Saltram-on-Sea, le 29 mai 1940

Parce qu’il manquait un clou, le fer fut perdu.

Parce qu’il manquait un fer, le cheval fut perdu.

Parce qu’il manquait un cheval, le cavalier fut perdu.

Parce qu’il manquait un cavalier, le royaume fut perdu.

Proverbe


En fait, l’eau ne montait guère à plus de dix centimètres, mais elle couvrait toute la cale. Mike comprenait pourquoi le capitaine lui avait demandé s’il savait nager…

— Te frappe pas, mon garçon, dit le vieil homme, qui avait remarqué la réaction de son hôte. Faut juste démarrer la pompe.

Imperturbable, il pataugea jusqu’à une trappe et l’ouvrit.

— Ma Lady est restée à quai tout l’hiver. Une heure ou deux sur la Manche et elle aura retrouvé sa jeunesse.

Mike réprima un soupir.

Une heure ou deux sur la Manche, et sa carrière s’achèvera dans les abysses. Nul besoin d’un sous-marin allemand !

Il examina la cale. Une mini-coquerie dotée d’un réchaud Primus s’adossait à l’une des cloisons et une table en bois balafré lui faisait face. Un tas de cartes et de diagrammes, une bouteille de scotch à moitié vide, une torche électrique, plusieurs flotteurs en liège et une boîte béante de sardines – ou d’appâts ? – s’y amoncelaient. Deux placards ouverts dans une autre cloison encadraient une couchette et son fatras de couvertures grises.

Le capitaine s’agenouilla et plongea le bras dans la trappe. La pompe de cale hoqueta avant de rendre l’âme.

Exclu d’aller où que ce soit sur cette ruine, même à Douvres ! Je n’ai plus qu’à me trouver un autre bateau.

L’ennui, c’est que les types sur le quai ne lui avaient pas proposé beaucoup de solutions…

Avec un soupçon de chance, Powney arrive en ville, en ce moment même !

Le capitaine Harold s’acharnait sur la pompe qui, cette fois, haleta pendant une bonne minute avant de s’étouffer.

— Lui faut juste un peu d’huile, grommela-t-il.

Il barbota jusqu’à la cuisine, alluma le réchaud sous la cafetière, et se mit à farfouiller sous une pile de cartes de navigation.

— La Marine se ramollit, voilà son problème !

Il dénicha une tasse à la propreté douteuse, et des pommes de terre en conserve. La boîte était entamée.

— Tu sais ce qu’on leur fait boire, à bord, aujourd’hui ? Du thé sucré avec un nuage de lait ! Tu imagines Nelson avec une tasse de thé ? Rhum, c’est ça qu’on picolait, nous, et du café brûlant !

Il remplit la tasse et l’offrit à Mike qui, prudent, en avala une infime gorgée. Le goût valait la couleur.

— Tu devrais voir ce qu’ils m’ont envoyé… Bon, où diable l’ai-je fourré ?

Le capitaine explorait de nouveau le bric-à-brac accumulé sur la table.

— Je sais que c’est là, quelque part… Hourra !

Il exhuma une lettre de la pile et la tendit à Mike, le geste triomphal.

— Le Small Vessels Pool m’a posté ça il y a quatre semaines.

Le Small Vessels Pool ! La « molle vaisselle coule », avait marmonné M. Tompkins. Et cette lettre était celle qui avait été adressée début mai à tous les propriétaires de petits bateaux. On leur demandait s’ils acceptaient de se porter volontaires avec leur embarcation en cas d’invasion ou autre « urgence militaire ».

— Avec ça, y avait un de leurs foutus formulaires. Six pages de rang ! Par retour, que j’ai répondu. Tu peux me croire que j’étais partant, moi et la Lady Jane ! Bons pour le service !

Je parie que tu n’as pas mentionné la pompe en rade, ni les dix centimètres d’eau dans la cale.

— Depuis, pas un mot ! Silence radio. Quatre semaines ! Hitler n’en a pas pris deux pour s’emparer de la Pologne. S’ils organisent la guerre en France comme le Small Vessels Pool, ils déposeront les armes avant la fin de la quinzaine !

