Sortie →
Le halo l’aveugla l’espace d’un instant et il trébucha. Et faillit se tuer. Il se trouvait sur un étroit escalier en colimaçon et il serait tombé s’il n’en avait attrapé la rampe métallique à l’ultime seconde. Il se cogna violemment le genou, s’écorcha les deux jambes, le tout dans un fracas de métal retentissant.
Joli début !
Tout en massant son genou meurtri, il observait les environs. Aussi loin qu’on puisse en juger, la cage sans fenêtres où se nichait l’escalier se poursuivait vers le haut et le bas. Il était apparemment seul à s’y tenir puisque personne ne s’était inquiété du bruit. Maintenant que les derniers échos s’en étaient évanouis, le silence restait total.
Rien ne pourrait traverser des murs pareils, pensa-t-il en examinant la pierre dans la maigre lumière. Si la rampe n’avait pas été métallique, il se serait cru dans la tour d’un château. Ou dans son cachot. Dans ce cas, il devrait monter pour sortir. Mais avec un peu de chance l’une ou l’autre direction lui apporterait assez d’indices pour apprendre où – et à quelle époque – il avait abouti. Et il était plus facile de descendre que de monter, surtout avec un genou blessé.
Il se lança. Trois tours d’hélice plus bas, on avait installé une ampoule nue sur une prise murale, ce qui signifiait qu’il avait atteint le bon siècle, mais aucun panneau ne révélait de quel bâtiment dépendait l’escalier ni où il menait… s’il menait quelque part. Il avait déjà descendu une centaine de marches, et il n’en voyait toujours pas le bout.
J’aurais dû monter.
Il parcourut une nouvelle spire du colimaçon. Et là, en dessous, il découvrit enfin une porte.
— Prions pour qu’elle ne soit pas fermée ! s’exclama-t-il, sa voix résonnant dans l’espace exigu.
Et il ouvrit la porte.
Sur une scène de foule. Des hordes de gens filaient de part et d’autre à toute allure, femmes en robes au genou, hommes en trench-coats, soldats en uniforme, marins, WAAF, Wrens, tous avançaient d’un pas aussi vif que résolu sous la lumière violente d’un couloir au plafond bas. Sur le mur, une flèche surmontait ces mots : « Vers les quais » et, sous elle, une autre pointant à l’opposé indiquait : « Sortie ».
C’est une station de métro.
Il s’engagea dans le tunnel, en direction d’une affiche placardée. « Faites de votre mieux pour l’effort de guerre, pouvait-on lire. Achetez les Victory Bonds ! Battez Hitler ! »
J’ai réussi. Je suis vraiment à Londres pendant la Seconde Guerre mondiale !
Il souriait d’une oreille à l’autre, une expression parfaitement inappropriée au moment d’un raid aérien – et en pleine guerre –, mais il ne parvenait pas à s’en empêcher. Et, de toute façon, personne ne lui prêtait la moindre attention. Les gens le bousculaient, bien décidés à conserver leur cap, quel qu’il soit : ouvriers en bleus de travail, hommes d’affaires à moustache en brosse et parapluie plié, mères avec enfants en remorque. Et ils portaient tous un chapeau. Chapeau melon, feutre mou, casquette en laine, pas un homme tête nue.
Il aurait dû en avoir un. Le reste de ses vêtements semblait convenir, mais il n’avait pas envisagé un usage aussi universel du couvre-chef à cette époque. Même les petits garçons étaient coiffés de casquettes.
Je vais détonner, en bel imposteur que je suis ! se dit-il, fouillant des yeux la foule en quête d’une personne nu-tête.
Là ! une blonde en uniforme du WVS, et juste derrière un gaillard à la crinière grise.
Il commença de se détendre un peu. L’homme tenait un oreiller sous son bras.
Ce doit être un des réfugiés.
Pourtant, personne ne s’était assis ni allongé le long du couloir.
Ils ne dorment peut-être que sur les quais, ou bien c’est l’une des stations qui ne sont pas utilisées comme abri. Ou alors ils ne se servent pas encore des stations.
Quelle pouvait être la date ? Il avait programmé le filet pour arriver à 19 heures, le 16 septembre 1940.
Je dois contrôler ça.
Il s’avança dans le tunnel, puis se rappela qu’il aurait besoin de retrouver le chemin du point de transfert et revint examiner la porte par laquelle il était sorti. Elle était métallique et peinte en noir, et des lettres blanches écrites au pochoir notifiaient : « Sortie de secours. Interdite sauf cas d’urgence. » Voilà qui expliquait le nombre interminable des marches. Et l’impression d’abandon du lieu.
Au bas de la porte, quelqu’un avait gravé : « E.H. + M.T. » Il enregistra mentalement les initiales, le coin décollé de l’affiche des Victory Bonds, une seconde affiche indiquant : « Ne pas s’en remettre aux autres : s’engager aujourd’hui ! » Et pour finir, une pancarte, au bout du couloir, qui annonçait : « Central Line ».
