Londres, le 19 septembre 1940

J’en prévins les autres ; puis, après un instant, je compris que la clarté en question n’était pas un reflet dans les nuages, mais la crête blanche d’une énorme vague !

Ernest Shackleton, L’Odyssée de l’« Endurance » (1919)[23]


Dans l’aube glaciale, pendant tout le chemin du retour à la pension, Mlle Laburnum ne cessa de vanter les mérites de sir Godfrey.

— Comme ce devait être exaltant pour vous, mademoiselle Sebastian, de jouer avec un acteur aussi renommé que sir Godfrey ! s’extasiait-elle. Le Songe d’une nuit d’été est l’une de mes pièces favorites !

Ils avaient interprété La Tempête, et Polly fut soulagée que sir Godfrey ne puisse entendre pérorer l’ignorante.

— Quelle nuit sensationnelle ! continua-t-elle. Je ne parviendrai jamais à m’endormir.

J’y parviendrais, moi, se dit Polly, mais elle n’en avait pas le temps. Elle lava son corsage noirci par le Times en regrettant de ne pas disposer d’un second chemisier. Elle devrait en récupérer un à Garde-robe quand elle irait chercher sa jupe.

Elle repassa le vêtement pour le sécher au mieux, avala un petit déjeuner rapide de porridge tragiquement brûlé, et partit au travail. Elle espérait que la Central Line aurait rouvert – c’était le cas – et que Mlle Snelgrove la croirait quand elle raconterait qu’elle n’avait pas pu regagner son domicile à cause des raids, mais elle était absente lorsque Polly arriva chez Townsend Brothers.

— Elle fait un remplacement au quatrième, aujourd’hui, lui expliqua Marjorie. À la place de Nan, aux « Articles ménagers ». Et elle m’a demandé de vous informer que Townsend Brothers avance son heure de fermeture de 18 heures à 17 h 30. Ça commence ce soir. À cause des raids.

Parfait. Cela me donnera plus de temps pour atteindre le point de transfert.

— Nan a-t-elle été blessée par les raids de la nuit dernière ? interrogea Doreen. Ils étaient rudes à Whitechapel.

— Non. Mlle Snelgrove l’aurait signalé.

— Peut-être qu’elle a filé en douce, suggéra Doreen.

— Non, je ne crois pas. Mlle Snelgrove n’avait pas l’air irritée quand elle m’en a parlé, dit Marjorie qui ajouta en souriant : Enfin, pas plus que d’habitude.

Doreen gloussa.

— Au moins, on ne l’a pas sur le dos.

Certes, mais ça ne durera pas. Et, quand Nan reviendrait, Mlle Snelgrove s’attendrait à trouver Polly avec une jupe noire et une certaine expertise de l’emballage des paquets, si bien qu’entre deux clients la jeune femme fit une rapide addition de ses ventes de façon à pouvoir s’évader dès la fermeture. Les raids ne commençaient pas avant 20 h 20, mais bien sûr les sirènes pouvaient sonner beaucoup plus tôt.

Je ferais mieux de sauter le dîner et de me rendre tout droit au site depuis la station de métro. Je ne peux pas courir le risque d’être interceptée par Mlle Laburnum ce soir.

Et, quand elle serait de retour à Oxford, il faudrait demander à Colin les heures des sirènes.

À 16 heures, le magasin se vida.

— Ils ne veulent pas se laisser surprendre dehors quand les alertes débutent, dit Marjorie.

Polly espérait que cela lui permettrait de partir à l’heure mais, dix minutes avant la fermeture, Mlle Varley envahit les lieux, exigeant de voir la moindre teinte des bas en stock. En dépit de l’heure avancée de la fermeture, Polly ne put finir de ranger le déballage avant 18 h 30. Elle attrapa son manteau et se précipita vers la station de métro. Là, elle dut encore attendre presque vingt minutes l’arrivée d’une rame.

