Et le parc fut soudain envahi d’églantiers et de ronces, si mêlés que personne, à l’avenir, ne pourrait plus y entrer.
Bouleversée, Polly dévisageait Doreen, sanglotant au milieu de la station de métro fourmillante, indifférente aux gens qui les poussaient pour passer.
— Bombardée ? répéta-t-elle.
Marjorie est morte. Voilà pourquoi elle n’a prévenu personne de son départ.
— Et le pire…, essaya d’ajouter Doreen à travers ses larmes. Oh ! Polly, elle est restée sous les décombres pendant trois jours avant qu’ils la trouvent !
Le pauvre corps mutilé de Marjorie avait attendu là-bas pendant trois jours. Parce que personne ne savait qu’elle était là. Parce que personne ne savait même qu’elle avait disparu.
— Mais sa logeuse disait qu’elle était partie, qu’elle avait emporté ses affaires. Pourquoi… ?
— Je l’ignore. Je le lui ai demandé, mais elle a répondu qu’on ne l’autorise pas à rendre visite à Marjorie.
— On ne l’autorise pas… Elle est vivante ? s’exclama Polly, attrapant les deux bras de Doreen. Où est-elle ?
— À l’hôpital. Mme Armentrude – c’est sa logeuse –, dit qu’elle est très mal en point… Son ventre…
Seigneur ! elle a des lésions internes.
— Mme Armentrude dit qu’elle a une rupture de la rate…
Polly sentit renaître l’espoir. Une rupture de la rate se soignait, même en 1940.
— A-t-elle parlé d’infection ?
Doreen secoua la tête.
— Non… Elle s’est cassé les côtes et… et… le bras !
Et la jeune femme s’effondra complètement.
On ne mourait pas d’une fracture du bras, quel que soit le siècle, et si une péritonite n’avait pas compliqué le tableau clinique Marjorie pourrait s’en sortir.
— Tenez, ma chère, disait Mlle Laburnum qui tendait à Doreen un mouchoir au liseré de dentelle. Mlle Sebastian, voulez-vous que j’aille à la cantine chercher une tasse de thé pour votre amie ?
— Ce n’est pas la peine, je vais bien, déclara Doreen, qui s’essuyait les joues. Je suis désolée. C’est juste que je trouve si terrible d’avoir prétendu qu’elle avait filé, et qu’elle nous plantait le bec dans l’eau, alors que pendant tout ce temps…
Elle se remit à pleurer.
— Tu ne savais pas, la réconforta Polly.
Nous aurions dû savoir. J’aurais dû savoir qu’elle ne serait jamais partie à Bath sans me prévenir, qu’elle ne m’aurait jamais laissée tomber après avoir promis de me couvrir…
— C’est ce que dit Mlle Snelgrove, renifla Doreen. Que ce n’est la faute de personne. Que même si nous avions appris que Marjorie était toujours à Londres, nous n’aurions pas su où elle était. J’ignore ce qu’elle fabriquait à Jermyn Street. Elle devait être en route pour la gare quand le raid a commencé.
Mais Jermyn Street n’est pas du tout près de la gare de Waterloo. C’est dans la direction opposée.
— Vous imaginez ça ? Vous croyez que vous serez bientôt en sécurité loin de Londres, et alors… (Ses pleurs redoublèrent.) J’aimerais tant que nous puissions l’aider, mais Mme Armentrude dit qu’ils n’autorisent aucune visite.
— Vous pourriez envoyer des fleurs, suggéra Mlle Laburnum. Ou de belles grappes de raisin.
— Quelle bonne idée ! s’exclama Doreen, retrouvant le sourire. Marjorie aime beaucoup le raisin. Ah ! Polly, elle va guérir, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que oui, intervint Mlle Laburnum, et Polly la gratifia d’un coup d’œil reconnaissant. Elle est entre d’excellentes mains, désormais, et il ne faut pas vous inquiéter. Les docteurs accomplissent des merveilles. Pourquoi ne pas rester ici avec nous dans l’abri pour cette nuit ?