Non, ça ne se passerait pas comme ça, grâce à l’armada hétéroclite de chalutiers, de bateaux de pêche et de plaisance qui viendraient à la rescousse juste à temps. Mais la Lady Jane ne les accompagnerait pas. Elle ne parviendrait jamais à quitter le port, traverser la Manche et revenir. Sous aucun prétexte, Mike ne laisserait le capitaine l’embarquer pour Douvres sur ce rafiot. Il valait mieux qu’il retourne sans attendre à La Couronne et l’Ancre s’il ne voulait pas rater M. Powney.

— Il faut que j’y aille. Merci pour le café.

Et il tenta de rendre sa tasse au capitaine.

— Impossible. Tu pars pas avant d’avoir visité ma Lady Jane. Voilà son moteur.

Le capitaine souleva une autre trappe pour révéler un appareil antique, noir de graisse.

— On n’en trouve plus, des moteurs comme ça, de nos jours !

Mike le croyait sans peine.

— Et tu ne trouveras pas de bateau plus sûr en mer.

Il pataugea dans l’eau pour montrer à Mike un placard qui contenait des grappins, un enchevêtrement de cordes et un fanal de signalisation. Un seau, également.

Ça tombe à pic, pensa Mike. L’eau avait monté d’au moins deux centimètres depuis qu’ils étaient descendus.

Puis ils grimpèrent sur le pont pour voir le poste de commande.

Pas un signe de Daphne, et les trois pêcheurs n’avaient pas bougé de place. Le capitaine lui montra la cabine de pilotage et le gouvernail, et le traîna ensuite à la poupe pour qu’il découvre les plats-bords, l’ancre et l’hélice, tout en l’abreuvant d’informations sur la navigabilité de son rafiot et les méfaits de la Marine actuelle. Après, ils retournèrent dans la cale pour que Mike admire les cartes.

— Je me fiche de la navigation moderne, grogna le capitaine, qui désignait l’horloge de la coquerie. De mon temps, on naviguait à l’estime.

L’horloge indiquait 6 h 05. Comment pouvait-il naviguer à l’estime avec une horloge hors service ? Mike regarda sa Bulova. Presque midi. Powney devait être rentré. Daphne était à sa recherche, sans l’ombre d’un doute.

— Merci pour la visite, mais il faut vraiment que j’y aille.

— Déjà ? Impossible ! Tu n’as pas fini ton café. Ni dit pourquoi tu me cherchais.

Mike n’était pas près de lui avouer qu’il avait été à la recherche d’un bateau pour Douvres.

— Je vous le raconterai un peu plus tard, prétendit-il en pataugeant jusqu’à l’échelle. Dans l’immédiat, je dois…

Il hésita. Il ne pouvait pas davantage lui parler de M. Powney.

— … retourner à La Couronne et l’Ancre.

La Couronne et l’Ancre ? Si c’est pour déjeuner, tu restes manger. Assieds-toi.

Il força Mike à s’installer, lui tendit la tasse de café froid, et farfouilla de nouveau dans le fourbi qui traînait sur la table. Il en extirpa une casserole, dans laquelle il balança les sardines.

— De mon temps, chaque marin de la Royale savait cuisiner, réparer les voiles et frotter le pont.

Il compléta avec les pommes de terre en boîte.

— Passe-moi cette conserve de viande de singe.

Mike s’exécuta.

Il l’ouvrit, en dégagea une masse compacte qu’il fit tomber dans le récipient, touilla la mixture avec son couteau avant de poser le tout sur le réchaud Primus.

— Aujourd’hui, tout ce qu’ils savent faire, c’est remplir des formulaires et siroter du thé. Des mollassons, voilà ce qu’ils sont devenus.

Il farfouilla derechef, récupéra une assiette en alu et une fourchette encroûtée de crasse, puis les tendit à Mike.

— Je suis sûr que les soldats d’Hitler ne prennent pas de pauses-thé. Passe-moi ton auge, Kansas.

— Non, je ne peux pas rester. Vraiment. Je dois envoyer mon article et…

— Il sera encore temps après le déjeuner. Ton assiette !

— Grand-père ! appela une voix.

Un jeune garçon glissa sa tête dans l’écoutille.

— Maman dit que tu dois rentrer manger.