Les sirènes se déclenchèrent alors qu’elle était en route pour Notting Hill Gate. Elle entendit deux femmes qui montaient à la station de Lancaster Gate en parler. Bien. Polly avait craint que ce ne soit beaucoup plus tard, puisque les raids s’étaient concentrés sur l’East End. Ceux qui avaient touché Bloomsbury avaient dû se produire tôt dans la soirée. S’il n’y avait pas de retard, elle aurait largement assez de temps pour gagner le point de saut avant le début du raid.

Il n’y eut aucun retard. Quand ils atteignirent Notting Hill Gate, il n’était que 19 h 15. Polly se hâta dans l’escalier roulant et se précipita vers la sortie. Abaissées, les grilles métalliques la bloquaient.

— Personne n’est autorisé à sortir pendant un raid, lui déclara un garde coiffé d’un casque.

— Mais je dois rentrer chez moi, protesta Polly. Ma famille va s’inquiéter si je ne…

— Désolé, mademoiselle, dit-il en se plantant devant la grille. Ce sont les règles. Il est interdit de sortir avant la fin d’alerte. Descendez vous abriter. Les bombes tomberont d’une minute à l’autre.

Sûrement pas…

Cependant, il était évident qu’il ne fléchirait pas, aussi Polly redescendit étudier une carte du métro pour trouver d’autres stations praticables. Bayswater était trop éloignée du point de transfert pour qu’elle y parvienne à pied avant le début du raid, mais High Street Kensington conviendrait si la station n’était pas équipée d’une grille. S’il n’y avait qu’un garde, Polly réussirait peut-être à tromper sa vigilance.

High Street Kensington était non seulement équipée d’une grille, mais aussi d’un garde deux fois plus déterminé à empêcher Polly de sortir. Et, pendant qu’elle argumentait, les canons de DCA commencèrent à tonner.

Il faut regarder la vérité en face. Je suis piégée ici pour la nuit.

Non, elle ne l’était pas… Le site de transfert était certes inaccessible, mais elle n’avait pas besoin de passer la nuit ici. Elle pouvait prendre le métro jusqu’à l’une des stations profondes et y observer les réfugiés. Balham aurait été la plus intéressante, mais M. Dunworthy en ferait une attaque, même si la station n’avait pas été frappée avant le 14 octobre. Et, pour Leicester Square, elle serait obligée de prendre une correspondance. Elle devrait revenir à Notting Hill Gate au matin pour se rafraîchir avant de partir travailler. Et, si la fin d’alerte sonnait assez tôt, elle gagnerait le point de saut et filerait à Oxford se chercher une jupe avant de rejoindre son poste. Ce qui impliquait une station sur la Central Line. Holborn.

Avec ses tunnels creusés quarante-six mètres sous terre, Holborn avait été l’une des premières stations utilisées par les Londoniens quand le Blitz avait commencé. Le gouvernement n’avait pas eu l’intention de transformer les stations de métro en refuges. Il s’inquiétait pour les installations sanitaires et les maladies infectieuses. Mais ses avertissements : « Restez chez vous : construisez un abri Anderson » étaient restés lettre morte. Et il n’avait pas été possible de faire appliquer la proclamation, alors que se propageaient les récits de gens tués dans les abris Anderson, ou dans les refuges à la surface. Et alors qu’il suffisait à chacun d’acheter un ticket de métro et d’aller à la station Holborn.

Ce soir, toute la ville de Londres semblait s’y être donné rendez-vous. Polly put à peine s’extraire de la rame tant le quai débordait de Londoniens assis sur des couvertures. Elle se glissa avec précaution entre eux, essayant de ne marcher sur personne, et gagna le tunnel d’accès. La circulation y était tout aussi difficile, en raison d’une foule compacte de gens, de matériel de couchage et de paniers de pique-nique. Une femme faisait bouillir du thé sur un réchaud Primus, une autre disposait des assiettes et des couverts en argent sur une nappe posée à même le sol… ce qui rappela à Polly qu’elle n’avait pas dîné. Elle demanda à la réfugiée où se trouvait la cantine.

— Par là, indiqua-t-elle en brandissant une petite cuillère. Descendez vers la ligne Piccadilly.

— Merci.