— Je ne peux pas, merci, répondit Doreen avant de se tourner vers Polly. Mlle Snelgrove m’a demandé d’avertir tout le monde, et Nan n’est pas encore au courant. Je dois la trouver et le lui annoncer.
— Mais c’est impossible ! s’affola Polly. L’alerte va démarrer d’une minute à l’autre, et tu n’as rien à faire en plein raid !
— Ça ira. D’habitude, Nan est à Piccadilly. (Doreen regardait d’un œil vague les affichages peints sur les murs.) Est-ce que la Piccadilly Line passe par ici ?
— Il faut prendre la District en direction d’Earl’s Court. Il y a une correspondance. Je viens avec toi. Mademoiselle Laburnum, prévenez sir Godfrey que je suis allée aider une amie à chercher quelqu’un.
— Mais nous devions répéter la scène du naufrage, ce soir. Sir Godfrey sera très mécontent.
Elle avait raison. Il s’était attribué le rôle du maître d’hôtel, en plus de celui de metteur en scène, et il invectivait tout le monde, y compris Nelson. Si elle manquait une répétition…
— Non, non, il est inutile que tu m’accompagnes. Je vais beaucoup mieux, maintenant. Merci à vous deux.
Doreen restitua son mouchoir à Mlle Laburnum et se dépêcha de partir.
— Quelle horreur ! compatit Mlle Laburnum en la regardant s’éloigner. Un piège pareil, et personne ne sait où vous êtes. Il ne faut pas vous en vouloir, mademoiselle Sebastian. Ce n’était pas votre faute.
Bien sûr que si. J’aurais dû deviner que quelque chose allait de travers, mais j’étais trop préoccupée par mon propre sort, à me demander s’il y avait eu contact ou non avec l’équipe de récupération. Je suis tellement désolée, Marjorie.
Elle se rendit à l’hôpital le matin suivant, mais tout ce qu’elle apprit fut que l’état de la patiente était « stationnaire », et qu’elle ne serait pas en mesure de recevoir de visites avant « un certain temps ».
— Mlle Snelgrove réussira peut-être à obtenir plus d’informations des docteurs, dit Doreen, qui faisait tourner une carte à signer avec des plaisanteries du genre : « Hitler 0 – Marjorie 1 ».
Étant donné les manières fort peu charmantes de leur chef de service, Polly éprouvait quelques doutes mais, quand elle revint, Mlle Snelgrove avait fait le plein de renseignements. On avait enlevé la rate de Marjorie sans problème, il ne semblait pas y avoir d’autres dommages en dehors du bras et de quatre côtes cassées, et on s’attendait à une guérison complète, même s’il faudrait au moins une quinzaine de jours avant que la jeune femme soit en état de retourner travailler. Elle avait perdu beaucoup de sang.
— Elle était sous plus d’un mètre de décombres, raconta Mlle Snelgrove. Les secours ont mis près d’une journée à la dégager après sa localisation. Elle a d’ailleurs eu de la chance qu’on la trouve. La maison était marquée « vide » dans les registres de l’ARP. La vieille dame qui en était propriétaire l’avait fermée. Elle était partie pour la campagne au début des bombardements…
Que faisait donc Marjorie dans une maison abandonnée ?
— … si bien que les sauveteurs n’avaient cherché personne. Si, pendant une de ses rondes, un préposé à la Défense passive ne l’avait pas entendue appeler, sous un pan de mur effondré… (Mlle Snelgrove hocha la tête.) Elle a eu beaucoup de chance. Une profonde embrasure de porte l’a protégée.
Comme le point de transfert. Polly n’avait pas oublié cette nuit où les bombes pleuvaient autour d’elle. Si le mur s’était effondré sur le passage, personne n’aurait jamais su qu’elle se trouvait là.
— Vous ont-ils permis de la voir ? demanda Sarah Steinberg.
On l’avait fait descendre pour remplacer Marjorie.
— Non, elle est encore trop fatiguée pour recevoir des visites. J’ai donné à la surveillante vos raisins et votre carte, et elle a promis de les lui transmettre.