Sauvé par le gong ! pensa Mike.

— Je m’en vais, déclara-t-il en se levant.

— Tu bouges pas d’ici ! lui enjoignit le vieil homme.

Il se retourna et cria :

— Jonathan ! Va dire à ta mère que je déjeune à bord. Allez, ouste !

Le garçon, qui rappelait à Mike une version plus jeune de Colin Templer, ne remua pas d’un pouce.

— Elle m’a dit de te prévenir de la pluie, et que tu attraperais la mort !

— Eh bien, toi, tu lui dis que ça fait quatre-vingt-deux ans que je prends soin de moi et que…

— Elle a dit de te donner ça, si tu ne venais pas.

Jonathan descendit l’échelle, tendit au capitaine une veste en laine, et se tourna vers Mike.

— Vous êtes du Small Vessels Pool ?

— Non. Je suis journaliste.

— Correspondant de guerre, précisa le capitaine. Maintenant, dehors ! Explique à ta mère que je rentrerai quand ça me plaira.

— Un correspondant de guerre ! s’exclama Jonathan, s’attardant le temps d’ajouter : Vous avez vu beaucoup de batailles ? Je suis terriblement impatient de rejoindre le front. Je m’enrôlerai dans la Marine dès que je serai assez vieux.

— Si sa mère le lui permet, soupira le capitaine lorsqu’il fut parti.

— C’est votre petit-fils ?

— Arrière-petit-fils.

Il jeta le caban sur la couchette.

— C’est un chouette gosse, mais sa mère le couve trop. Quatorze ans, et elle ne le laisse même pas sortir dans la Lady Jane avec moi.

Difficile de la blâmer pour ça !

— Pas question non plus de lui apprendre à nager. Il pourrait se noyer ! Que croit-elle qu’il se passera, crénom d’un chien, s’il n’apprend pas ? Allez, file-moi ton assiette.

— Merci, mais non, vraiment, il faut que j’y aille, moi aussi. Mon article ne peut pas attendre.

— De mon temps, les journalistes montaient au front afin d’en rapporter les nouvelles. Je parie que tu rêverais d’y être, plutôt que dans ce trou perdu.

Je rêve de Douvres !

— Mais personne ne souhaite assister à la débâcle en France, avec tout ce qui part en vrille !

Et hop ! c’était reparti, ses anathèmes adressés cette fois aux Français, aux Belges, au général Gort, tous incompétents. Mike ne réussit pas à prendre la tangente avant midi et demi. Par chance, le capitaine s’était tant énervé contre l’apathie de la BEF qu’il avait oublié la question que Mike devait lui poser. Son ragoût aussi était passé à la trappe.

Mais si j’ai raté M. Powney…

Mike courut sur le quai. Les pêcheurs avaient disparu. Il gagna en hâte La Couronne et l’Ancre. Daphne, au bar, servait des clients avec un cruchon de bière.

— M. Powney est-il de retour ?

— Non, je ne comprends pas ce qui le retient.

La jeune fille retourna au bout du comptoir, interrogea les buveurs de bière et le rejoignit.

— Les gars pensent qu’il est peut-être rentré directement chez lui.

— Sans traverser le village ?

— Sa ferme est au sud.

— À quelle distance ?

Pourvu que je puisse y aller à pied !

— Pas loin. À peine cinq kilomètres par la route de la côte, expliqua-t-elle en lui dessinant une carte. Mais c’est beaucoup plus court si vous coupez à travers champs, comme ceci.

Cela paraissait évident. Pourtant, si M. Powney n’était pas rentré, Mike le raterait en empruntant ce chemin et il perdrait encore plus de temps. Et il y avait toujours une chance que quelqu’un d’autre se présente – l’armée, qui sait, pour installer des défenses sur la plage – et il pourrait se faire prendre en stop.

Ainsi garda-t-il la route, sans pour autant croiser le moindre véhicule avant la bifurcation qui menait chez M. Powney.

La ferme n’était pas moins déserte, bien que Mike l’ait sillonnée en tous sens, de la grange aux dépendances, en quête d’un ouvrier agricole qui pourrait le renseigner sur l’éventuel retour de M. Powney, et il n’aperçut personne dans les champs voisins. Des vaches esseulées y broutaient.