Aucune mention du nom de la station. Il avait besoin de le trouver, ainsi que la date et l’heure, avant de faire quoi que ce soit d’autre. Pour l’heure, ce serait facile, presque tout le monde portait une montre. Et il pourrait demander le nom de la station en même temps. Cependant, juste au moment où il allait taper sur l’épaule d’un homme arborant un brassard de l’ARP, il aperçut un avis : « Attention aux espions. Signalez tout comportement suspect. »
Vous considérait-on d’un œil suspicieux quand vous demandiez le nom de la station où vous vous trouviez ? Il ne voyait pas de raison de le croire – il pourrait prétendre qu’il était descendu au mauvais arrêt ou inventer autre chose –, mais il s’était déjà trompé pour le chapeau. Que se passerait-il si quelque chose clochait avec ses vêtements ? Il ferait mieux de ne pas attirer l’attention sur lui.
Et il était plus important de connaître la date et la station que de passer inaperçu. Le nom en serait placardé sur le quai. Il se mit en marche dans la direction que lui indiquait la flèche, puis s’arrêta et joua des coudes afin d’atteindre un banc où ronflait un vieil homme, son journal encore ouvert sur le poitrail.
« Londres dévastée par les bombes » affichait la une.
Il se pencha pour lire la date. Le 17 septembre. Et non le 16. Il avait dû se tromper dans les réglages.
La station de Marble Arch avait été bombardée le 17. Il devait identifier sa station tout de suite. Il se hâta vers les quais.
À mi-chemin, il découvrit une carte du métro. Elle proposerait peut-être le fléchage habituel « Vous êtes ici » sur ses entrelacs de lignes multicolores.
Il n’y en avait pas. Il ne lui restait plus qu’à rejoindre le quai. Deux enfants s’étaient approchés de lui pour regarder la carte, un petit garçon au visage sale, et une fille plus âgée dont la large ceinture et le ruban à cheveux pendaient, pitoyables. En général, les enfants acceptaient sans broncher les questions, fût-ce les plus bizarres. Il demanda au gamin :
— Peux-tu me dire…
— J’ai rien fait du tout, se défendit le petit en se dérobant. J’faisais rien que zieuter la carte.
— On biglait le métro qui faut prendre, renchérit la fille.
Bravo pour la discrétion !
— Je voulais juste savoir quelle est cette station.
— Ça alors, y sait pas où qu’il est, çui-là ! pavoisa la fille.
Le garçon le considéra, les yeux étrécis.
— Combien y raque si on le rencarde ?
— Combien ?
Combien payait-on un jeune vaurien pour une information, en 1940 ? Deux pence ? Non, ça, c’était chez Dickens. Six pence ?
— Le tuyau pour un shilling, offrit la fille.
— D’accord.
Il fouilla ses poches pour en tirer sa monnaie, espérant qu’il pourrait reconnaître un shilling, mais ce ne fut pas nécessaire, le gamin piqua sur-le-champ la pièce dans sa main ouverte.
— Ici, c’est Saint-Paul, annonça-t-il.
Parfait. Ce n’était pas Marble Arch. Mais s’il était à Saint-Paul, alors une rue seulement le séparait de la cathédrale. De Saint-Paul !
Il faut que je la voie. Juste une minute.
S’il y arrivait. Pendant les raids, on fermait les grilles pour empêcher les gens de sortir.
— Savez-vous quelle heure il est ? interrogea-t-il.
— Combien y raque…, commença le garçon, mais la fille lui donna un petit coup sur le bras.
Elle désignait le couloir, et tous deux s’enfuirent comme s’ils avaient la mort à leurs trousses.
Il se retourna pour découvrir ce qui leur avait fait si peur et vit approcher un garde en uniforme.
— Ces deux-là vous cherchaient des ennuis, mon gars ?
— Non, je leur demandais juste mon chemin.
Le garde acquiesça, l’air préoccupé.
— Si j’étais vous, je vérifierais mon argent, mon gars. Et mon carnet de rationnement.
Un employé scrutant ses papiers, c’était bien la dernière chose dont il avait besoin, mais le garde attendait, immobile.
Il sortit son carnet de rationnement, le feuilleta en vitesse, et le rentra dans sa poche avant que le garde ait eu le loisir de le regarder de près.
— Tout y est…
Ah, zut ! Comment s’adressait-on au garde d’une station ? Monsieur ? Monsieur l’agent ? Il décida préférable de ne risquer ni l’un ni l’autre.
— Pas de bobo, ajouta-t-il.
Et il s’éloigna d’un pas rapide, comme s’il connaissait son chemin.
Il se trouva qu’il avait pris la bonne direction. Le long escalier roulant aux marches de bois le mena à la sortie de la station. Parfait, les portes étaient ouvertes. Hélas ! à l’instant où il franchissait le tourniquet, le lamento strident d’une sirène débuta, crescendo, decrescendo. C’était un son épouvantable. Pas étonnant qu’ils l’appellent « le triton du diable ». Au moins, cela lui donnait l’heure. Le 17 septembre, l’alerte avait sonné à 19 h 28.