— Vous êtes certaine qu’elle va se rétablir ? interrogea Doreen.
— Absolument. Elle est entre d’excellentes mains, et ça ne sert à rien de s’inquiéter. Restons concentrées sur les tâches à notre portée.
La semaine suivante, Polly s’y essaya : se concentrer sur la vente de bas, sur l’emballage des paquets, sur son texte qu’il fallait apprendre ainsi que ses déplacements sur la scène… Mais elle continuait d’imaginer Marjorie ensevelie sous les décombres : terrorisée, perdant son sang, attendant que quelqu’un, n’importe qui, vienne la sortir de là. Si elle avait perdu conscience ou la capacité d’appeler de l’aide, elle y serait encore, et personne n’aurait jamais su ce qui lui était arrivé.
— Lady Mary ! rugit sir Godfrey. C’est votre réplique !
— Excusez-moi.
Elle débita sa tirade.
— Non, non, non ! vociféra sir Godfrey. Vous vous croyez à un pique-nique ? Vous avez fait naufrage. Votre vaisseau avait infléchi son cap, et personne n’a la moindre idée de l’endroit où vous avez abouti. Maintenant, essayez à nouveau.
Elle essaya, mais son esprit ruminait les mots de sir Godfrey : « Personne n’a la moindre idée de l’endroit où vous avez abouti. »
Ils avaient pensé que Marjorie était partie à Bath alors qu’elle était ensevelie sous un mur de Jermyn Street. La même chose pouvait-elle s’être produite pour Polly avec l’équipe de récupération ? Avaient-ils vu ou entendu quelque chose qui les avait mal orientés quant à l’endroit où la trouver ? La cherchaient-ils sur Regent Street, ou à Knightsbridge ? ou dans une autre ville ?
Mais elle n’avait pas disparu sans dire où elle se rendait, à l’instar de Marjorie, et aucune tempête n’avait dévié son cap. Elle se trouvait exactement là où elle avait dit au labo – et à Colin – qu’elle serait : elle travaillait dans un grand magasin sur Oxford Street et dormait dans une station de métro qui n’avait jamais été bombardée. Et Doreen l’avait rejointe à Notting Hill Gate pour l’informer de l’accident de Marjorie, ce qui prouvait qu’on savait, chez Townsend Brothers, comment la retrouver si l’équipe de récupération demandait de ses nouvelles. Et il s’agissait de voyage dans le temps…
— Nul, nul, nul ! fulmina sir Godfrey.
Polly se précipita à sa place mais, cette fois-ci, il s’en prenait aux autres membres de la troupe.
— Vos chances d’être secourus sont presque réduites à zéro. Vous êtes loin des voies de navigation, et quand la rumeur de votre disparition atteindra l’Angleterre il est pratiquement sûr qu’on vous tiendra pour morts.
Tenus pour morts. Et si, plutôt que de la croire ailleurs, l’équipe la supposait morte ? Quand Doreen lui avait parlé de Marjorie, Polly avait d’abord pensé qu’elle était morte. En découvrant les ruines de Saint-George, elle avait pensé que sir Godfrey et les autres avaient été anéantis. Ils l’avaient présumée morte, eux aussi. Sir Godfrey avait demandé aux sauveteurs de creuser pour la chercher. Et si l’équipe, arrivée à ce moment-là, avait appris par le pasteur qu’elle était morte ? ou alors si…
— Mademoiselle Laburnum, chuchota-t-elle. Quand Saint-George a été détruite, avez-vous…
— Lady Mary, avez-vous un commentaire à faire sur cette scène ? s’enquit sir Godfrey d’un ton lourdement sarcastique.
— Non, pardonnez-moi, sir Godfrey.
— Comme… je… venais… de… le… dire…, déclara sir Godfrey, appuyant sur chaque mot, à ce stade, seuls le maître d’hôtel, Crichton, et lady Mary (il la fusilla du regard) ont compris la gravité de la situation, et c’est ce qui produit l’humour, pour ce qu’il vaut, dans cette scène. Lady Agatha, venez ici. (Il prit Lila par le bras et la déplaça au bout du quai.) lord Brocklehurst, vous êtes assis là, devant elle, sur le sable.
