien passée, mais elle avait poursuivi jusqu’à Holborn afin d’y observer les réfugiés.

— Sir Godfrey est allé aux stations Bayswater et Queensway voir si vous n’y aviez pas été envoyée, dit Mlle Hibbard, mais vous n’y étiez pas.

— Après, reprit Mlle Laburnum, quand vous n’êtes pas rentrée à la pension le matin suivant…

La pension. Polly avait pensé que l’équipe de récupération ne pouvait pas la localiser parce qu’ils avaient tous été tués, parce qu’il ne restait plus personne chez Mme Rickett pour indiquer qu’elle vivait là. Mais ils n’étaient pas morts. Ils auraient été présents pour répondre. Alors, où l’équipe se trouvait-elle ?

— Nous avons craint le pire, disait Mlle Laburnum.

Maintenant, c’est mon tour.

Polly sentait se réveiller sa panique.

— Nous avions peur que certaines zones n’aient pas été interdites et que, dans l’obscurité, vous n’ayez pas découvert le panneau : « Danger, accès interdit », expliqua le pasteur. Et que vous soyez allée à l’église.

— Et fait tuer ! claironna Trot.

— Sir Godfrey a insisté pour que les sauveteurs cherchent dans les décombres de toute l’église ! déclara Lila.

Le puits de secours que j’ai vu n’était pas pour eux. Il n’était pas pour sir Godfrey. C’est moi qu’ils cherchaient.

— Ils lui disaient que ça ne servait à rien, enchaîna Viv. Que tout le poids du sanctuaire et du toit s’était effondré droit sur le refuge, et que personne n’aurait pu survivre là-dessous, mais sir Godfrey refusait de laisser tomber. Il était décidé à vous retrouver, peu importe le temps que ça prendrait.

Comme Colin.

Le problème ne se bornait pas à l’absence de l’équipe, il s’y ajoutait le fait que ni M. Dunworthy ni Colin ne s’étaient manifestés. Ils auraient remué ciel et terre pour la trouver.

— Mme Rickett, une personne qui me cherchait serait-elle passée à la pension ?

— Tout le monde vous cherchait, répondit la logeuse. Sir Godfrey a consacré toute la journée d’hier et d’aujourd’hui à vous chercher dans les hôpitaux. Vous auriez au moins pu tenter de nous faire savoir que vous n’étiez pas blessée.

— Comment aurait-elle pu nous le faire savoir ? protesta Lila. Elle pensait que nous étions morts !

Mme Rickett lui lança un regard furieux.

— La seule chose importante est que vous soyez saine et sauve, et que nous soyons ici tous ensemble, les interrompit le pasteur d’une voix apaisante. Tout est bien qui finit bien, n’est-ce pas, sir Godfrey ?

— Exactement. « Et si la fin est aussi heureuse, l’amertume du passé doit la rendre encore plus douce. »[35] Ou, pour citer notre chère petite Trot : « Et ils vécurent tous heureux à jamais. »

— Sauf qu’Hitler essayait de les tuer, ajouta M. Dorming d’un ton maussade.

Et que l’équipe de récupération n’est pas allée à la pension. Où sont-ils passés ? Et si quelque chose de terrible s’était produit ?

Mais Polly avait pensé que quelque chose de terrible était arrivé au groupe, et ils étaient tous là, sains et saufs.

C’était stupide de paniquer. Il peut y avoir un tas de raisons pour lesquelles l’équipe ne t’aurait pas encore trouvée.

Ils s’étaient peut-être présentés à la pension avant le retour de Mme Rickett et des autres. L’accès aux rues alentour avait peut-être été interdit, les résidents seuls autorisés à les emprunter. Ou Badri avait rencontré des difficultés pour découvrir un point de chute pour l’équipe. Il avait mis six semaines avant de localiser celui de Polly.

Cependant, Polly en revenait toujours au fait qu’il s’agissait de voyage dans le temps. Qu’importait le temps nécessaire à Oxford pour localiser un site ou vérifier chaque grand magasin et chaque station de métro, ils pouvaient toujours retourner à Oxford et envoyer une deuxième équipe pour intercepter Polly devant Townsend Brothers ce premier matin.

