Il n’y a pas de civils.
Eileen refusa de retourner à la maison pour qu’Alf puisse utiliser les toilettes.
— Les bombes pleuvent, dehors. Tu devras attendre que ce soit terminé.
Quand, évidemment, il prétendit qu’il ne pourrait pas se retenir, elle plongea sa main dans l’eau et tâtonna sous les couchettes pour voir si l’abri était pourvu d’un pot de chambre.
Alf refusa d’employer celui qu’elle trouva.
— En plein d’vant toi et Binnie ?
Sur ce, sa sœur annonça qu’elle avait tout autant besoin d’y aller, et Theodore, claquant des dents, déclara qu’il avait froid. Eileen frissonnait, elle aussi, et ses pieds mouillés lui semblaient changés en glaçons.
Je me suis trompée. Nous ne serons pas réduits en miettes, nous finirons gelés.
À la première accalmie du bombardement, elle fonça dans la maison avec les enfants. Elle avait pris la lampe de poche, mais ce n’était pas nécessaire. Les incendies environnants illuminaient le jardin. Même à l’intérieur de l’habitation, il y avait largement assez de lumière pour s’orienter.
Comment Polly pouvait-elle vouloir observer ça ? se demandait Eileen tandis qu’elle fouillait les lieux à la recherche de couvertures et tentait de faire accélérer les enfants.
— Les bombardiers seront de retour d’une minute à l’autre !
Elle les poussa dans l’escalier, mais les avions les survolaient déjà. Une bombe tomba en sifflant, ébranlant les murs, alors qu’ils se hâtaient de quitter la cuisine par la porte de derrière.
— J’ai peur, se plaignit Theodore.
Moi aussi.
Eileen tendit les couvertures à Binnie, ramassa Theodore et courut le porter dans l’Anderson où elle subit le choc de l’eau glacée.
— Binnie, tiens les couvertures au-dessus de ta tête pour éviter qu’elles se mouillent… Où est Alf ?
— Devant.
Eileen largua Theodore sur la couchette supérieure et se rua dehors. Dressé au milieu de la pelouse, Alf scrutait le ciel empourpré.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? cria-t-elle par-dessus le vacarme des bombardiers.
— J’tente de zieuter le genre d’avions qu’c’est.
Une explosion tonitruante retentit plus haut dans la rue et un halo rouge et dansant lui succéda.
— Un incendie ! hurla le garçon.
Et il se précipita en direction du feu.
Eileen le rattrapa par un pan de chemise et l’envoya valser à travers la porte, qu’elle claqua alors qu’un autre « bang » assourdissant ébranlait l’abri.
— Ça suffit. Maintenant, vous dormez.
Et, miracle ! ils obéirent. Mais pas avant que Binnie se soit plainte de sa couverture qui grattait, et qu’Alf ait argumenté :
— C’est l’boulot du guetteur de repérer si c’est des Dornier ou des Stuka.
Cependant, dès qu’ils furent enveloppés dans leurs couvertures sèches, tous dormirent – y compris Eileen – jusqu’au mugissement d’une nouvelle sirène.
Celle-ci tenait une note si aiguë qu’Eileen craignit qu’elle n’annonce une attaque au gaz. Elle secoua Binnie pour la réveiller et lui poser la question.
— C’est la fin d’alerte. T’entraves vraiment nib de nib ?
Frappé à la porte, un coup violent se répercuta dans l’abri.
— C’est l’garde, j’parie, lança Alf, qui émergeait de son nid laineux. Y vient t’coffrer maint’nant qu’le raid est fini. J’t’avais bien dit qu’y faut pas allumer sa lampe dans le black-out.
Mais ce n’était pas un garde. C’était la mère de Theodore, enchantée de retrouver son fils et insoucieuse de l’eau, même si, quand ils furent tous rentrés dans la maison, elle insista pour qu’Eileen enlève ses bas mouillés et enfile une paire de ses propres pantoufles.
— Vous ne pouvez pas savoir à quel point je vous suis reconnaissante de m’avoir ramené mon cher petit de si loin, soupira-t-elle pendant qu’elle préparait un Horlicks pour tout le monde. Vous vivez à Londres, alors ?
Eileen expliqua que sa cousine venait d’y emménager, après son embauche dans un grand magasin sur Oxford Street.
— Elle ne m’a pas indiqué lequel. J’ai écrit pour le lui demander, mais sa réponse n’était pas encore là quand je suis partie, et j’ignore où elle habite et où elle travaille.
Mme Owens, la voisine, entra leur annoncer que les Brown avaient été bombardés.
— Y a-t-il des blessés ? interrogea Mme Willett.
