La Manche, le 29 mai 1940

Ils feraient une cible idéale, n’est-ce pas ?

Commentaire du général Short à propos des navires de guerre alignés à Pearl Harbor, le 6 décembre 1941


Mike tituba jusqu’à l’arrière du bateau.

— Ça veut dire quoi : nous sommes au milieu de la Manche ? cria-t-il en tentant de distinguer quelque chose au-delà de la poupe.

Pas une terre en vue, rien d’autre que de l’eau et des ténèbres, de toutes parts. Il retourna à l’aveuglette jusqu’à la barre que tenait le capitaine.

— Il faut faire demi-tour !

— Tu as dit que tu étais correspondant de guerre, Kansas ! lui cria le capitaine en retour, sa voix assourdie par le vent. Eh bien, voilà ta chance de couvrir la guerre au lieu d’écrire sur les fortifications des plages. Toute notre putain d’armée britannique est coincée à Dunkerque, et on va la sortir de là !

Mais je ne peux pas me rendre à Dunkerque ! Impossible ! C’est un point de divergence !

Par ailleurs, l’évacuation ne s’était pas déroulée ainsi. La petite flotte ne s’était pas organisée selon son bon vouloir. C’était réputé bien trop dangereux. Elle avait été structurée en convois menés par des contre-torpilleurs.

— Vous devez retourner à Douvres !

Mike essayait de se faire entendre malgré les bruits conjugués du moteur haletant et du vent saturé d’eau et de sel.

— La Marine…

— La Marine ? ricana le capitaine. Je ne ferais pas confiance à ces gratte-papier pour me faire traverser une flaque de boue. Quand on ramènera un plein chargement de nos gars, ils verront bien si ma Lady Jane ne peut pas naviguer !

— Mais vous n’avez pas la moindre carte, et la Manche est minée…

— Je pilotais sur la Manche à l’estime bien avant que ces petits blancs-becs du Small Vessels Pool soient seulement nés ! Nous ne laisserons pas quelques mines nous arrêter, n’est-ce pas, Jonathan ?

— Jonathan ? Vous avez emmené Jonathan ? Il a quatorze ans !

Le garçon émergea des ténèbres de la proue, mi-portant, mi-traînant un énorme rouleau de corde.

— C’est formidable, non ? s’exclama-t-il. On est partis arracher la BEF aux griffes des Allemands. On sera des héros !

— Vous n’avez pas de congé de navigation officiel, insista Mike.

Il tentait désespérément de trouver un argument qui les convaincrait de faire demi-tour.

— Et vous n’êtes pas armés…

Armés ? beugla le capitaine.

Il leva une main du gouvernail pour fouiller à l’intérieur de son caban et en sortir un antique pistolet.

— Bien sûr que nous sommes armés. Nous avons tout ce qu’il nous faut. (Il fit un geste en direction de la proue.) Des réserves de corde, d’essence…

Mike plissa les yeux dans le noir, essayant de discerner ce qu’il lui montrait. Il parvint à distinguer les bidons métalliques carrés attachés aux plats-bords.

Ah ! par tous les dieux !

— Combien de carbu… euh ! d’essence avez-vous à bord ?

— Vingt boîtes, répondit Jonathan, enthousiaste. Et plus encore dans la cale.

Voilà qui suffira à nous envoyer rejoindre les étoiles en cas de choc avec une torpille !

— Jonathan ! mugit le capitaine, range cette corde à la poupe et va vérifier la pompe de cale.

— Oui, commandant.

Jonathan se dirigea vers l’écoutille. Mike le suivit.

— Écoute, Jonathan, tu dois persuader ton grand-père de faire demi-tour. Ce qu’il est en train de faire, c’est…

Il s’apprêtait à dire : « du suicide », mais il se décida pour :

— … contraire à tous les règlements de la Marine. Il perdra ses chances d’être de nouveau nommé…

— De nouveau nommé ? répéta Jonathan d’un air stupéfait. Que voulez-vous dire ? Grand-père n’a jamais été dans la Marine !

Oh ! Bon Dieu ! et il n’avait sans doute jamais traversé la Manche non plus.

— Jonathan ! appela le capitaine. Je t’ai demandé de vérifier cette pompe de cale. Et, Kansas, descends aussi enfiler tes chaussures. Et prends un verre. Tu ressembles à un mort !

C’est parce que nous allons mourir, se dit Mike, qui essayait de penser à un moyen de lui faire rebrousser chemin et de le ramener à Saltram-on-Sea. Mais si le frapper tout bonnement avec la crosse de son pistolet et s’emparer du gouvernail pourrait marcher, ensuite, quoi ? Il en savait encore moins que le capitaine sur le pilotage d’un bateau, et il n’y avait pas de cartes à bord… en admettant qu’il puisse les déchiffrer, ce dont il doutait.

— Trouve-toi de quoi dîner, ordonna le capitaine. On a une longue nuit de boulot devant nous.

Ils n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils allaient découvrir. Plus de soixante des petites embarcations qui étaient parties pour Dunkerque avaient été coulées, et leurs équipages blessés ou tués. Mike commença de descendre l’échelle.