Et Polly tenta de se frayer un passage à travers la masse des gens assis contre les murs carrelés, ou debout par petits groupes, bavardant. Le couloir principal était à peine moins envahi. Polly descendit le long escalier roulant et trouva la cantine, qui était bien plus vaste qu’à Notting Hill Gate, et dotée de tasses en porcelaine et de soucoupes.

— Soyez gentille, rapportez-les quand vous aurez fini, dit la volontaire du WVS qui se tenait au comptoir.

Polly acheta un sandwich au jambon et une tasse de thé, puis elle marcha au hasard, observant la foule.

Les historiens avaient décrit les abris comme « cauchemardesques » ou « comparables aux derniers cercles de l’enfer », mais les réfugiés ressemblaient plutôt à des vacanciers qu’à des âmes damnées : ils pique-niquaient, papotaient et lisaient les bandes dessinées des journaux. Une partie à quatre de bridge s’était engagée sur des pliants de camping, une femme d’âge moyen lavait ses bas dans une casserole en fer-blanc, et un gramophone portable à manivelle jouait A Nightingale Sang in Berkeley Square. Les gardes de la station patrouillaient sur les quais pour maintenir l’ordre, mais leur seul travail semblait d’imposer aux gens d’éteindre leur cigarette et de ramasser les papiers usagés qu’ils laissaient traîner.

Le gouvernement ne s’était pas trompé en s’inquiétant des installations sanitaires. Un seul W.-C. de fortune desservait chaque étage, ce qui entraînait des files d’attente interminables. Polly découvrit plusieurs bambins assis sur des pots de chambre et vit l’une des mères porter l’un de ces récipients au bord du quai et le vider sur les voies. Voilà qui expliquait l’odeur. Polly se demanda ce que tout cela donnerait au milieu de l’hiver.

On repérait quelques tentatives d’organisation : un service d’objets trouvés, un poste de premier secours, une bibliothèque de prêt. Mais, de manière générale, le chaos régnait. Les enfants couraient en toute liberté dans les couloirs, jouaient à la poupée, aux billes ou à la marelle au milieu des passages ou dans l’étroite bande du quai attribuée aux voyageurs qui montaient et descendaient du métro. Personne ne cherchait à les coucher alors qu’il était 21 h 30, que nombre d’adultes dépliaient leurs couvertures et préparaient leurs oreillers, et qu’une adolescente s’enduisait le visage de crème pour la nuit.

Polly se dit soudain qu’elle devait elle aussi se ménager un emplacement pour dormir, ou au moins s’asseoir, ce qui risquait de se révéler difficile. Les rares places libres le long des murs étaient réservées par des couvertures pour des membres d’une famille ou pour des amis. Les escaliers mécaniques s’arrêteraient quand les métros cesseraient de circuler, à 22 h 30. Peut-être Polly réussirait-elle à s’installer sur une marche, quoique leurs lattes en bois lui paraissent fort inconfortables, mais elle avait une heure à tuer jusque-là. Elle lut les affiches de l’ARP et des Victory Bonds placardées sur les murs. L’une d’elles claironnait : « Mieux vaut manger de la vache enragée avec Churchill aujourd’hui que remâcher sa honte sous Hitler demain. »

Celui qui a écrit ce slogan ne connaît pas la table de Mme Rickett, sourit Polly avant de s’orienter vers la bibliothèque de prêt. On y trouvait une pile de journaux, une autre de magazines, et une maigre rangée de livres de poche en mauvais état. La plupart semblaient être des romans policiers.

— Un livre, ma belle ? lui demanda la bibliothécaire rousse. Celui-ci est excellent. (Elle lui tendait Drame en trois actes, d’Agatha Christie.) Vous ne devinerez jamais qui a fait le coup. Je n’y arrive jamais, avec ses romans. Je crois toujours que j’ai résolu l’énigme et alors, trop tard, je m’aperçois que je me suis trompée de bout en bout, et que quelque chose de complètement différent s’est passé. Ou peut-être voudriez-vous un journal ? J’ai l’Express d’hier soir. (Elle le lui glissa dans les mains.) Pensez simplement à me le rapporter quand vous avez fini, pour que quelqu’un d’autre puisse le lire.