— Juste Emily, la plus jeune. Quelques éraflures, mais leur logement est entièrement détruit.
Eileen frissonna en se rappelant son retour irresponsable dans la maison, la veille.
— Vous avez attrapé froid, s’inquiéta Mme Willett. Allez vous allonger. Quelle terrible nuit vous avez passée pour votre arrivée à Londres ! Restez ici, pour rattraper le sommeil qui vous manque.
— C’est impossible. Je dois ramener Alf et Binnie à leur mère, puis chercher ma cousine.
Ça m’épargnera une autre nuit dans cet Anderson. Ou dans ce siècle.
— Bien sûr. Mais restez au moins pour le petit déjeuner, et si vous ne trouvez pas votre cousine tout de suite, revenez loger chez nous. Et s’il y a quoi que ce soit qu’on puisse faire pour vous donner un coup de main…
— Si je pouvais utiliser votre adresse comme point de contact, au cas où j’aurais besoin de laisser un message à ma cousine…
— Ça va de soi. Et je suis sûre que Mme Owens vous donnerait son numéro de téléphone pour qu’on puisse vous y joindre.
Eileen la remercia, même si elle espérait ne pas avoir à employer l’une ou l’autre, pas plus que la proposition de « rester aussi longtemps que vous le voulez », offre qui fut réitérée au moment où elle partait.
— Je veux aller avec Eileen, annonça Theodore.
— Dépêchez-vous, Alf, Binnie, dit Eileen, pressée de lever le camp avant que Theodore ne lui pose la question de son retour. Allons retrouver votre mère.
— Elle sera pas là, prévint Alf.
Sa prédiction se réalisa. Cette fois-ci, la personne qui répondit quand Eileen frappa à l’entrée, une femme de toute évidence exténuée, encombrée d’un bébé braillard et de deux tout-petits accrochés à ses jupes, n’ouvrit même pas entièrement la porte.
Quand Eileen demanda si Alf et Binnie pourraient rester avec elle, elle secoua la tête.
— Pas après comment qu’ils m’ont arrangé mon Mickey.
— Bon, savez-vous quand…, commença Eileen.
Mais la femme avait déjà fermé et verrouillé la porte.
Je n’arriverai jamais à me délivrer de ces gosses. Ils me seront attachés jusqu’à la fin des temps.
— On fait quoi, maint’nant ? interrogea Alf.
Je n’en ai pas la moindre idée, se disait Eileen, hésitant sur le trottoir. Elle avait besoin de trouver Polly. Mais en admettant qu’elle y parvienne, elle ne pourrait pas gagner le point de transfert tant qu’elle ne se serait pas débarrassée d’Alf et de Binnie.
Il lui fallait au minimum localiser Polly et découvrir où et quand la fenêtre de saut s’ouvrait. Quand Mme Hodbin reviendrait à son domicile, Eileen s’y rendrait directement.
— Venez, annonça-t-elle. On part faire des courses.
— Avec ce bazar ? renâcla Binnie, qui soulevait leur valise.
Elle avait raison. Ils n’entreraient pas dans un grand magasin avec cet attirail. Eileen proposa :
— Demandons-lui si vous pouvez au moins laisser vos affaires ici.
— Non ! Y faucheront nos trucs ! s’exclama Binnie.
— J’connais une planque, avança Alf.
Il se saisit de la valise, fila en haut de la rue jusqu’à la maison bombardée, escalada les décombres et disparut derrière un mur encore debout. Il réapparut immédiatement, sans le bagage, et sauta en bas du tas sur le trottoir.
— Où c’est qu’on va les faire, ces courses ?
— Oxford Street. Vous savez y aller ?
Ils savaient. Eileen était presque heureuse de les avoir à ses côtés pour la guider dans le métro, trouver le bon quai, sortir à la bonne station. La taille d’Oxford Circus ne les intimida pas le moins du monde, ni son réseau de couloirs et ses escaliers roulants sur deux niveaux, ni la foule qui s’y pressait. Les gens avaient-ils vraiment dormi ici pendant les raids ? Comment réussissaient-ils à ne pas se faire piétiner ?
À l’extérieur, le trottoir était tout aussi encombré que la station de métro. Des autos, des taxis et d’énormes bus à impériale vrombissaient en passant.
Je suis bien contente de n’avoir dû conduire que sur des chemins de campagne, se disait Eileen. Debout devant le croisement, elle cherchait en vain les établissements que Polly avait nommés. Ce seul pâté de maisons comportait des tas de grands magasins et de boutiques, et leur alignement s’étendait à perte de vue dans les deux directions. Dieu merci ! Eileen connaissait les trois où Polly était susceptible de travailler. Si elle parvenait à les dénicher.