À moins qu’ils n’aient pas pu se rendre là-bas…

Elle se rappelait à quel point il lui avait été difficile d’atteindre Saint-Paul ce premier dimanche, et Oxford Street le jour qui avait suivi le bombardement de John Lewis. Même l’indomptable Mlle Snelgrove n’avait pas réussi à venir travailler ce jour-là. Si Badri avait vraiment eu du mal à dénicher un nouveau site et si, en conséquence, l’équipe de récupération avait été obligée de passer par l’East End ou par Hampstead Heath, ou par quelque endroit extérieur à Londres, ils pouvaient très bien s’y trouver encore, incapables de rallier la capitale parce que les trains et les bus ne fonctionnaient pas. Ou ils avaient peut-être fait l’erreur de pénétrer dans une zone interdite ou de tenter la traversée d’un amas de décombres, et on les avait arrêtés pour pillage.

Ou, plus probablement, il leur avait fallu deux jours entiers pour atteindre Oxford Street en gérant les raids diurnes, les déviations et les dégâts sur les lignes de métro, si bien qu’à leur arrivée Polly était partie chez Marjorie. Et, plutôt que d’affronter la difficulté du retour, ils avaient simplement décidé d’attendre jusqu’à lundi. Dans ce cas, ils seraient chez Townsend Brothers demain matin.

Mais ils n’y vinrent pas. Polly ne bougea pas de son comptoir pendant sa pause-déjeuner et ses pauses-thé de façon à être sûre de ne pas les rater.

Marjorie était enchantée que sir Godfrey et les autres n’aient pas été tués.

— Je te l’avais bien dit, que tout se terminerait bien, triompha-t-elle.

Pas tout.

Polly escomptait que l’équipe serait à la pension quand elle y rentrerait, mais elle ne les y trouva pas non plus.

— Quelqu’un est-il venu pour moi, aujourd’hui ? demanda-t-elle à Mme Rickett.

— Si c’était le cas, je vous en aurais informée, cela va de soi, répondit-elle, offensée. Qui attendiez-vous ? J’espère que je n’ai pas besoin de vous rappeler la règle en ce qui concerne les messieurs dans votre chambre.

L’équipe n’était pas à Notting Hill Gate non plus, et Polly en avait écumé tous les tunnels et tous les quais.

— Avec Mme Wyvern et le pasteur, nous avons eu la plus astucieuse des idées, annonça Mlle Laburnum à Polly quand celle-ci revint de ses explorations. Nous allons monter notre propre troupe de théâtre !

— Ici, dans le refuge, continua Mme Wyvern. Nous ferons des lectures théâtrales publiques. Ce sera excellent pour le moral des civils…

— Et pas seulement des séances de lecture, l’interrompit Mlle Laburnum. Nous produirons une pièce ! Sir Godfrey sera la tête d’affiche, et nous figurerons tous dedans.

— J’ai fait du théâtre amateur quand j’étais à Oxford, dit le pasteur. Je jouais le révérend Chasuble dans L’Importance d’être Constant.

— Quelle coïncidence ! s’exclama Mme Wyvern. Je jouais Cecily dans cette pièce à l’école.

Polly n’arrivait pas à se l’imaginer.

— Nous pourrons jouer Le Petit Révérend[36] de Barrie ! s’enflamma Mlle Laburnum.

Voilà qui fera la joie de sir Godfrey !

Même s’ils ne le faisaient pas fuir en choisissant Barrie, les théâtres rouvriraient dans une quinzaine, et sir Godfrey retournerait dans le West End.

— Vous ne trouvez pas que monter une pièce est une idée magnifique ? lui demanda Mlle Laburnum.

— Je… Êtes-vous sûre que sir Godfrey sera d’accord ?

— Évidemment, affirma Mme Wyvern. Pour lui, c’est l’occasion de participer à l’effort de guerre.

Le Petit Révérend est une si jolie pièce, continua Mlle Laburnum. Ou alors, nous pourrions jouer Mary Rose. Connaissez-vous l’intrigue, mademoiselle Sebastian ? C’est l’histoire d’une jeune femme qui disparaît et réapparaît des années plus tard, sans avoir vieilli d’un jour, puis qui disparaît de nouveau.

