Kent, avril 1944

Une autre partie de l’île…

William Shakespeare, La Tempête[9]


Cess poussa la porte du bureau et se pencha dans l’ouverture.

— Worthing ! appela-t-il, et comme on ne lui répondait pas : Ernest ! Arrête de jouer au journaliste et viens avec moi. J’ai besoin de toi.

Ernest continua de taper sur le clavier de sa machine à écrire.

— Peux pas, grommela-t-il à travers le crayon qu’il mâchouillait. J’ai cinq articles et dix pages de transmission à pondre.

— Qui attendront. On a des tanks à souffler.

Ernest cracha son crayon et s’exclama :

— Je croyais que c’était le boulot de Gwendolyn, les tanks !

— Il est à Hawkhurst. Chez le dentiste.

— C’est plus important que les tanks ? Je vois d’ici les livres d’Histoire. La Seconde Guerre mondiale perdue à cause d’une rage de dents.

— Pas une rage de dents, un plombage pété. Et ça te fera le plus grand bien de prendre un peu l’air.

Cess arracha la feuille de la machine à écrire.

— Tu mitonneras tes contes de fées plus tard.

— Impossible ! protesta Ernest, qui essayait en vain d’attraper la feuille. Si je ne fournis pas ces articles demain matin, ils ne seront pas dans l’édition de mardi, et lady Bracknell aura ma peau.

Cess maintenait le papier hors d’atteinte. Il lut à voix haute :

— « Le Women’s Institute de Steeple Cross donnait un thé vendredi après-midi pour accueillir les officiers de la 21e division aéroportée. » Définitivement plus important que d’aller souffler des tanks, Worthing ! De quoi alimenter les gros titres ! Ça passera dans le Times, je suppose ?

— Le Sudbury Weekly Shopper.

La nouvelle tentative d’Ernest pour récupérer son bien réussit, cette fois.

— Et je dois le rendre à 9 heures demain matin avec quatre autres que je n’ai pas encore terminés. Et, grâce à toi, j’ai déjà manqué le bouclage la semaine dernière. Pars avec Moncrieff.

— Il est au fond de son lit. Mauvais rhume.

— Qu’il a sans le moindre doute attrapé en soufflant des tanks sous une pluie battante ! Pas tout à fait mon idée d’une partie de plaisir.

Ernest inséra une nouvelle feuille dans la machine et se remit à taper.

— Il ne pleut pas. À peine un léger brouillard, qui doit se lever au matin. Temps idéal pour voler. Voilà pourquoi nous devons les souffler cette nuit. Ça prendra juste une heure ou deux. Tu auras bien assez de loisir à ton retour pour finir tes articles et les envoyer à Sudbury.

Ernest n’y croyait pas davantage qu’à l’absence de pluie. Laquelle était tombée tous les jours depuis le début du printemps.

— Quelqu’un d’autre doit pouvoir le faire. As-tu demandé à lady Bracknell ? Il sera parfait, il a l’art de brasser du vent.

— Il est à Londres, une réunion avec des huiles, et tous les autres sont à Camp Omaha. Tu es le seul disponible. Allez, Worthing, préféreras-tu raconter à tes gosses que tu es resté planté devant ta machine à écrire pendant toute la guerre, ou que tu allais souffler les tanks ?

— Mon pauvre Cess, comment peux-tu penser que nous serons autorisés à dire quoi que ce soit à qui que ce soit ?

— Tu as sans doute raison. Mais d’ici à ce qu’on ait des petits-enfants, il y en aura bien une partie qui sera déclassifiée. Au moins si nous gagnons la guerre. Ce qui ne se produira pas si tu n’aides pas. Je ne peux pas m’occuper à la fois des tanks et du traceur.

— Bon, d’accord, soupira Ernest, qui tirait le papier de la machine et l’insérait dans une chemise en carton sur une pile d’autres dossiers. Donne-moi cinq minutes pour fermer.

— Fermer ? Sérieusement, tu vois Goebbels entrer ici par effraction en ton absence pour te faucher ton article sur un thé dansant ?

— J’applique juste le règlement.

D’un mouvement de son fauteuil pivotant, il fit face à un classeur en métal. Il en ouvrit le second casier, rangea la chemise, sortit un trousseau de clés de sa poche et verrouilla le meuble.

— « La totalité du matériel écrit de l’opération Fortitude South et de l’unité Special Means doit être considérée comme “ultra ultrasecrète” et manipulée en conséquence. » D’ailleurs, puisqu’il est question de règlement, si je dois me taper l’un de ces maudits pâturages toute une nuit, il me faut une paire de bottes adéquate. « Tous les officiers doivent être dotés d’un équipement approprié pour leurs missions. »

Cess lui tendit un parapluie.