Elle déchiffrait les enseignes au-dessus des portes : Goldsmiths, Frith and Co., Leighton’s…
— C’est quoi, c’que tu chines ? interrogea Alf.
— John Lewis, déclara-t-elle, et elle ajouta, pour qu’ils n’imaginent pas que c’était une personne : C’est un grand magasin.
— On sait ! renifla Binnie. C’est par là.
Et elle entraîna Eileen vers le bas de la rue.
Ils passèrent grand magasin après grand magasin – Bourne and Hollingsworth, Townsend Brothers, Mary Marsh –, et chacun d’entre eux était énorme, et s’élevait au moins sur quatre niveaux. Selfridges, de l’autre côté de la rue, couvrait un pâté de maisons entier.
Prions pour que Polly ne travaille pas ici ! Cela prendrait une quinzaine pour la dénicher.
Mais Padgett’s était presque aussi vaste, avec des colonnes grecques encore plus grandioses le long de sa façade. Des colonnes flanquaient également John Lewis, deux rues plus bas, et aucune planche ne protégeait ses vitrines.
Eileen rappela Alf et Binnie – qui étaient allés regarder les pâtisseries dans la toute proche devanture du Lyons Corner House – et tenta de les nettoyer un minimum. Elle fit un nœud à la ceinture de Binnie et redressa son col.
— Remontez vos chaussettes, ordonna-t-elle, fouillant dans son sac à la recherche d’un peigne.
— J’ai la dalle, grogna Binnie. On peut pas entrer là ?
— Non, dit Eileen, qui passait le peigne dans ses cheveux emmêlés. Rentre ta chemise, Alf.
— On a rien bouffé depuis des heures ! se plaignit Alf. On peut pas… ?
— Non.
Elle essayait de l’immobiliser pendant qu’elle lui débarbouillait le visage avec son mouchoir imbibé de salive.
— Suivez-moi.
Elle leur prit la main, les emmena jusqu’à l’entrée, et s’arrêta, coincée. Il n’y avait pas de porte, juste une sorte de cage de verre et de bois, divisée en sections verticales.
— T’as jamais vu de porte à tambour ? s’esclaffa Alf.
Et il se précipita dans l’une des sections, poussant sur la cloison pour la faire pivoter, suivi par Binnie, qui délivrait un commentaire détaillé sur son fonctionnement. Ce drôle de mécanisme ne rassurait pas plus Eileen que les explications des Hodbin mais, en dépit d’une sensation fugitive de piège, elle parvint à franchir la porte et à pénétrer dans le magasin.
Et quel magasin ! Lustres de cuivre et de verre, piliers de bois sculptés, sols cirés. Les comptoirs étaient en chêne, et derrière eux des rangées de tiroirs aux poignées de laiton s’élevaient du sol au plafond. À chaque comptoir, une élégante lampe allumée et une jeune femme tout aussi élégante.
Bon sang ! se dit Eileen. John Lewis était d’évidence bien trop chic pour une servante et deux enfants des taudis… et le problème ne résultait pas simplement de leurs habits miteux. Eileen avait prévu de faire semblant de regarder les articles en attendant d’avoir repéré quelqu’un à qui parler, mais cela n’allait pas être possible. À l’exception de quelques chapeaux sur leurs supports en cuivre et d’écharpes pliées sur l’un des comptoirs, aucune marchandise n’était à l’étalage. De toute évidence, elle était censée demander à voir ce qu’elle était venue chercher, et les vendeuses ne croiraient pas une seconde qu’elle était assez riche pour acheter quoi que ce soit dans le magasin.
Son impression fut rapidement confirmée. Un homme d’âge moyen vêtu d’une redingote et d’un pantalon rayé se précipitait sur eux avec une expression d’épouvante.
— Puis-je vous aider, madame ? interrogea-t-il.
Sa voix était au diapason de son expression.
— Oui. Je cherche quelqu’un qui travaille ici. Polly Sebastian.
— Travaille ici ? Comme femme de ménage ?
— Non. Comme vendeuse.
— Je pense que vous vous trompez de magasin, madame.
Et le ton de sa voix indiquait clairement : « Nous n’embaucherions jamais quelqu’un qui vous ressemble. »
Il ne contrôlera même pas si elle travaille ici. Et il ne me permettra pas davantage de la chercher moi-même.
Dans moins d’une minute, il la raccompagnerait à la porte, et il ne les laisserait jamais rentrer de nouveau.
Quelle erreur d’avoir pris Alf et Binnie avec moi ! regretta-t-elle, puis une soudaine inspiration la saisit.
— Ces enfants sont des évacués. Lady Caroline les héberge au manoir Denewell. Je suis sa bonne. Elle m’a envoyée à Londres pour les habiller de neuf. On m’a dit de demander Mlle Sebastian.