Je vais devoir me taper cette foutue route pour revenir au village, si je ne veux pas risquer de le rater.

Il regardait avec envie le raccourci dessiné par Daphne. Il ne s’était pas préparé pour une mission qui nécessiterait autant de marche, et la ferme s’était révélée bien plus éloignée de Saltram-on-Sea que Daphne ne l’avait annoncé. La seule distance entre la bifurcation et les bâtiments approchait les deux kilomètres. Mike était fatigué et il crevait de soif. Et de faim. Il n’avait rien mangé depuis son arrivée.

J’aurais dû accepter le hareng fumé de Daphne. Ou la tambouille au pilchard du capitaine.

Il en salivait presque, maintenant.

Quel imbécile d’avoir refusé la tasse de café du capitaine ! songeait-il en bâillant à se décrocher la mâchoire. Même s’il était atroce, il m’aurait tenu éveillé.

Le temps ne l’aidait pas. En dépit des multiples promesses d’orage, l’après-midi chaud et ensoleillé s’emplissait du bourdonnement soporifique des abeilles.

Il rebroussa chemin, traînant des pieds, luttant contre une irrésistible envie de se coucher dans l’herbe et de dormir.

Dès que M. Powney se montrera et que j’aurai pu monter dans son camion, j’ai bien l’intention de roupiller jusqu’à Douvres !

Pas un véhicule n’apparut sur le trajet du retour. Et aucun camion ne stationnait non plus devant La Couronne et l’Ancre, alors qu’il était presque 15 heures.

Il ne reviendra pas aujourd’hui, pensa Mike avec lassitude. Il ne pouvait pas se permettre d’attendre plus longtemps : l’évacuation suivait son cours, irrémédiablement hors d’atteinte. Il devait atteindre Douvres.

Ce sera donc avec l’un des bateaux, conclut-il en reprenant la direction des docks. À cette heure, certains chalutiers seraient de retour, et il arriverait bien à convaincre un pêcheur de l’emmener à Douvres…

Il se figea en découvrant devant lui le quai vide. Hors la Lady Jane toujours amarrée à son extrémité, toutes les embarcations s’étaient envolées, y compris le Sea Sprite, dont il avait pourtant vu le moteur éparpillé en pièces détachées sur le pont. Où pouvait-il être parti ? lui, et les autres ?

Dunkerque, déduisit-il, écœuré. Le Small Vessels Pool est venu pendant mon absence. Mais c’était impossible ! La Lady Jane était encore là. Le capitaine Harold aurait été le premier à se porter volontaire, et ils ne pouvaient pas avoir réussi à armer leurs bateaux aussi vite. Il devait y avoir une autre explication.

Il descendit le quai en courant jusqu’à la Lady Jane.

— Commandant, cria-t-il. Où sont-ils tous partis ?

Pas de réponse. Il monta à bord, appela par l’écoutille et, comme il n’obtenait toujours pas de réponse, dévala l’échelle pour voir si le capitaine se trouvait dans la cale.

Peut-être a-t-il tout raté comme moi ? s’interrogeait Mike. Mais le capitaine ne dormait pas dans sa couchette. Il devait être chez sa petite-fille.

Mike se précipita à La Couronne et l’Ancre pour demander l’adresse à Daphne. La porte de l’auberge était ouverte et, juste à côté, un vélo reposait contre le mur. Mike entra et faillit heurter le capitaine qui téléphonait.

— Passez-moi l’officier responsable du Small Vessels Pool ! Celui qui était à Saltram-on-Sea cet après-midi ! hurlait-il dans l’appareil. Alors, passez-moi l’Amirauté ! à Londres ! (Il aperçut Mike.) Tous incapables ! Pas un pour racheter l’autre ! Et ces nullards décident si on peut prendre la mer ou pas ?

Le Small Vessels Pool l’a recalé. Voilà pourquoi la Lady Jane est encore là.

— Fallait nos bateaux pour une opération spéciale, qu’ils disaient ! Opération spéciale ! Les Français ont tout foiré et maintenant ils ont besoin de nous pour sortir nos gars du merdier avant l’arrivée d’Hitler. Tous les bateaux possibles, ils déclarent ! Et après ils ont le culot d’annoncer que ma Lady n’est pas en état de naviguer ?