— Voilà.

— J’ai cru t’entendre parler de brouillard, pas de pluie.

— Léger brouillard. Qui se lèvera au matin. Mets un uniforme de l’armée, au cas où quelqu’un se pointerait au milieu de l’action. Je te donne deux minutes. Je veux arriver là-bas avant la tombée de la nuit.

Il s’en fut.

L’oreille aux aguets, Ernest attendit jusqu’au claquement de la porte extérieure, puis il ouvrit prestement le classeur, en sortit le dossier dont il enleva plusieurs feuilles avant de le replacer et de refermer le meuble. Il glissa les pages qu’il avait soustraites dans une enveloppe en papier kraft, la cacheta et la dissimula sous une pile de formulaires dans le tiroir du bas de son bureau. Il prit alors une clé qui pendait à son cou, verrouilla le tiroir, accrocha derechef la chaîne et l’escamota sous sa chemise, saisit le parapluie, enfila son uniforme, ses bottes et quitta la pièce.

Un gris intégral avait tout englouti. Si c’était ce que Cess considérait comme un brouillard léger, il y avait de quoi frémir à l’idée d’un brouillard épais ! Ernest ne discernait ni les tanks ni le camion. Ni même l’allée de gravier à ses pieds. En revanche, il percevait le bruit d’un moteur. Il s’orienta dans cette direction, ses mains tendues devant lui, jusqu’à ce qu’elles rencontrent une aile de l’Austin.

— Tu fabriquais quoi, pendant tout ce temps ? ronchonna Cess en se penchant pour lui ouvrir la porte. Grimpe.

Ernest obéit.

— Tu n’avais pas dit que les tanks se trouvaient ici ?

— C’est le cas, affirma Cess, démarrant en trombe dans les brumes opaques. On va les prendre à Tenterden, et on les rapporte à Icklesham.

Tenterden, ce n’était pas précisément « ici ». Vingt-quatre kilomètres à parcourir, à l’opposé d’Icklesham, et avec ce brouillard la nuit tomberait bien avant qu’ils n’y soient arrivés.

Nous en aurons jusqu’au matin. Je ne tiendrai jamais mes délais.

Pourtant, à mi-chemin de Brede, la brume s’éclaircit et, quand ils atteignirent Tenterden, il fallait le voir pour le croire, mais tout était chargé et le camion prêt à partir. Cess s’installa au volant. Alors qu’il le suivait dans l’Austin, Ernest commençait à ressentir un peu d’espoir. Le déchargement et l’installation ne prendraient peut-être pas beaucoup de temps ? Peut-être auraient-ils fini de souffler les tanks avant minuit ?

Peu après, le brouillard s’épaissit de nouveau, et Cess manqua deux fois l’embranchement pour Icklesham, puis celui du chemin. Il était presque minuit lorsqu’ils trouvèrent enfin le bon pré. Ernest gara l’Austin dans des fourrés et sortit ouvrir la barrière. Dès les premiers pas, il s’enfonça dans la boue jusqu’aux chevilles et, quand il eut réussi à s’en extraire, dans une énorme bouse. Il pataugea jusqu’au camion, l’œil aux aguets, même si dans cette purée de pois il n’aurait pu distinguer une vache avant de lui rentrer dedans.

— Je croyais que ce pré n’était pas censé héberger le moindre ruminant !

— Il y en avait, mais le fermier les a déplacés deux champs plus loin, lui dit Cess, qui se penchait par la fenêtre. On a choisi cet endroit pour ça. Aussi à cause de ce gros taillis, là-bas. (Il désignait vaguement un point dans l’obscurité.) Les tanks seront dissimulés sous les arbres.

— L’idée globale, ça n’était pas que les Allemands les voient ?

— Qu’ils en voient une partie, corrigea Cess. Ce bataillon en compte une douzaine.

— On doit souffler une douzaine de tanks ?

— Non, deux seulement. L’armée ne les a pas garés assez loin sous les arbres. Leurs culs pointent malencontreusement sous les branches. Je pense que ce sera plus facile si je traverse le champ en marche arrière. Aide-moi à faire demi-tour.

— Tu es sûr que c’est une bonne idée ? C’est atrocement bourbeux.

— Les traces n’en seront que plus visibles. Ne t’inquiète pas. Ce camion a d’excellents pneus. Je ne vais pas le planter.

Il tint parole. À la différence d’Ernest, quand il le conduisit à la barrière, après le déchargement des deux tanks. Le tirer de son ornière leur prit les deux heures suivantes, durant lesquelles Ernest perdit l’équilibre et s’étala dans la boue. Le centre du champ s’était mué en une fondrière hideusement défoncée.