— Ah ! bien sûr ! s’exclama-t-il, désormais tout sourires. Il faut vous rendre au rayon « Enfants ». C’est au troisième étage. Par ici, s’il vous plaît.
L’espace d’un instant, comme il les précédait, Eileen craignit qu’il ne les emmène jusqu’au bout, mais il s’arrêta devant un ascenseur. Un garçon guère plus âgé que Binnie se pencha pour interroger :
— Quel étage, mademoiselle ?
— Troisième.
Elle monta dans l’habitacle avec les Hodbin. Le liftier ferma la porte en bois, puis tira la grille de cuivre et abaissa le levier. L’ascenseur s’éleva.
— Deuxième étage : « Vêtements hommes » et « Chaussures », récita le garçon, mécanique. Troisième étage : « Vêtements enfants », « Livres », et « Jouets ».
Il tira la grille, ouvrit la porte et la tint pendant qu’ils sortaient.
Eileen avait redouté d’être confrontée sur-le-champ à un autre homme aux pantalons rayés, mais celui qui officiait à ce niveau assistait une femme et sa fille.
Parfait. Eileen saisit les mains des deux enfants et allait emprunter la direction opposée quand les Hodbin freinèrent des quatre fers, refusant de bouger davantage.
— On a la dalle, annonça Binnie.
— Je vous ai dit…
— Tellement la dalle qu’on pourrait bien cafter des trucs qu’on devrait pas, l’interrompit Alf. Comme ça, par exemple : que lady Caroline t’a pas expédiée ici pour nous nipper.
Eh bien, sales petits maîtres chanteurs !
Mais elle n’avait pas le temps d’argumenter. Pantalon Rayé se dirigeait vers eux.
— Très bien. Je vous emmène chez Lyons déjeuner, chuchota-t-elle. Après en avoir fini ici.
— Déjeuner et gâteau, enchérit Binnie.
— Déjeuner et gâteau. Si vous m’aidez à trouver ma cousine.
— On t’aidera, assura Alf.
Ils tinrent parole. Quand Pantalon Rayé demanda à Eileen s’il pouvait l’aider, Alf répondit immédiatement.
— Nous sommes des évacués de lady Caroline.
Il avait l’air pathétique à souhait.
— C’est notre rayon « Enfants » qu’il vous faut. Par ici, s’il vous plaît.
Et je fais quoi, quand j’y arrive ? se disait Eileen, regrettant un peu d’avoir inventé l’histoire des évacués. Maintenant, elle ne pouvait plus demander aux vendeuses si Polly travaillait ici, et quelle excuse fournirait-elle quand ils auraient atteint le fameux rayon et qu’elle ne procéderait à aucun achat ?
Mais Alf vint à la rescousse.
— Eileen, je sens que je vais dégobiller, annonça-t-il en cramponnant son estomac.
Et, à la place, Pantalon Rayé se hâta de les emmener au salon pour dames.
Dès qu’ils furent à l’intérieur, Alf déclara :
— J’ai une meilleure combine pour cavaler dans les étages sans qu’le chef de rayon y nous mate.
Un « chef de rayon », voilà donc ce qu’était Pantalon Rayé.
— Suis-moi, ordonna Alf en montrant le chemin à Eileen.
Binnie faisant le guet, il mena Eileen jusqu’à une porte marquée « Escalier », qu’ils franchirent. La jeune femme suivit les Hodbin dans la cage d’escalier, en essayant de ne pas s’interroger sur l’étonnante familiarité de ces enfants avec les grands magasins, les portes à tambour et les ascenseurs. Chantage et vol à l’étalage.
Elle admit rapidement que l’utilisation de l’escalier était un coup de génie. On pouvait rester derrière ses portes vitrées et surveiller un étage entier avant de s’y manifester. Si Polly avait été employée là, Eileen l’aurait aperçue. Elle examina chacun des six étages, y compris le sous-sol dont une zone avait été reconvertie en abri, mais elle ne trouva pas trace de son amie.
— On peut avoir notre déjeuner, maintenant ? supplia Binnie.
— Et un gâteau, ajouta Alf.
— Oui, leur accorda Eileen, les guidant hors du magasin et les menant chez Lyons. Vous l’avez mérité.
Quand elle découvrit les prix, elle regretta d’avoir accordé le gâteau.
— Non, il n’est pas question de prendre un repas à quatre plats, déclara-t-elle à Alf, qui avait opté pour la proposition la plus chère du menu. J’ai dit oui pour un déjeuner.
— Mais 15 heures ont déjà sonné, plaida Binnie. On devrait avoir déjeuner et goûter.