Polly la remercia et regarda sa montre. Il lui restait vingt minutes de battement. Elle intégra la file de la cantine, gardant un œil sur l’escalier mécanique de façon à s’y précipiter pour réserver une marche dès qu’il s’arrêterait. Elle observait ses voisins dans la queue : un couple en tenue de soirée, manteau de fourrure et chapeau haut de forme ; une vieille dame en robe de chambre et pantoufles ; un barbu plongé dans un journal yiddish.

Une bande de gamins sales et déguenillés couraient dans les parages. Ils jouaient au loup et, à l’évidence, ils espéraient que quelqu’un proposerait de leur offrir un gâteau ou une orangeade. La femme qui précédait Polly portait un bébé pleurnicheur, et celle qui la suivait s’était chargée de deux oreillers, d’un vaste sac à main noir, et d’un panier de pique-nique. Quand elle approcha du début de la file, elle coinça ses oreillers sous l’un de ses bras, posa le panier sur le sol à côté d’elle et ouvrit son sac.

— Je déteste tellement les gens qui attendent d’être à la caisse pour chercher leur monnaie ! s’exclama-t-elle, fouillant dans son sac. Je sais que j’ai une pièce de six pence, quelque part là-dedans.

— Tu y es ! cria l’un des gosses.

Et une fille de dix ans se mit à courir, se cognant contre le sac à main dont le contenu se répandit tous azimuts, y compris la pièce de six pence qui s’était fait désirer. Tout le monde, à l’exception de Polly, se baissa pour ramasser les rouges à lèvres, mouchoir, peigne…

Polly observait la fille. Elle l’a heurté exprès ! Elle contrôla le panier de pique-nique : il avait disparu.

— Arrêtez, au voleur ! hurla la femme.

Les autres garnements s’envolèrent. Un garde de la station les poursuivit.

— Revenez ici, bande de vandales !

Peu après, il était de retour, tirant un petit garçon par l’oreille.

— Ouaille ! protestait le petit. J’ai rien fait.

— C’est lui, affirma la femme. C’est lui qui m’a volé mon panier.

— J’y entrave rien du tout ! dit le garçon, outré. J’ai jamais…

Un ouvrier arriva, portant le panier. Il désigna le garçon.

— Je l’ai vu cacher ça derrière une poubelle.

— J’l’ai mis à l’abri, avant d’le trimballer aux objets trouvés. Ça traînait sur le quai, sans personne autour.

— Quel est ton nom ? interrogea le garde.

— Bill.

— Où est ta mère ?

— Au boulot, intervint une fille plus âgée qui venait d’apparaître.

Polly la reconnut. C’était celle qui avait heurté le sac à main de la femme. Elle portait une robe sale et trop courte, et un ruban à cheveux dégoûtant.

— Maman turbine dans une usine de munitions. Elle fait des bombes. Un boulot atrocement dangereux.

— Est-ce que c’est ta sœur ? demanda le garde.

Le garçon acquiesça. Le garde se retourna vers la fille.

— Comment t’appelles-tu ?

— V’ronica. Comme la star de cinéma. (Elle agrippa la manche du garde.) S’il vous plaît, m’sieur, dites rien à maman. Elle se fait assez de mauvais sang comme ça, avec notre papa sur le front.

— L’est dans la RAF, ajouta le garçon. Y pilote un Spitfire.

— Y a des semaines que maman, elle a plus de nouvelles, dit la fille en versant une larme. Elle se fait tant de souci !

Elle est presque aussi bonne que sir Godfrey, reconnut Polly avec admiration.

— Pauvres gosses, murmura la femme, et plusieurs des personnes qui s’étaient rassemblées regardèrent le garde sans aménité. Il n’y a pas de mal. Après tout, j’ai retrouvé mon panier.

Avant d’affirmer ça, vous feriez mieux d’en vérifier le contenu, pensa Polly.

— Oh ! merci, ma’ame ! s’exclama la fille, qui avait empoigné le bras de la femme. Vous êtes si gentille !

— Je vous laisse partir pour cette fois, annonça le garde d’un ton sévère, mais il faut promettre de ne jamais recommencer.