— Les gars de Göring ne croiront jamais que des tanks ont fait ces traces, soupira Ernest, qui braquait une torche électrique à demi voilée sur le bourbier baratté.

— Tu as raison. On va mettre un tank pour cacher tout ça et – je sais ! – on va se débrouiller pour qu’il ait l’air embourbé.

— Un tank ne s’enlise jamais.

— Dans cette boue, il s’enliserait. On le gonflera aux trois quarts, et on laissera le dernier quart vide. Comme ça, il aura l’air de donner de la bande.

— Tu penses vraiment qu’ils verront ce genre de détails à quinze mille pieds ?

— Aucune idée. Mais si nous passons notre temps à discuter nous y serons encore demain matin, et les Allemands découvriront notre petit manège. Allez, aide-moi. On décharge le tank, et ensuite on revient garer le camion dans le chemin. Comme ça, on n’aura pas besoin de le traîner.

Ernest lui prêta main-forte pour descendre la lourde palette de caoutchouc. Cess connecta la pompe et entreprit de gonfler le tank.

— Tu es sûr qu’il est dans le bon sens ? demanda Ernest. Il devrait pointer vers le bosquet.

Cess braqua sur l’engin le faisceau à demi voilé de sa torche.

— C’est juste. Il est à l’envers. Aide-moi à le retourner.

À force de pousser, soulever, tirer, l’énorme masse finit par pivoter.

— Maintenant, espérons qu’il n’est pas sens dessus dessous, dit Cess. Ils devraient mentionner « Haut » sur le sommet mais, du coup, les Allemands concevraient un doute, j’imagine…

Il se mit à pomper.

— Ah ! parfait, voilà l’une des chenilles.

L’avant d’un tank commençait à émerger des plis dégonflés du caoutchouc gris-vert. Cela ressemblait étonnamment à un vrai char d’assaut. Ernest contempla la scène un moment puis récupéra un phonographe, la petite table en bois qui l’accompagnait et le haut-parleur. Il les prépara, piocha un disque dans le camion, le plaça sur le plateau et abaissa le bras de l’aiguille. Le bruit tumultueux de tanks vrombissants envahit le champ, l’empêchant d’entendre un mot de ce que Cess prononçait.

D’un autre côté, pensait-il alors qu’il tentait d’extirper de l’arrière du camion le traceur d’empreintes de chenilles, il n’avait plus besoin de sa torche. Il pourrait trouver son chemin en se guidant à l’oreille. À moins que des vaches ne paissent bel et bien dans le pré et, à en juger par le nombre de bouses fraîches qu’il écrasait, c’était tout à fait probable.

Sur la route de Tenterden, Cess lui avait affirmé que le traceur serait très simple d’emploi, et qu’il suffisait de le pousser comme une tondeuse. En réalité, il était au moins cinq fois plus lourd. Ernest devait peser sur son manche de tout son poids pour le faire avancer de quelques dizaines de centimètres. L’engin se bloquait quand l’herbe n’était pas rase, et il avait tendance à dévier en crabe.

Ernest dut retourner au camion, prendre un râteau, effacer le tracé effectué, et recommencer plusieurs fois avant d’obtenir l’empreinte plus ou moins rectiligne des chenilles entre la barrière et le tank embourbé.

Cess travaillait toujours sur le quart avant-droit.

— Ça fuit, brailla-t-il pour dominer le ronflement des tanks. Heureusement que j’ai apporté le kit de réparation de mon vélo. N’approche plus ! Un traceur, ça coupe !

Ernest hocha la tête. Il hissa l’instrument au départ de la deuxième empreinte, et entreprit de l’imprimer jusqu’à la barrière.

— Tu en veux combien en tout ?

— Au moins une dizaine de paires, et certaines doivent se croiser. Je crois que le brouillard se lève.

Le brouillard ne se levait pas. Quand Ernest alluma sa lampe de poche pour replacer l’aiguille au début du disque, il nimbait de buée le phonographe. Même s’il s’était levé, ils ne l’auraient pas su, dans ces ténèbres. Ernest regarda sa montre. Deux heures, et ils n’avaient toujours pas gonflé un seul tank. Ils s’enracinaient ici pour l’éternité.

Cess termina enfin de gonfler le tank enlisé et se traîna jusqu’au bosquet pour attaquer les deux autres. Ernest le suivait avec le traceur qui imprimait les marques de chenilles de façon à montrer où les tanks avaient été conduits sous les arbres.

À mi-chemin, le vrombissement des tanks se tut. Merde ! il avait oublié de remettre l’aiguille au début. Il traversa tout le champ pour relancer le disque et il venait de rejoindre de nouveau le traceur quand le brouillard se dissipa.