Elle devait être historienne !

Mais pour Mary Rose, l’équipe de récupération était de toute évidence venue la chercher.

Pas comme la mienne. Où sont-ils ?

Ils ne l’attendaient pas dehors à la station le matin suivant. Ni chez Mme Rickett. Ni devant Townsend Brothers. Le problème avait une autre explication que les déviations et les délais dans les transports.

Décalage…

Elle avait subi un décalage de quatre jours et demi sur son saut, qu’elle avait attribué à un point de divergence. Y avait-il eu un autre point de divergence le jour où son point de transfert avait été endommagé – ou dans les jours suivants – qui aurait pu empêcher leur fenêtre de s’ouvrir ? La bataille d’Angleterre était terminée et l’attaque sur Coventry n’aurait pas lieu avant la mi-novembre. La Luftwaffe avait commencé à lâcher ses sinistres combinaisons de bombes HE et d’incendiaires que les gens appelaient alors les « corbeilles à pain de Göring », mais la présence de l’équipe de récupération ne pouvait pas avoir modifié quelque chose. Churchill ou le général Montgomery avaient-ils frôlé la mort à l’occasion d’un rendez-vous ? Ou le roi ?

Mlle Laburnum et Mlle Hibbard suivaient fidèlement les activités de la reine. Ce soir-là, quand Polly arriva à Notting Hill Gate, elle leur demanda si la famille royale avait fait l’objet de chroniques, récemment.

— Ah ! ça oui ! répondit Mlle Laburnum.

Elle raconta que la princesse Elizabeth était passée à la radio avec un message d’encouragement pour les enfants évacués, ce qui n’était pas précisément ce que Polly cherchait à savoir.

— La reine a visité l’East End, hier, ajouta Mlle Hibbard. Les familles privées de domicile à cause des bombes, vous voyez. Il y avait une femme, là-bas, qui essayait de dégager son petit chien des décombres. La pauvre bête était trop effrayée pour sortir. Et savez-vous ce que la reine a fait ? Elle a dit : « J’ai toujours été plutôt habile avec les chiens », elle s’est mise à quatre pattes, et elle a réussi à le tirer de là en le rassurant. C’était merveilleux de sa part, non ?

Mme Wyvern intervint d’un ton sceptique :

— Il n’est pas tout à fait digne d’une reine de…

— N’importe quoi ! Elle a fait exactement ce qu’on attend d’une reine, gronda M. Simms. N’est-ce pas, Nelson ? (Il gratta les oreilles de son chien.) Elle participait à l’effort de guerre.

De quelque façon qu’on le prenne, il était peu probable que le sauvetage d’un chien affecte le devenir d’une guerre. Et le palais de Buckingham ne subirait une nouvelle attaque qu’en mars.

Polly emprunta le Times de sir Godfrey et en lut les gros titres. Puis elle se rendit à Holborn et feuilleta dans la réserve de la bibliothèque les exemplaires des semaines précédentes du Herald et de l’Evening Standard, en quête d’autres événements desquels il aurait été nécessaire d’écarter des historiens.

La National Gallery avait été frappée, mais un historien ne pouvait pas interférer dans la trajectoire des bombes. Une bombe incendiaire avait provoqué un feu minime à la Chambre des Lords, feu qu’un délai de quelques minutes aurait pu transformer en incendie majeur. Et avec lequel un historien pouvait interférer, mais il n’y avait aucune raison que l’équipe de récupération soit sur place, ou à l’hôpital Saint-Thomas, qui avait été touché la même nuit. Une mine parachutée était tombée sur le pont de Hungerford, près de Whitehall. Si elle avait détoné, elle aurait tué tout le monde au War Office, y compris Churchill. C’était une possibilité, mais le point de divergence n’aurait duré que le temps nécessaire à l’évacuation de la bombe. Polly ne découvrit rien qui aurait pu empêcher une fenêtre de saut de s’ouvrir pendant les cinq jours qui s’étaient écoulés depuis que son point de transfert avait été endommagé.