Il avait passé plusieurs minutes dans l’escalier et la station. Et dix au minimum avec les enfants et le garde. Cela signifiait qu’il avait traversé pile à l’heure prévue, il s’était donc forcément trompé pour la date.
Un autre garde tirait la grille de métal en accordéon devant la sortie. Zut ! Si ces gosses n’avaient pas réclamé d’argent ! Maintenant, je vais rater…
Cependant, une petite ouverture subsistait. Il y fila telle une flèche, se glissa dans la foule qui se pressait de gagner la station, monta les marches et jaillit dans une étroite rue crépusculaire que bordaient de hauts immeubles en brique. Pas de cathédrale. Il se tourna pour regarder derrière lui, mais elle restait invisible. Il tendit le cou, essayant d’apercevoir le dôme au-dessus des édifices.
— Vous feriez mieux de vous mettre à l’abri, mon garçon, lui dit un ouvrier qui avait suspendu sa course vers la station l’espace d’un instant. Les Boches seront là d’une minute à l’autre.
L’homme avait raison : il n’avait rien à faire dehors en plein milieu d’un raid, mais l’occasion de voir vraiment Saint-Paul était trop belle pour la manquer, et il disposerait d’un délai de vingt minutes entre le début de l’alerte et celui des raids.
Et tout ce qu’il voulait, c’était un coup d’œil. Il bondit à l’opposé de la station et regarda en bas d’une rue transversale. Toujours rien ! Comment une énorme cathédrale couronnée d’un dôme écrasant pouvait-elle être si difficile à trouver ? Les petits filous lui auraient-ils menti ? Il fonça jusqu’au croisement suivant.
Enfin, elle était là, au bout de l’artère, parfaitement identique à ses photographies : le dôme, les tours, le large porche et ses piliers… mais tellement plus éblouissante ! Il se demanda s’il avait le temps d’y entrer, juste un instant. La sirène se taisait. Il lui sembla entendre le faible bourdon d’un avion et il leva les yeux vers le ciel qui s’assombrissait. Une autre sirène démarra, puis une autre, lointaine, chacune des deux en léger décalage et noyant tout bruit environnant dans leur gémissement dissonant. Il n’apercevait aucun avion et il lui restait encore au moins un quart d’heure, mais les gens dans la rue se dépêchaient, désormais, leurs têtes rentrées dans les épaules comme s’ils s’attendaient à recevoir un choc d’une seconde à l’autre. Il ferait mieux de retourner au métro. Il ne pouvait courir le risque de mourir. Il devait mener à bien ce qu’il était venu accomplir. Se résignant à cesser de regarder la cathédrale, il volta pour revenir sur ses pas. Et heurta de plein fouet une jeune femme qui portait un uniforme des Wrens. Le chargement qu’elle transportait vola tous azimuts.
— Je suis vraiment désolé, je ne vous avais pas vue.
Il se baissa pour ramasser un paquet emballé de papier kraft ficelé.
— Il n’y a pas de mal.
Elle attrapa le sac à main qu’elle avait lâché. Il s’ouvrit dans la manœuvre et tout le contenu se répandit au sol : poudrier, mouchoir, carnet de rationnement, pièces de monnaie, rouge à lèvres. Ce dernier roula sur les pavés jusqu’au caniveau.
Bondissant à la poursuite du tube, il le récupéra, le lui tendit, s’excusa de nouveau. Elle le fourra dans son sac, l’œil anxieusement fixé sur le ciel. On pouvait clairement entendre les avions, désormais, un vrombissement lourd. Un « whump » distant retentit, sans doute produit par une bombe. La Wren rassemblait ses affaires avec plus de célérité. Il ramassa promptement son mouchoir et un deuxième paquet. Un homme âgé en costume noir s’arrêta pour les aider, ainsi qu’un officier de marine, et tous se penchèrent pour retrouver les pièces de monnaie éparpillées.
Il y eut un « bang » assourdissant, beaucoup plus fort que le « whump ». Quelques secondes plus tard, un autre lui succéda, puis un autre, et cela ne cessa plus.
Les canons de DCA.
Il espérait se trouver hors d’atteinte d’un éclat de shrapnel. Il rapporta son peigne et son carnet de rationnement à la Wren. L’homme au costume noir lui remit plusieurs petites pièces et s’éloigna en vitesse.
— Est-ce que ça ira, maintenant ? demanda l’officier de marine en lui donnant le reste de sa monnaie.
Elle acquiesça.
— Je suis juste en bas, indiqua-t-elle en désignant sa gauche d’un geste vague.
L’officier de marine salua d’un doigt sur sa casquette et remonta la rue vers Saint-Paul.
Un autre « whump » retentit, beaucoup plus proche et, l’espace d’un instant, les cieux flamboyèrent.
Il tendit à la jeune femme le dernier des paquets, et elle s’en fut.
— Je suis vraiment désolé ! lui lança-t-il.
— Pas de souci !
Il se retourna et s’élança vers la station. Un nouveau « whump » éclata, suivi d’un grondement sourd et d’une explosion terrible, et la nue entière s’embrasa.
Il se mit à courir.