— Je te l’avais dit ! triompha Cess, brièvement car il se mit aussitôt à pleuvoir. Le phonographe !

Ernest courut à la rescousse, trouva le parapluie et l’ouvrit au-dessus de l’appareil, l’attachant avec une corde au canon en caoutchouc du tank.

L’averse dura jusqu’à l’aube et transforma la boue en mélasse. L’herbe était devenue si glissante qu’Ernest tomba deux nouvelles fois, la première en courant changer l’aiguille de place sur le disque qui s’était enrayé et bégayait encore et encore les mêmes trois secondes de vrombissement, la seconde en aidant Cess à réparer une autre fuite.

— Pense aux histoires de guerre que tu raconteras à tes petits-enfants ! le consola Cess, qui l’assistait pour essuyer le gâchis.

— Je doute fort d’avoir un jour des petits-enfants, répondit Ernest dans un crachotement de gadoue. Je commence même à me demander si je survivrai à cette nuit.

— Absurde ! Le soleil va se lever d’un instant à l’autre, et nous avons pratiquement terminé.

Cess se pencha pour observer les empreintes de chenilles, dont Ernest devait admettre qu’elles paraissaient très réalistes.

— Allez, deux dernières traces, pendant que je finis ce tank. On sera rentrés pour le petit déjeuner.

Juste à temps pour boucler mes articles et filer les porter à Sudbury avant 9 heures, se disait Ernest tandis qu’il alignait le traceur sur les empreintes précédentes et entreprenait d’avancer en poussant fort. Ce serait bien. Il n’aimait pas l’idée que ses articles attendent pendant une autre semaine, fût-ce dans un tiroir fermé à clé. Maintenant qu’il y voyait à peu près et qu’il n’était plus nécessaire de se repérer avec la torche tous les mètres, venir à bout des empreintes et charger le camion ne prendrait pas plus de vingt minutes. Trois quarts d’heure pour le retour, ils seraient rentrés à 7 heures au plus tard, ce qui lui laisserait bien assez de temps.

Mais il n’avait pas imprimé plus de quelques mètres quand Cess surgit du brouillard et lui tapa sur l’épaule.

— Le brouillard se lève. On ferait mieux de s’en aller. Je termine les tanks, commence à ranger le matériel.

Cess ne se trompait pas. Le brouillard s’éclaircissait. Ernest pouvait deviner les formes floues et fantomatiques des arbres dans le gris de l’aube et, à l’extrémité du champ, trois vaches noires et blanches qui broutaient placidement, par chance de l’autre côté d’une barrière.

Ernest releva la bâche, détacha le parapluie, l’apporta au camion avec la pompe, et revint pour le traceur. Il le souleva, décida qu’il ne parviendrait pas à le porter jusqu’au bout, le posa, tira sur le démarreur et poussa l’appareil une dernière fois, créant une nouvelle empreinte depuis la chenille gauche du tank jusqu’au bord du pré. Puis il le remorqua, tant bien que mal, jusqu’au camion. Le temps qu’il l’embarque à l’arrière, la brume terminait de s’effilocher en vastes traînées qui flottaient sur l’herbage comme des voiles. La longue ligne des empreintes de char apparaissait, conduisant au bosquet et au dos d’un tank imparfaitement caché par les feuillages, l’autre à demi masqué derrière lui. Même si Ernest connaissait la supercherie, la scène paraissait réelle, et il ne survolait pas l’endroit à quinze mille pieds. De là-haut, l’illusion serait parfaite. À moins, évidemment, qu’il reste un phonographe au beau milieu.

Il retourna le chercher, et cette fois son champ de vision était de plusieurs mètres à chaque pas mais, quand il arriva près du tank, le brouillard l’enveloppa de nouveau, plus dense que jamais, et engloutit tout, même le tank à côté de lui. Il rabattit le couvercle du phonographe et boucla les fermoirs, puis plia la table.

— Cess ! appela-t-il dans ce qui lui semblait la bonne direction. Où en es-tu ?

Et le brouillard s’ouvrit brusquement, comme un rideau de théâtre. Ernest découvrit le bosquet et l’enclos tout entier…

… et le taureau. Qui se tenait à mi-chemin du pacage. Un monstre brun hirsute aux petits yeux de fouine et aux cornes démesurées. Il observait le tank.

— Hé ! vous, là-bas ! cria une voix depuis la barrière. Qu’est-ce que vous foutez dans mon pré ?

Ernest se tourna instinctivement pour regarder le fermier qui l’interpellait.

Tout comme le taureau.

— Virez-moi ces satanés chars de là ! hurla l’homme, qui fendait l’air d’un doigt coléreux.

Le taureau le considéra un moment, captivé, puis sa tête opéra un mouvement de balancier… et se braqua sur Ernest.

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