Polly profita du repositionnement des acteurs pour interroger Mlle Laburnum.
— Pendant ma disparition, le pasteur a-t-il envoyé mon nom aux journaux pour qu’il figure parmi la liste des victimes ?
Mlle Laburnum secoua la tête.
— Mme Wyvern pensait que notre devoir était d’envoyer un avis de décès, murmura-t-elle, mais sir Godfrey ne voulait pas en entendre parler. Il…
— Mary ! tonna le metteur en scène. Si cela ne vous dérange pas trop, j’aimerais répéter ce tableau avant la fin de la guerre.
— Désolée.
Ils recommencèrent la scène. Polly se forçait à se concentrer sur son texte et sur ses emplacements pour ne pas s’attirer de nouveau les foudres de sir Godfrey mais, dès la répétition finie, elle s’engouffra dans le métro et se rendit à la bibliothèque de Holborn afin d’y étudier les journaux de l’époque. Mme Wyvern n’avait peut-être pas informé l’administration de sa mort, mais cela ne prouvait pas que l’officier responsable de l’incident – ou l’un des gardes de l’ARP – ne l’avait pas fait. On pouvait aussi avoir mentionné son nom dans le récit de la destruction de l’église. Et si l’équipe de récupération avait vu : « Polly Sebastian, tuée sous le feu ennemi » dans le Times…
Hélas ! le moins vieux des journaux disponibles à la bibliothèque datait de trois jours.
— Vous n’avez pas de numéros plus anciens ? demanda Polly à la bibliothécaire.
— Non, répondit-elle d’un air contrit. Des enfants sont passés il y a quelques jours pour la collecte des vieux papiers.
Polly devrait se rendre au bureau du Times. Mais quand ? Les archives du journal n’ouvraient pas le dimanche, son seul jour de repos, et sa pause-déjeuner n’était pas assez longue pour lui permettre d’aller jusqu’à Fleet Street et d’en revenir. Et Polly n’osait pas appeler de nouveau en prétendant qu’elle était malade. Mlle Snelgrove s’était convaincue que toute personne qui lui réclamait un répit s’apprêtait à décamper comme Marjorie.
Cependant, il fallait qu’elle voie cette liste des victimes. Après la répétition de la nuit suivante, elle emprunta un mouchoir à Mlle Laburnum et le Times de sir Godfrey afin d’y trouver un avis de décès qu’elle pourrait utiliser, et attendit le vendredi soir où, avec un peu de chance, les raids sur Clerkenwell empêcheraient Mlle Snelgrove d’arriver au travail à l’heure le lendemain matin.
Ce fut ce qui se produisit. Polly attrapa le mouchoir et monta en courant jusqu’au bureau du personnel demander à M. Witherill si elle pouvait s’absenter pour la matinée.
— Je souhaite assister à l’enterrement de ma tante.
— Vous devez obtenir l’autorisation de votre chef de service.
— Mlle Snelgrove n’est pas là.
Il lança un coup d’œil à sa secrétaire, qui hocha la tête.
— Elle a téléphoné pour prévenir que sa ligne de métro ne fonctionnait pas, et qu’elle allait tenter de prendre un bus.
— Ah ! votre tante, disiez-vous ?
— Oui, monsieur. Ma tante Louise. Elle s’est fait tuer dans un raid.
Elle se tamponna les yeux avec le mouchoir.
— Mes condoléances. Quand ont lieu les obsèques ?
— À 11 heures, à l’église Saint-Pancras.
Si M. Witherill – ou plus probablement Mlle Snelgrove – vérifiait les avis de décès, il trouverait : « Mme James (Louise) Barnes, âgée de 53 ans, église de Saint-Pancras, 11 h, ni fleurs, ni couronnes. »
— D’accord, mais je veux que vous reveniez dès la fin de la cérémonie.
— Oui, monsieur, je n’y manquerai pas.