— Quinze heures ?
Eileen jeta un coup d’œil à l’horloge. Hélas ! Binnie ne se trompait pas. Leurs recherches chez John Lewis avaient absorbé la majeure partie de l’après-midi. Elle avait prévu d’inspecter Padgett’s après que les enfants auraient mangé, mais c’était plus vaste que John Lewis, et il fallait qu’elle se débarrasse des Hodbin ou elle les aurait sur le dos une nouvelle nuit. D’ici à ce qu’elle ait accompli l’aller-retour à Whitechapel, les raids auraient commencé.
Elle les pressa de finir déjeuner et dessert, de sortir de chez Lyons, de remonter la rue vers Oxford Circus.
— Marble Arch, c’est plus près, indiqua Binnie, qui désignait la direction inverse.
Elle avait raison. La station de Marble Arch était très proche de Lyons, et encore plus de Padgett’s. Eileen se fit une petite note mentale en vue de son prochain retour.
Si elle trouvait le temps de revenir.
Et si leur mère est toujours absente et que je dois les ramener chez Theodore ? se disait Eileen tandis qu’ils attendaient le métro sur le quai.
Mais quand ils atteignirent Gargery Lane, Mme Hodbin était chez elle : une femme débraillée en kimono de soie défraîchi, qu’Eileen avait de toute évidence réveillée en frappant à sa porte. Sa coiffure blonde à la Pompadour s’était effondrée, et son fond de teint la barbouillait.
— Qu’est-ce que vous foutez là, vous deux ? interrogea-t-elle quand elle vit Alf et Binnie porter la valise que le garçon venait de récupérer dans la maison bombardée. Y vous ont fichus dehors, pas vrai ?
Eileen lui expliqua que le manoir avait été réquisitionné, mais cela n’intéressait pas Mme Hodbin.
— Z’avez leurs carnets de rationnement ?
— Oui.
Eileen les lui tendit.
— Ils ont eu tous les deux la rougeole, cet été, et Binnie a été très malade.
Mais cela n’intéressait pas davantage Mme Hodbin. Elle arracha les carnets de rationnement, ordonna aux deux enfants d’entrer, et claqua la porte.
Eileen resta un moment indécise, se sentant étrangement… quoi ? Flouée, parce que Mme Hodbin ne lui avait pas laissé le temps de leur faire des adieux ? C’était ridicule. Elle tentait depuis trois jours de se débarrasser d’eux.
Et maintenant tu es libre de rejoindre Polly et son point de transfert, et de rentrer chez toi, se disait-elle alors qu’elle descendait l’escalier puis la rue, et passait devant les bâtiments bombardés. J’espère que tout ira bien pour les deux poisons.
Elle s’arrêta net, se rappelant la lettre du pasteur.
Oh non ! Elle avait oublié de la transmettre à Mme Hodbin. Elle fouilla dans son sac, la récupéra et commença de revenir vers la maison, avant de s’arrêter de nouveau, irrésolue quant au parti à prendre. Whitechapel était un endroit dangereux, mais le City of Benares le serait bien davantage, et Mme Hodbin lui avait donné l’impression qu’elle serait trop heureuse d’envoyer ses enfants au diable. Si elle les emmenait au bureau du Programme outre-mer aujourd’hui ou demain, il était quasi certain qu’ils échoueraient sur le City of Benares.
Tu n’es sûre de rien. Tu ne sais même pas si elle souhaite leur départ. Son geste pour s’emparer de leurs carnets de rationnement était spécialement vif.
Et Alf et Binnie pouvaient tout aussi bien se faire tuer ici. Pourtant, à Londres, il leur resterait une chance. Dans les eaux noires de l’Atlantique… Par ailleurs, si elle y retournait, Mme Hodbin n’ouvrirait peut-être pas la porte. Et Eileen manquait de temps. Elle devait atteindre Oxford Street avant que Padgett’s ait fermé.
Elle remit l’enveloppe dans son sac, prit le métro pour Marble Arch, marcha jusqu’à Padgett’s et commença ses recherches. Sans Alf et Binnie à gérer, elle pourrait inspecter les rayons et poser des questions bien plus vite.
Cependant, quand la sonnerie de fermeture retentit, elle n’avait terminé que le rez-de-chaussée, la mezzanine et le premier étage. L’espace d’un instant de pure terreur, elle crut que la sonnerie était une sirène et, dans la panique, sa réaction instinctive fut de rentrer à Stepney et de retrouver l’Anderson, mais elle avait tant espéré la sécurité d’Oxford ce soir… Elle se força à gagner l’entrée du personnel sur le côté du magasin et à observer les vendeuses qui sortaient en bavardant. Polly n’apparut pas, et aucune des personnes à qui Eileen adressa la parole ne la connaissait.