Eh bien, en état ou pas, c’était le dernier bateau à quai. Mike allait devoir demander au capitaine de le conduire à Douvres.

— Commandant…, commença-t-il.

Un signe de la main l’arrêta net.

— Pas en état de naviguer, et ensuite ils prennent le Sea Sprite et l’Emily B ! L’Emily B ! tonna-t-il. Avec son gouvernail de merde et son capitaine qui ne trouverait même pas le cap du comptoir pour une pinte de bière. Et ensuite, quand je propose de piloter un de leurs convois, on me rétorque que je suis trop vieux ? Trop vieux ! Ça veut dire quoi, il n’y a personne à l’Amirauté ?

Il vociférait.

— Ils ignorent peut-être que c’est la guerre ?

— Commandant…

Il interrompit Mike d’un geste impératif.

— Alors, passez-moi le sous-secrétaire ! À quel sujet ? La guerre que vous êtes en train de perdre !

Il raccrocha violemment l’écouteur.

— Abruti d’ignorant ! Tout faire soi-même ! Je pars pour l’Amirauté !

— Vous partez ? commença Mike…

Le capitaine furibond avait déjà franchi le seuil.

— Commandant, attendez ! J’ai besoin de vous pour…

— Vous voilà de retour, s’exclama Daphne en lui bloquant le passage. Vous avez trouvé M. Powney ?

— Non. J’ai besoin de…

Il tenta de la contourner.

— Vous avez manqué tout le chambardement ! Un officier du Small Vessels Pool est arrivé…

— Je sais… Deux secondes, il faut que je rattrape le capitaine.

Mike poussa la jeune fille et se rua dehors, mais le capitaine, sur le vélo, avait parcouru la moitié de la rue.

— Commandant ! cria Mike, ses deux mains en coupe autour de sa bouche.

Et il entreprit de le poursuivre, mais le cycliste venait d’atteindre et de dépasser le quai. Où diable allait-il ?

Impossible de se rendre à Londres avec ce vélo !

Cela lui prendrait une semaine et, de toute façon, il avait emprunté la mauvaise direction. Pas étonnant que le Small Vessels Pool ne veuille pas lui confier un convoi. Et maintenant je fais quoi ? se demandait Mike tandis que le capitaine sortait de son champ de vision. Il retourna au pub.

— M. Powney n’était donc pas chez lui ? s’enquit Daphne, qui s’était avancée à sa rencontre.

— Non.

— Je ne comprends pas ce qui le retient.

Elle accrocha son bras sous le sien.

— Vous devez être épuisé, après tout un jour de marche. Venez, installez-vous, je vous prépare une bonne tasse de thé. L’officier était un lieutenant de la Marine, tout à fait charmant, mais pas aussi beau que vous !

Elle lui décocha une œillade tandis qu’elle mettait la bouilloire en route.

— Il a dit : « Tout ce qui peut flotter doit partir pour Douvres immédiatement. »

Elle n’en finissait pas de raconter comment les hommes avaient rassemblé leur matériel, chargé leur bateau, remonté le moteur du Sea Sprite, et mis les voiles en moins de deux heures.

Et j’ai raté ça ! Tout comme j’ai raté le bus…

Entendait-il arriver une voiture ? Mike bondit à la porte, Daphne sur ses talons, juste à temps pour découvrir le roadster cabossé que conduisait le capitaine, les deux mains vissées au volant, les yeux rivés à la route, ne regardant ni à gauche ni à droite.

— Attendez ! hurla Mike.

Il courut dans la rue, avec de grands gestes des bras pour signaler sa présence et inciter le conducteur à s’arrêter, mais le véhicule rugit en le dépassant dans un nuage de poussière blanche. Il roulait vers le nord et fut bientôt hors de vue.

Mike, furieux, se tourna vers Daphne.

— Vous m’aviez dit qu’il n’y avait pas d’autre voiture en ville !

— J’avais oublié le vieux roadster du capitaine.

Évidemment.

— Il ne l’a pas conduit depuis le début de la guerre. Où est-il parti, d’après vous ?