Polly descendit en courant dire à Doreen où elle partait et la prier d’indiquer à quiconque se renseignerait à son sujet qu’elle serait de retour à 13 heures. Elle prit le métro pour Fleet Street, et marcha rapidement jusqu’au bureau du Times. Elle espérait que l’accès des archives serait autorisé à tout le monde.
C’était le cas. Elle demanda les éditions du matin et du soir du 20 au 22 septembre et fut sidérée de se voir remettre les exemplaires originaux mais, bien sûr, il n’y avait pas encore de copie numérique, ni même de microfilms. Elle compulsa les larges feuilles, en quête des avis de décès, et les lut un à un : « Joseph Seabrook, 72 ans, tombé sous le feu ennemi. Helen Sexton, 43 ans, morte soudainement. Phyllis Sexton, 11 ans, morte soudainement. Rita Sexton, 5 ans, morte soudainement. »
Le nom de Polly ne figurait sur aucune des listes, et l’article du journal consistait en un bref paragraphe intitulé : « Aimée de tous et réduite en miettes : une église du XVIIIe siècle. » Pas un détail, pas de photo, pas même le nom de l’église.
Parfait. Polly rapporta les journaux au bureau et poursuivit ses vérifications au Daily Herald avec les articles qui parlaient de Saint-George : « Quatrième église historique détruite par la Luftwaffe, mais les Britanniques résistent au découragement », et les avis de décès. Son nom n’apparaissait nulle part, et pas plus dans le Standard, lequel était le dernier qu’elle puisse vérifier. Il faudrait qu’elle revienne contrôler les autres journaux plus tard.
Elle retourna en vitesse chez Townsend Brothers, s’arrêtant chez Padgett’s pour appliquer un peu de rouge autour de ses yeux dans le salon de toilette des dames et asperger d’eau ses cils, ses joues et son mouchoir. Cela s’avéra une bonne précaution. Mlle Snelgrove était arrivée et, de toute évidence, elle ne croyait pas que Polly ait assisté à des obsèques.
Colin ne croirait pas davantage que je suis morte, même s’il lisait mon avis de décès. Colin refuserait de laisser tomber. Il insisterait pour qu’ils continuent à chercher tout comme sir Godfrey l’avait fait.
Alors, où sont-ils ? se disait-elle tandis qu’elle notait ses ventes et attendait le départ de Mlle Snelgrove pour demander à Doreen si quelqu’un l’avait réclamée pendant son absence. Pourquoi tardent-ils ? Quatre semaines avaient passé depuis que le site ne fonctionnait plus, et cinq semaines depuis la date où elle aurait dû s’enregistrer.
Elle dut patienter bien après la sonnerie de fermeture avant de parler à Doreen. Laquelle lui apprit que personne n’était venu et voulut discuter de la santé de Marjorie.
— Quand Mlle Snelgrove dit qu’elle ne sera pas assez rétablie pour recevoir des visites pendant au moins quinze jours, est-ce que cela signifie que son état s’aggrave ? Qu’en penses-tu ?
— Que non, bien sûr que non, mentit Polly.
— Je l’imagine sans cesse engloutie sous ces décombres, et nous on ignorait ce qui lui arrivait, et on croyait qu’elle était en sécurité à Bath pendant que, tout ce temps… Je me sens si coupable de ne pas avoir deviné qu’elle était en danger !
— Tu n’avais aucun moyen de le savoir.
Ces mots semblèrent rassurer Doreen. Elle alla couvrir son comptoir, mais Polly ne bougeait pas, perdue dans ses pensées.
Aucun moyen de le savoir.
Et si les points de divergence, pas plus que la présumée mort de Polly, ni aucune des hypothèses qu’elle avait envisagées, ne causaient le retard de l’équipe ? Et si le labo ignorait simplement qu’il fallait lui envoyer une équipe de récupération ? Et que quelque chose était allé de travers ?
Tout comme j’ignorais que Marjorie gisait sous des décombres.