Les sirènes se déclenchèrent pendant qu’Eileen se rendait à Marble Arch. Des gens campaient dans les couloirs et sur le quai, et elle était tentée de se joindre à eux. De cette façon, elle pourrait croiser Polly, en route pour son travail.
Non, elle était déjà trop mal coiffée, et ses habits trop chiffonnés pour les magasins chics. Elle résolut de retourner à Stepney où elle pourrait se rafraîchir avant de repartir tôt le lendemain.
Hélas ! à Stepney, les raids détruisirent deux des rues principales. Au matin, Eileen dut marcher sur près de trois kilomètres avant de monter dans un bus et, au moment où elle atteignait Oxford Circus, les sirènes se mirent à hurler et elle dut subir trois quarts d’heure d’une attente exiguë dans l’abri aménagé au sous-sol chez Peter Robinson.
Il était presque midi quand elle arriva enfin chez Padgett’s. Elle passa d’un air décidé devant le portier, prit l’ascenseur jusqu’au troisième étage, puis l’escalier jusqu’au cinquième, et commença de descendre, vérifiant chaque niveau avant de demander Polly, au cas où elle se serait trompée en mémorisant son nom.
À midi et demi, elle accédait au rez-de-chaussée et n’avait toujours pas repéré son amie.
Si Polly n’est pas à cet étage, je devrai essayer Selfridges, pensait-elle tout en se dirigeant vers le rayon « Papeterie ».
Elle demandait à la vendeuse si Polly Sebastian travaillait là quand deux employées sortirent en bavardant de la cage d’escalier, revenant de toute évidence de déjeuner. Celle qui se trouvait au comptoir mit son chapeau.
C’est l’heure du déjeuner, s’aperçut Eileen. Elle n’avait pas vu tout le monde, après tout. Il faudrait qu’elle inspecte les lieux de nouveau quand tous seraient rentrés de la pause. Et elle avait pu manquer Polly chez John Lewis pour la même raison. Elle devrait y retourner aussi.
Mais il n’y avait aucun signe de la jeune femme dans aucun des deux magasins, et personne ne la connaissait. Il ne restait plus que Selfridges, qui s’étendait sur des kilomètres, avec toutes sortes de piliers, d’alcôves et de recoins. Il était impossible d’examiner plus d’un rayon à la fois. À l’heure de la fermeture, elle n’avait achevé ses recherches que sur deux des six étages, dont elle était convaincue de ne pas avoir exploré la totalité. Elle sortit afin de trouver l’entrée du personnel mais, quand elle y arriva, les employés en jaillissaient à flots, et de toute évidence ce flux n’en était pas à son début.
Le miaulement crescendo decrescendo d’une sirène retentit, tout proche.
Je veux rentrer à la maison, se dit Eileen avant de sourire avec contrition. Tu parles exactement comme Theodore. Au moins, elle n’aurait pas à supporter tout ça pendant d’interminables semaines, contrairement à lui. Tu dois juste tenir une nuit de plus.
Elle n’était pas certaine d’en être capable. Les raids avaient été si terribles que Mme Owens avait abandonné son placard pour rejoindre Theodore et Eileen dans l’Anderson malgré l’humidité, et seuls la présence de la vieille femme et du tremblant petit corps de Theodore serré contre elle avaient empêché Eileen de se tapir dans un coin en hurlant. Les bombes semblaient tomber tout droit sur le jardin, mais quand Mme Willett revint de l’usine, elle annonça que Stepney avait été largement épargné, et que le plus gros des bombardements s’était concentré sur Westminster et Whitechapel.
Pourvu que Binnie et Alf aillent bien, et que j’aie fait le bon choix en ne donnant pas cette lettre à Mme Hodbin !
Aujourd’hui, c’était le 13 septembre. Si elle envoyait la lettre maintenant, elle ne parviendrait probablement pas à destination avant que le City of Benares ait appareillé, et aucun autre bateau d’évacués n’avait été coulé après celui-là. Ils seraient beaucoup plus en sécurité au Canada qu’à Londres.
Eileen emprunta un timbre à la mère de Theodore, écrivit l’adresse de Mme Hodbin sur l’enveloppe, décidée à poster la lettre sur son chemin, puis changea d’avis au dernier moment. Si le City of Benares n’avait pas appareillé…
Elle avait espéré arriver chez Selfridges avant l’ouverture de façon à observer l’entrée de service, mais son métro fut retardé à deux reprises à cause de dégâts sur les voies. Quand elle atteignit enfin le grand magasin, elle conçut une nouvelle stratégie : elle prit l’ascenseur jusqu’au bureau du personnel pour demander si Polly était employée là.