Cependant, l’événement n’avait peut-être pas assez d’importance pour faire la une des journaux. À Londres, aujourd’hui, quelques minutes de retard sur le chemin menant à un abri ou pour monter dans un train suffisaient parfois pour faire la différence entre la vie et la mort. Tel un engrenage, ce genre d’action mettait en mouvement une chaîne de contingences dont on ne verrait le dénouement que plusieurs jours ou semaines après. Et en attendant, il n’y avait rien à faire que de prendre son mal en patience.

Ou de trouver l’un des autres historiens présents – mais pas dans le Blitz – et d’utiliser son point de transfert. Qui était missionné ici, en ce moment ? Merope avait dit que Gerald Phipps faisait quelque chose pendant la Seconde Guerre mondiale, mais elle n’avait pas défini quoi ni quand. Michael Davies couvrait Dunkerque. Peut-être était-il là. Mais Dunkerque était terminé depuis près de quatre mois. Michael était sans doute à Pearl Harbor, à présent, ou à la bataille des Ardennes, autant dire que ça n’aidait Polly en rien. Il avait mentionné son compagnon de chambre, lequel serait à Singapour, ce qui n’aidait pas davantage. Polly fronça les sourcils, tentant de se rappeler si lui ou Merope avaient nommé quelqu’un d’autre qui…

Merope. Était-il possible qu’elle soit encore à Backbury ? Quand Polly l’avait vue à Oxford, elle déclarait qu’il lui restait plusieurs mois de mission, mais cela ne signifiait rien de précis. Merope avait-elle indiqué la durée de son affectation ? Polly n’arrivait pas à s’en souvenir. On avait évacué la plupart des enfants en septembre et octobre 1939. Si Merope avait bénéficié d’une mission d’un an, il n’était pas exclu qu’elle y soit toujours.

Il faut que je lui écrive immédiatement.

Mais quel était son nom ? Eileen quelque chose. Un nom irlandais. O’Reilly ou O’Malley. Ou Rafferty. Polly l’avait oublié. Elle avait oublié aussi le nom du manoir. Merope l’avait-elle seulement mentionné ?

Il ne devait pas y avoir plus d’un manoir à Backbury. Mais s’il y en avait plusieurs ? Et même s’il n’y en avait qu’un, difficile d’envoyer une lettre juste adressée à « Eileen, servante irlandaise au manoir près de Backbury ».

Je dois me rendre à Backbury et la trouver.

De toute façon, elle devrait y aller pour utiliser son point de transfert, et se déplacer serait plus rapide que d’écrire puis d’attendre une lettre en réponse.

Et si elle n’est pas là ? J’aurai lâché mon boulot – et ma meilleure chance que l’équipe de récupération me retrouve – pour des prunes. Et si un point de divergence les bloquait vraiment, et qu’ils arrivent au moment où je suis partie ?

Il valait mieux rester ici.

Mais chaque jour qui passait augmentait la probabilité que Merope regagne Oxford et que Polly la manque.

Par ailleurs, Polly n’avait pas besoin de quitter son emploi, il suffisait qu’elle donne à Mlle Snelgrove la lettre de Fournitures annonçant la grave maladie de sa mère et la nécessité de se rendre à son chevet toutes affaires cessantes. Mlle Snelgrove pouvait difficilement refuser de la laisser partir dans ce genre de situation, et elle s’était montrée extrêmement compréhensive le jour où le refuge avait été anéanti. Quant à l’équipe de récupération, Polly demanderait à Marjorie de dire à quiconque l’interrogerait qu’elle travaillait chez Townsend Brothers et d’indiquer le jour de son retour.

Enfin, il était destructeur de rester assise à s’angoisser sur ce qui adviendrait au cas où l’équipe ne la récupérerait pas avant la date limite. Le voyage à Backbury serait bien préférable. Cela dit, si l’on considérait les infortunes récentes de Polly, il était fort possible que l’équipe arrive juste après son départ. Surtout si le point de divergence avec lequel ils ne devaient pas interagir était la grosse attaque sur Fleet Street, qui se produirait mercredi soir.

Je leur donne jusqu’à jeudi. Ils me rejoindront sûrement d’ici là.

Mais ce ne fut pas le cas.

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