— Il reste un peu de ragoût de pilchard, lui cria le capitaine.

Je n’ai pas besoin de manger, se disait Mike en atteignant la cale, que recouvraient maintenant trente centimètres d’eau. J’ai besoin de réfléchir. Comment pouvaient-ils se rendre à Dunkerque ? C’était impossible. Nulle part, les lois du voyage temporel ne permettaient aux historiens d’approcher des points de divergence.

À moins que Dunkerque ne soit pas un point de divergence ?

Il fendit l’eau jusqu’à la couchette pour y récupérer ses chaussures et ses chaussettes.

Elles étaient dans le coin le plus éloigné. Mike grimpa sur la couchette pour les attraper et s’assit, une chaussure à la main, la fixant d’un œil vague tandis qu’il étudiait les hypothèses. Dunkerque avait été l’un des tournants décisifs de la guerre. Si les Allemands avaient capturé les soldats, l’invasion de l’Angleterre et sa reddition auraient été inévitables. Mais il ne s’agissait pas d’un événement isolé, comme l’assassinat de Lincoln, ou le naufrage du Titanic, où un historien qui se serait jeté sur le pistolet de John Wilkes Booth ou qui aurait crié « Iceberg, droit devant ! » aurait pu changer le cours de l’Histoire. Mike ne pouvait pas empêcher que l’on secoure le corps expéditionnaire britannique, quoi qu’il fasse. Trop de bateaux, trop de gens avaient été impliqués, sur un trop vaste espace. Même si un historien voulait altérer l’issue de l’évacuation, ce serait impossible.

En revanche, il pouvait altérer le cours des événements individuels. Dunkerque avait fourmillé de sauvetages sur le fil du rasoir et de quasi-loupés. À l’accostage, un délai de cinq minutes pouvait placer un bateau sous la bombe larguée par un Stuka ou transformer le quasi-loupé en frappe au but, et un changement de cap de cinq degrés vous permettait de quitter le port plutôt que de vous échouer.

Chacun de mes actes risque de provoquer le naufrage de la Lady Jane, comprit Mike, horrifié. Ce qui implique un statu quo total. Me voilà obligé de rester cantonné dans cette cale jusqu’au moment où nous serons sortis de Dunkerque.

Allait-il feindre le mal de mer, ou la couardise ?

Hélas ! sa seule présence à bord risquait d’affecter les événements. Aux points de divergence, l’Histoire se trouvait en équilibre instable, et la seule présence de Mike pouvait incliner la balance du mauvais côté. La plupart des embarcations revenues de Dunkerque étaient chargées à bloc. Mike occupait une place qui aurait peut-être permis à un soldat d’être sauvé… un soldat qui aurait eu ensuite un rôle critique à Tobrouk, ou en Normandie, ou à la bataille des Ardennes.

Pourtant, si sa présence à Dunkerque avait risqué de modifier le cours de l’Histoire au point de provoquer un paradoxe, le filet ne l’aurait pas laissé traverser. Il aurait refusé de s’ouvrir, de la même façon que pour Douvres et Ramsgate, et pour toutes ces destinations que Badri avait essayées. Mike ayant accédé à Saltram-on-Sea, rien n’avait pu se passer à Dunkerque de nature à changer le cours de l’Histoire, quels que soient ses actes.

À moins qu’il ne soit jamais parvenu jusque-là. Et qu’avant même son arrivée la Lady Jane ait heurté une mine ou qu’un sous-marin allemand l’ait coulée… ou l’eau qui envahissait sa cale. Ce ne serait pas le seul bateau à connaître une telle mésaventure.

Je savais qu’il fallait mémoriser cette liste de petites embarcations marquées d’un astérisque. Et j’aurais dû me rappeler que le décalage n’est pas le seul moyen que le continuum met en œuvre pour empêcher les historiens d’altérer le cours de l’Histoire.

Il y eut un martèlement soudain de pas sur le pont, et Jonathan passa la tête par l’écoutille.

— Grand-père m’envoie vous chercher, dit-il, à bout de souffle.

— Amène-toi, bordel ! cria le capitaine en contrepoint.

Ils ont repéré le sous-marin qui va nous tuer !

Mike attrapa ses chaussures et pataugea jusqu’à l’échelle.

Voilà pourquoi c’était possible. Parce que la Lady Jane ne parviendra jamais à Dunkerque.

Il grimpa. Jonathan était penché sur l’écoutille, l’air enthousiaste.

— Grand-père a besoin de vous pour la navigation.

— Je croyais qu’il n’avait aucune carte.

— Il n’en a pas. Il…

— Maintenant ! hurla le capitaine.

— On y est, expliqua Jonathan. Il a besoin de nous pour le guider dans le port.

— Qu’est-ce que ça veut dire, on y est ? demanda Mike qui se hissait sur le pont. On ne peut pas…

Ils y étaient. Le port s’étendait devant eux, éclairé par une lueur rose orangée qui ensoleillait deux destroyers et une dizaine de petits bateaux. Et derrière, en flammes et à demi masquée par les imposants panaches d’une fumée noire, c’était Dunkerque.

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