— Désolée, fit la secrétaire alors qu’elle entrait. Nous avons déjà trouvé quelqu’un pour le poste de serveuse dans notre restaurant Palm Court.
— Oh ! mais je ne suis pas…
— Je crains que nous n’ayons pas non plus de postes de vendeuses.
Elle se remit au travail interrompu sur sa machine à écrire.
— Je ne cherche pas un emploi. J’essaie de contacter quelqu’un qui travaille ici. Polly Sebastian.
La secrétaire ne cessa même pas de taper à la machine.
— Selfridges ne donne aucun renseignement au sujet de ses employés.
— Mais je dois la trouver. Mon frère Michael est à l’hôpital, et il la demande. C’est un pilote de la RAF. Son Spitfire a été abattu.
Et la secrétaire ne se contenta pas de lui chercher le nom de Polly dans les fiches des employés, mais elle vérifia la liste des embauches récentes.
Elle posa aussi un certain nombre de questions difficiles au sujet de l’aérodrome où Michael était affecté. Du coup, lorsque Eileen se rendit chez John Lewis, elle raconta qu’il avait été blessé à Dunkerque.
La secrétaire présente ne découvrit pas davantage le nom de Polly et, chez Padgett’s, son homologue déclara :
— Je ne suis ici qu’à titre temporaire. D’habitude, je travaille au rayon « Parfumerie », mais la secrétaire de Mlle Gregory a été tuée, et on m’a appelée pour la remplacer, alors je ne sais rien sur les fiches du personnel, et Mlle Gregory n’est pas là pour l’instant. Si vous voulez laisser votre nom, je peux lui demander de vous rappeler quand elle reviendra.
Eileen lui laissa son nom et le numéro de téléphone de Mme Owens, puis retourna chez Selfridges pour demander aux vendeuses de chaque rayon si elles connaissaient une personne appelée Polly Sebastian qui travaillerait à leur étage, mais aucune ne reconnut ce nom.
— Elle pourrait avoir tout juste commencé, indiqua Eileen à une vendeuse de la chapellerie féminine. Elle a des cheveux blonds et les yeux gris.
Mais la jeune femme secouait la tête.
— Ils n’ont embauché personne depuis juillet, et pourtant plusieurs filles sont parties. Et maintenant je doute qu’ils le fassent, à cause de ces raids qui font chuter le chiffre d’affaires.
Voilà qui créait un tout nouveau problème. Et si Polly n’avait pas réussi à se faire embaucher dans l’un des magasins qu’elle avait énumérés ? Elle aurait sans doute trouvé un emploi de vendeuse ailleurs. Mais où ? Il y avait des dizaines de grands magasins et de boutiques sur Oxford Street. Cela prendrait des semaines de les examiner tous. M. Dunworthy avait insisté pour que Polly travaille dans l’un de ceux qui n’avaient pas été bombardés, mais à l’exception des trois mentionnés Eileen n’avait aucun moyen de savoir ceux qui ne l’avaient pas été.
— Êtes-vous sûre qu’il s’agissait de Padgett’s et non de Parson’s ? demandait la vendeuse.
— Oui. Sa lettre indiquait qu’elle venait à Londres travailler chez Padgett’s.
— A-t-elle dit quand ? Et si elle n’avait pas commencé ?
Eileen n’avait pas pensé à ça non plus. Polly pouvait même ne pas être encore arrivée. Eileen ignorait combien de temps le Blitz s’était maintenu, plusieurs mois sans doute, et Polly avait dit que sa mission ne durerait que quelques semaines. Peut-être ne viendrait-elle que dans une semaine. Ou dans un mois.
— Est-ce que vous allez bien, ma’ame ? interrogeait la vendeuse.
Non.
— Oui.
Eileen remercia la jeune femme pour son aide, et gagna les ascenseurs.
— Je vous souhaite de la trouver ! lui lança la vendeuse.
J’espère surtout que je la trouverai vite.
Il lui restait juste assez d’argent pour deux jours de tickets de métro et de repas, même si la mère de Theodore continuait de la loger.
« Restez ici aussi longtemps que vous voudrez », avait-elle dit, mais cela signifiait : « jusqu’à ce que vous trouviez votre cousine, dans un jour ou deux », pas plusieurs semaines.
Mais si Polly n’était pas encore ici en 1940, ou si elle travaillait dans l’une des dizaines de boutiques plus petites, cela prendrait bien plus longtemps de la dénicher. Eileen devrait chercher un emploi. Et pour faire quoi ? Sa seule expérience était d’avoir été domestique. Or se mettre au service de quelqu’un était la pire option qui soit. Elle n’aurait au mieux qu’une demi-journée de congé et serait privée de sa liberté de mouvement.