Le labo avait été débordé par les récupérations, les sauts et les changements de programmes, et M. Dunworthy avait été lui aussi très occupé, avec ses rendez-vous et ses voyages à Londres. Et s’ils avaient tous été si absorbés qu’ils avaient oublié qu’elle devait donner sa position ? ou si quelque chose était arrivé à Michael Davies à Douvres ou à Pearl Harbor, obligeant tant de monde à se mobiliser sur sa récupération que toutes les autres avaient été mises en attente ?
Si c’était le cas, ils ne découvriraient pas l’absence de Polly avant le dernier jour prévu pour son retour. Ce qui signifiait qu’ils seraient là le 22 octobre. Il ne restait donc plus à l’historienne que quelques jours à tenir.
Non, elle omettait Colin. Quels que soient les motifs de distraction, lui n’aurait pas négligé Polly. Il aurait harcelé le labo jour après jour, demandé à savoir si elle s’était manifestée. Et, en constatant que tel n’était pas le cas, il aurait filé tout droit chez M. Dunworthy.
Ah ! minute, impossible ! On lui avait interdit de mettre les pieds au labo.
Ça ne l’aurait pas retenu. Sauf si Colin lui-même était la cause de l’affolement. Il s’était montré déterminé à partir en mission de façon à pouvoir « rattraper » sa différence d’âge avec Polly. Et s’il avait traversé le filet sans permission pour se rendre aux croisades ou ailleurs et qu’ils avaient envoyé une équipe de récupération le chercher, ou M. Dunworthy lui-même ? Au milieu du chaos qui en aurait résulté, ils auraient complètement oublié Polly ! C’était un scénario plus que probable et, jusqu’au 22, elle se fit du souci pour Colin. Et pour Marjorie.
Le 22 octobre arriva et se termina sans un signe de l’équipe de récupération. Me trouver leur prendra un moment, se dit-elle, faisant fi des lois du voyage temporel et de la piste en miettes de pain qu’elle avait tracée avec tant de minutie. Ils seront ici demain.
Mais ils ne se montrèrent pas le lendemain, ni le 24. Le matin suivant, ils n’étaient toujours pas à la sortie de Notting Hill Gate. J’ai bien fait de ne pas postuler chez Padgett’s, se disait Polly, alors qu’elle croisait le magasin en gagnant Townsend Brothers. C’était ce soir-là qu’il avait été bombardé. L’impact direct d’une HE de cinq cents kilos avait réduit à néant le bâtiment et, comme il avait été touché juste après la fermeture, il n’était pas encore vide et il y avait eu trois morts.
Polly s’arrêta pour jeter un ultime coup d’œil aux colonnes grandioses du magasin, à ses vitrines et à ses mannequins habillés de manteaux de laine et coiffés de feutres à bord mince. « Fin des soldes d’été » proclamait une affiche. « Dernière chance d’acheter à prix cassés. »
Dernière chance tout court, songea Polly, qui se demandait quelles avaient été les victimes. Des clients attardés ? ou des vendeuses obligées de rester pour totaliser leurs reçus dans leur journal de vente ou pour emballer des paquets ?
Je ferais mieux de glisser mon manteau et mon chapeau derrière le comptoir, ce soir, et de prendre le métro plutôt que le bus. À moins que l’équipe ne m’attende quand j’arriverai au travail.
Elle franchit les trois rues qui la séparaient encore de Townsend Brothers. Personne. Où sont-ils ? s’interrogeait Polly, la gorge serrée, tandis qu’elle montait au troisième. Où sont-ils ?
Il y a eu quatre jours et demi de décalage quand j’ai traversé, se dit-elle en dénudant son comptoir. S’ils avaient essayé de traverser le 22 et avaient subi le même décalage, ils ne la rejoindraient pas avant le lendemain soir.
Et que te raconteras-tu après-demain quand ils ne seront toujours pas là ? et le jour suivant ? et la veille de ta date limite ?
Anxieuse, elle jeta un coup d’œil à Doreen et Sarah. Elles discutaient de ce qu’elles feraient après le travail, le soir même. Si seulement je le savais.
Mais elles ne le savaient pas non plus. Elles s’organisaient pour aller voir un film à Leicester Square, mais si Padgett’s avait bien été touché juste après sa fermeture les sirènes se déclencheraient au moment où Doreen et Sarah partiraient. Elles devraient sans doute passer la nuit dans la station d’Oxford Circus.