Il libéra le garçon, et les deux enfants se faufilèrent sur-le-champ au milieu de la foule et filèrent par l’escalier roulant. Lequel avait cessé de fonctionner au cours de l’altercation et s’était jonché de gens, assis ou étendus sur les marches étroites.

Petits scélérats ! Ils m’ont aussi escroqué ma place.

Polly se remit à tourner, en quête d’un emplacement. Il n’y en avait plus. Les réfugiés se couchaient sur les rails après l’arrêt des métros cependant, même si aucun témoignage historique ne faisait état d’un accident, elle n’en trouvait pas moins cette pratique dangereuse, sans parler de tous les pots de chambre qui avaient été vidés à cet endroit.

Elle dénicha enfin une place libre dans l’un des couloirs de correspondance, entre deux femmes déjà endormies. Elle enleva son manteau, l’étala et s’assit. Elle posait son sac à bandoulière à côté d’elle quand elle se remémora « le Roublard » et sa sœur et le repoussa derrière son dos. Appuyée contre lui, elle tenta de s’assoupir, ce qui aurait dû se révéler facile. Elle n’avait pas dormi du tout la nuit précédente, et à peine plus de trois heures la nuit d’avant. Mais il y avait trop de bruit et de lumière, et le mur était dur comme de la pierre.

Elle se leva, plia son manteau en oreiller et s’allongea, mais le sol était encore plus dur et, quand elle fermait les yeux, deux pensées la hantaient : l’anxiété de M. Dunworthy à son sujet, parce qu’elle tardait tant à lui donner sa position, et ce que dirait Mlle Snelgrove quand elle la verrait arriver sans jupe noire. Des idées négatives. Dans l’immédiat, il n’y avait rien que Polly puisse faire pour changer la situation.

Elle s’assit et déplia l’Express que la bibliothécaire lui avait prêté. Le paquebot City of Benares, rempli d’évacués, avait été coulé par un U-Boot, la RAF avait abattu huit avions de chasse allemands, et Liverpool avait été bombardée. Rien sur John Lewis, juste un article intitulé « Le bombardement de la City continue », et qui donnait cette information : « Parmi les cibles de mardi soir se trouvaient deux hôpitaux et une rue commerçante. » Mais on trouvait une publicité pour le magasin en page quatre.

Polly se demandait si on avait oublié de l’enlever du journal, ou si c’était un moyen de persuader les Allemands qu’il n’avait pas été touché. Pendant les attaques de V1, les Anglais avaient répandu de fausses informations dans les journaux sur les lieux frappés par les fusées. Elle chercha une publicité pour Peter Robinson, qui avait également été touché. Il n’y en avait pas. Selfridges soldait les « costumes sirène » : des combinaisons intégrales en laine, « parfaites pour les nuits dans les abris – chics et chaudes ». Voilà ce qu’il me faut ! Le sol en ciment était glacial. Polly déplia son manteau, le drapa sur elle, posa sa tête sur son sac, et tenta de nouveau de dormir.

Sans succès, malgré l’extinction des feux à 23 h 30, et la réduction des conversations à un murmure. Elle ne pouvait entendre les bombes : leur bruit ne pénétrait pas si loin sous terre. C’était déroutant d’ignorer ce qui se tramait là-haut. Allongée, elle écouta les réfugiés ronfler, puis s’assit derechef et lut le reste du journal, y compris la rubrique : « Cuisiner en temps de guerre » – dont Mme Rickett tirait de toute évidence ses recettes –, la liste des victimes, et les petites annonces personnelles.

Ces dernières offraient un aperçu intime de la vie des contemporains.

Certaines étaient drôles : L.T., pardon pour comportement soirée mess des officiers samedi dernier. STP, donne-moi encore une chance. Lt S.W.

D’autres fendaient le cœur : Quiconque aurait une information au sujet de l’enseigne Paul Robbey, vu pour la dernière fois à bord du Grafton à Dunkerque, merci de contacter Mme P. Robbey, 16, Cheyne Walk, Chelsea.