Je pourrais peut-être me faire embaucher au Lyons Corner House ?
Mais quand elle se renseigna, le bureau du personnel lui apprit qu’ils n’engageaient que pour le service du soir, ce qui impliquait de travailler pendant les raids, et elle ignorait si Lyons avait été touché.
Elle passa le reste de la journée à quadriller Parson’s, dans l’hypothèse où elle aurait confondu les noms, dressa une liste de chaque boutique et grand magasin d’Oxford Street de façon à pouvoir les rayer après les avoir inspectés, puis acheta un journal et, dans le métro du retour à Stepney, cercla toutes les offres d’emploi dont les adresses étaient sur Oxford Street.
Il y en avait seulement quatre, et aucune pour Selfridges, Padgett’s, ou John Lewis. La meilleure offre était : « Cherchons serveuse. Salon de thé Wisteria. 532 Oxford Street. Service de 13 h à 17 h. » L’endroit n’était pas à proximité des grands magasins, mais à quelques pas seulement de la station de Marble Arch, où elle pourrait se réfugier si les raids commençaient avant la fin de son service. Et les horaires lui convenaient parfaitement. Elle occuperait ses matinées à chercher Polly, se rendrait à son travail, puis surveillerait la sortie des vendeuses des grands magasins.
Je prendrai le premier bus de la journée afin de me trouver en tête dans la file, se disait-elle alors qu’elle rejoignait la maison de Theodore, mais le garçon l’accueillit à la porte et annonça :
— Une dame t’a téléphoné.
C’est Polly. Elle est allée postuler chez Padgett’s, et Mlle Gregory l’a prévenue que j’étais passée et lui a donné mon numéro.
— Quel était le nom de cette dame ? demanda-t-elle.
— Je sais pas, répondit Theodore. Une dame.
— A-t-elle laissé son adresse, ou un numéro de téléphone ?
Theodore ne le savait pas non plus. Elle l’emmena chez Mme Owens. Seigneur ! faites que ce ne soit pas Theodore qui ait pris la communication, pensait-elle, mais Mme Owens avait pris l’appel.
— Quel dommage. Vous venez juste de la rater.
— Qu’a-t-elle dit ? interrogea Eileen, impatiente.
— Juste qu’elle souhaitait vous parler, et qu’il fallait la rappeler à ce numéro.
Elle le tendit à Eileen.
— Puis-je me servir de votre téléphone ? Si je sors appeler de la cabine, j’ai peur que Padgett’s ne ferme.
— Bien sûr. (Elle désigna l’appareil.) Theodore, suis-moi dans la cuisine. Je vais te donner ton goûter.
Parfait, se disait Eileen tout en indiquant à l’opératrice le numéro. Comme ils ne sont pas dans la pièce, je pourrai demander à Polly où se trouve son point de transfert.
— Allô, je suis Eileen O’Reilly.
— Oui, ici Mlle Gregory, du magasin Padgett’s. Vous nous avez laissé votre nom et votre numéro.
— C’est exact.
Polly devait se tenir à son côté, dans le bureau.
— Je vous appelais pour vous annoncer que nous avons un poste vacant dans notre équipe de vente.
— Un poste vacant ? répéta Eileen d’un ton absent.
— Oui, à pourvoir tout de suite. C’est un poste de vendeuse assistante dans notre rayon « Mercerie ».
Ils lui proposaient un emploi. Mlle Gregory avait trouvé la carte qu’Eileen avait laissée et l’avait prise pour une candidature. Eileen avait tant espéré qu’il s’agisse de Polly, qu’elle soit enfin sur le chemin du retour…
— Êtes-vous disponible, mademoiselle O’Reilly ? demandait Mlle Gregory.
Oui, pensa-t-elle avec amertume. Elle ne pouvait pas se permettre de refuser cet emploi dans l’un des magasins où Polly pouvait déjà travailler, et non loin des autres. Et même si Polly n’y travaillait pas, Eileen serait au cœur d’Oxford Street et, pendant sa pause-déjeuner, elle monterait et descendrait systématiquement un côté de la rue après l’autre, écumant chacun des grands magasins.
— Oui. Cet emploi me conviendrait très bien.
— Parfait. Pouvez-vous commencer demain matin ?
Et quand Eileen répondit par l’affirmative, Mlle Gregory lui expliqua quand et où se présenter et comment elle devrait s’habiller.
— Tu t’en vas ? demanda Theodore, sa voix s’élevant dangereusement alors qu’elle raccrochait.
Pas encore.
— Non, déclara-t-elle en lui souriant. Je reste ici : je vais travailler chez Padgett’s.