À moins qu’elles ne soient réduites en miettes en cours de route, ou en rentrant chez elles. Elles ignoraient tout autant que Polly ce qui leur arriverait, ou si elles s’en sortiraient vivantes, et elles avaient deux sources d’inquiétude supplémentaires : la menace de l’invasion, et la peur de perdre la guerre. Et quand on était juive, comme Sarah…
Doreen et Sarah n’ont pas d’équipe de récupération, elles, ni de M. Dunworthy – ou de Colin – pour venir à leur secours, pensa Polly, honteuse. Pourtant, elles se débrouillaient pour ne pas donner prise à l’anxiété ou au désespoir, pour servir gaiement Mlle Eliot alors qu’elle reprochait à Sarah la rupture de stock du magasin en maillots de corps de laine, et Mme Stedman, laquelle avait amené aujourd’hui ses tout-petits, qui n’avaient pas été évacués.
Si les deux filles parvenaient à faire bonne figure, Polly devait pouvoir y réussir aussi. Après tout, n’était-elle pas comédienne ? Tête d’affiche, partageant la vedette avec un acteur anobli, dans une pièce de J.M. Barrie ?
— Courage, lady Mary ! murmura-t-elle.
Et elle s’en fut aider Doreen en la débarrassant des petiots. Elle leur montra comment marchait le système des tubes pneumatiques, puis les emmena – en serrant fort leurs mains minuscules – voir Mlle Snelgrove, à qui elle demanda si l’on avait autorisé les visites à Marjorie, maintenant.
— J’ai appelé ce matin, mais la surveillante a dit qu’elle était encore trop faible pour recevoir qui que ce soit.
Ce qui ne présageait rien de bon, et c’était sans doute aussi ce que pensait Mlle Snelgrove parce qu’elle ajouta :
— Il faut essayer de ne pas s’inquiéter.
Polly acquiesça, ramena les enfants à leur mère et à une Doreen reconnaissante, et commença de servir Mme Milliken et une série de clientes d’une humeur de chien. L’éprouvante Mme Jones-White fit son apparition, suivie de Mme Aberfoyle et de son pékinois mordeur, puis de la vieille Mlle Rose, tristement célèbre au magasin parce qu’elle faisait déballer le contenu entier de chacun des tiroirs pour finir par ne rien acheter.
— Les gens les plus désagréables de Londres se sont tous donné rendez-vous ici aujourd’hui, chuchota Doreen alors qu’elle se rendait à l’atelier.
— Tu l’as dit, approuva Polly.
Elle emballait les achats de Mlle Gill, qui dans un premier temps désirait qu’on les lui envoie, puis qui avait changé d’avis et décidé de les emporter. À l’heure de la fermeture, Polly terminait à peine quand Mlle Gill avait de nouveau fait volte-face.
— Dieu merci ! s’exclama Doreen quand la sonnerie retentit.
Et elle entreprit de couvrir son comptoir.
Polly enfila son manteau et elle attrapait son chapeau quand Mlle Snelgrove approcha.
— Avez-vous servi Mme Jones-White tout à l’heure ?
— Oui, elle a pris deux paires de bas. Elle souhaitait qu’on les lui envoie.
S’il te plaît, ne m’annonce pas qu’elle a changé d’avis et qu’elle veut elle aussi qu’on lui emballe ses achats !
— Mme Jones-White a décidé qu’elle préférait…
— Ahhh !
Doreen avait poussé un long cri étranglé et, doublant le comptoir de Polly, elle se précipitait vers l’ascenseur.
— Où allez-vous, mademoiselle Timmons ? se fâcha Mlle Snelgrove.
Ce fut sur un ton totalement différent qu’elle s’exclama :
— Oh ! ça alors !
Avant de s’élancer à son tour vers l’ascenseur.
Une jeune femme en sortait. Elle se déplaçait avec raideur, comme si elle souffrait, et elle portait son bras en écharpe. C’était Marjorie.