Personne n’était épargné par le Blitz, comme en témoignait cet appel : Perdu chat blanc, répondant au nom de Moppet, disparu pendant le raid nocturne du 12 septembre. Effrayé par les bruits violents. Récompense.

Pauvre petite bête, pensa Polly, piégée dans des circonstances terrifiantes qu’elle ne peut pas comprendre. Elle lui souhaita de s’en sortir et parcourut le reste des petites annonces : Cherchons hébergements pour évacués, et R.T., RV au monument à Nelson vendredi midi, H. ou Recrutons conducteurs d’ambulance. Rejoignez le FANY aujourd’hui, puis elle se rallongea, décidée à dormir.

Elle y parvint, pour être aussitôt réveillée par un bébé en pleurs, une femme en route pour les toilettes qui murmurait : « Excusez-moi… excusez-moi… excusez-moi », puis un garde qui disait sévèrement :

— Éteignez cette cigarette. Il est interdit de fumer dans l’abri à cause du risque d’incendie.

L’idée que les autorités s’inquiètent d’incendie quand la moitié de Londres au-dessus d’eux partait en fumée lui sembla si drôle qu’elle rit sous cape avant de tomber endormie.

Cette fois, ce fut le garde criant « Fin d’alerte ! » qui l’éveilla. Elle enfila son manteau en bâillant, et descendit à la Central Line pour attraper le premier métro en direction de l’ouest. En bas, un panneau d’affichage indiquait : « Liaison interrompue entre Queensway et Shepherd’s Bush ». Ce tronçon incluait Notting Hill Gate, ce qui lui enlevait tout espoir de se rendre au point de transfert avant d’aller travailler. Elle devrait acheter une jupe chez Townsend Brothers avant l’ouverture du magasin.

Le métro n’arriva qu’au bout d’une demi-heure, puis s’arrêta presque aussitôt entre deux stations. À deux reprises. Elle eut à peine le temps d’atteindre le magasin, de se débarbouiller et de se donner un coup de peigne dans les toilettes des employés avant la sonnerie d’ouverture. Son corsage était froissé et maculé de brun entre les épaules, là où elle s’était adossée au mur. Elle tenta sans grand succès de le brosser, le rentra dans sa jupe, et se dirigea vers son étage, priant que Nan ne soit pas de retour.

Elle était apparemment revenue. Mlle Snelgrove se précipita sur le comptoir de Polly, les lèvres pincées de désapprobation.

— Je croyais vous avoir expliqué lors de votre embauche que chez Townsend Brothers les vendeuses portent des jupes noires et des corsages blancs et impeccablement propres !

— Oui, ma’ame, vous l’avez fait. Je suis absolument désolée, mais je n’ai pas pu rentrer chez moi depuis deux nuits à cause des raids. J’ai passé les deux dans un abri.

— Je fermerai les yeux pour aujourd’hui. J’admets que la situation actuelle entraîne certaines… complications. Cependant, j’attends de vous que vous les surmontiez. Townsend Brothers ne peut se permettre un déclin de son excellence, quelles qu’en soient les circonstances.

Polly acquiesça.

— Je l’aurai demain, je vous le promets.

— Veillez-y.

— Vieille bique ! chuchota Marjorie à l’oreille de Polly dès que la chef de service fut partie. Avez-vous assez d’argent pour vous acheter une jupe ? S’il vous en manque, je peux vous en prêter un peu.

— Merci, je m’en sortirai.

— Je couvre votre comptoir si vous voulez vous en aller plus tôt pour l’acheter avant la fermeture des boutiques.

— Vous feriez ça ? s’exclama Polly avec gratitude. Ça ne posera pas de problèmes ?

— Je raconterai à Mlle Snelgrove que Mme Tidwell a demandé si nous avons la gaine « Débutante délicate » en extra-large. La chercher la retiendra au stock bien après l’heure de fermeture.

— Et si elle met la main dessus ?

— Impossible. Nous n’en avions qu’une, et je l’ai déjà envoyée à Mme Tidwell.

Marjorie tint parole, et Polly partit une demi-heure plus tôt, ce qui tombait bien parce qu’elle avait décidé que le plus sûr moyen d’arriver à l’heure au point de transfert était de s’y rendre à pied. Elle ne pouvait pas courir le risque de se trouver de nouveau bloquée dans le métro, et en cas d’alerte un bus devrait se ranger et s’arrêter. Ce soir, les raids ne commenceraient pas avant 21 heures mais, après ses déboires de la veille, elle ne voulait rien laisser au hasard.

J’espère qu’il ne pleut pas.

Il ne pleuvait pas, mais comme elle approchait de Marble Arch le fog s’épaissit et, alors qu’elle quittait Bayswater, il était devenu plus dense que la nuit de son arrivée. Elle ne réussissait pas à voir à plus de quelques maisons de distance et, à proximité de Lampden Road, elle ne distingua plus que les formes fantomatiques des immeubles. Le brouillard leur donnait un aspect étranger, à la fois lointain et menaçant.

Ils étaient réellement étrangers. Elle avait dû tourner une rue trop tôt, parce que ces bâtiments n’étaient pas ceux qui bordaient Lampden Road : la pharmacie avec ses bow-windows, et la rangée des boutiques. C’étaient des sortes d’entrepôts, des constructions aveugles en brique, au milieu desquelles se dressait une unique maison à colombages.

Elle s’avança vers elles, à la recherche d’un repère familier, la courbe d’une rue ou, si le brouillard empêchait qu’on l’aperçoive, la flèche de Saint-George. Le smog avait complètement altéré les distances. Les entrepôts semblaient encore très loin, alors qu’elle approchait de l’angle de la rue. Et d’ici elle aurait dû voir la flèche. Était-il possible qu’elle ait tourné en rond ? L’avenue qui s’étendait devant elle ne pouvait être Lampden Road. Elle était beaucoup trop large…

Elle en atteignit l’angle et s’arrêta, considérant l’autre côté. Elle ne s’était pas trompée quand elle jugeait les bâtiments trop éloignés. Elle observait ceux de la rue suivante. Toute la rangée des édifices qui aurait dû leur faire face avait disparu, effondrée en un amoncellement de tuiles, de poutres et de briques enchevêtrées, et le dos des immeubles derrière se retrouvait exposé.

Il avait dû s’agir d’une HE : une bombe de forte puissance. Et Badri avait raison. Il était facile de perdre ses repères après un bombardement. Elle ne savait pas à quel niveau de la voie elle se situait. Elle regardait dans la direction où la courbe et Saint-George auraient dû se trouver, mais le brouillard était si épais qu’elle ne distinguait ni l’une ni l’autre.

Rien ne lui paraissait familier. Elle examina la rangée des entrepôts de l’autre côté. Ils ne semblaient pas endommagés. Et le second à partir de l’angle était doté d’un escalier en bois zigzaguant sur sa façade arrière, escalier qui ne s’était pas écroulé. S’il avait été aussi délabré que l’escalier de l’allée menant au point de transfert, il serait tombé à la première poussée un peu rude. Alors, le choc d’une bombe…

Polly se retourna pour détailler les buildings de ce côté de la rue. Ils n’avaient pas été abîmés non plus. Même les vitrines de la boucherie étaient intactes. Les explosions ont vraiment des conséquences bizarres, songea-t-elle. La façade du marchand de légumes était intacte, elle aussi, et les paniers de choux n’avaient pas cessé de flanquer la porte…

Ça ne peut pas être le même épicier, pensa-t-elle en se mettant à courir pour s’approcher. Et pourtant si. Le store indiquait toujours : « T. Tubbins, fruits et légumes ».

Mais si c’est le même marchand de légumes, alors…

Elle s’arrêta, les yeux fixés non pas sur la boutique, mais sur l’amoncellement des gravats de l’autre côté de la rue, et sur la rangée des entrepôts derrière. Puis sur le passage étroit entre le deuxième et le troisième immeuble à partir du bout, débordant de tonneaux. Et sur l’Union Jack dessiné à la craie sur le mur de brique. Et sur les mots bien visibles malgré le smog et la nuit qui tombait : « Londres tiendrat ! »

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