À Londres. Et quand il n’aura pu trouver personne à l’Amirauté, à Douvres. Où je tente de me rendre depuis 5 heures ce matin.

— Je suis désolée. Il disait qu’il allait le mettre sur cales. Mais ça vaut mieux pour vous. C’est un conducteur épouvantable. Partir avec M. Powney sera beaucoup moins risqué.

Elle ajouta avec une jolie moue :

— Êtes-vous très fâché contre moi ?

« Fâché » n’est pas le mot juste.

— Auriez-vous oublié une autre voiture ? une moto ? n’importe quoi avec des roues ? Je dois me rendre à Douvres aujourd’hui.

— Non, rien d’autre. Mais je suis certaine que M. Powney rentrera chez lui avant la nuit. La Home Guard se réunit tous les mercredis soir, et il n’est jamais absent.

Et il déteste conduire durant le black-out, si bien qu’il n’acceptera pas de m’emmener avant demain matin au plus tôt, et le voyage nous prendra la matinée.

L’évacuation serait à moitié terminée.

Il ne pouvait pas se permettre de perdre plus de temps ici. Il avait déjà manqué trois jours de sa mission. Il ne les récupérerait jamais.

Je n’ai plus qu’à retourner à Oxford demander à Badri de me trouver un site de transfert près de Douvres.

— Calmez-vous, disait Daphne. Je vais vous faire frire une belle part de morue pour votre thé, et vous aurez juste le temps de la déguster avant l’arrivée de M. Powney.

Mike se leva.

— Non. Il faut que j’y aille. Je dois envoyer mon article au journal, à Londres.

— Mais votre thé est presque prêt. Vous avez sûrement le temps…

Le temps est juste ce qui me manque !

— Non, je dois l’envoyer pour l’édition de l’après-midi.

Et il quitta le pub en vitesse, puis le village, et entreprit de gravir la colline, soucieux d’atteindre le point de transfert avant la nuit. Le halo serait moins visible de jour. Quel qu’il soit, le bateau qui croisait au large et qui avait empêché le saut de fonctionner la nuit dernière devait être maintenant à mi-distance de Douvres, mais Mike ne voulait prendre aucun risque. Et plus tôt il déserterait 1940, plus tôt Badri pourrait définir les nouvelles coordonnées.

Peu importe si Badri met un mois à me dénicher ce site, se disait-il en gravissant la pente. Ça me donnera une chance de rattraper mon sommeil en retard. Ou de surmonter mon déphasage temporel.

Quel que soit son handicap, Mike réussissait à peine à grimper. Dieu merci ! il était presque arrivé au sommet.

J’espère que je ne vais pas m’endormir en surveillant l’ouverture, ou je raterai le transfert…

Une demi-douzaine d’enfants se tenaient au bord de la falaise, juste au-dessus du chemin qui menait à la plage. Excités, ils s’exclamaient en désignant la Manche. Mike regarda ce qu’ils montraient du doigt. Un voile de fumée couvrait l’horizon et plusieurs colonnes noires s’en élevaient. Dunkerque en flammes.

Bon Dieu ! Et maintenant ? Acheter leur départ ? Il avança dans cette intention, mais ils dévalaient déjà le chemin.

— Attendez ! appela Mike.

C’était sans espoir. Il y avait d’autres enfants sur la plage, et plusieurs hommes. L’un d’eux braquait des jumelles, et deux des gamins se dressaient sur le rocher de Mike pour jouir d’un meilleur point de vue.

Ils s’éterniseraient là jusqu’au coucher du soleil et, si les incendies étaient visibles de la plage, la moitié de la nuit. Et pendant ce temps qu’est-ce que je suis censé faire, nom d’un chien ? Je reste planté là et je regarde mes dernières chances d’observer l’évacuation s’envoler en fumée ? Des bateaux pleins de soldats rescapés entraient d’ores et déjà à Douvres.

Il fit demi-tour, exaspéré, et retourna au village. Il devait y avoir un autre moyen de se rendre à Douvres. La Lady Jane n’avait pas quitté le port. Peut-être Jonathan pourrait-il la piloter. Ou moi ? Il suivrait la côte. Pour me fracasser sur les rochers. Ou terminer au fond de la Manche. Il n’avait pas oublié l’eau dans la cale, pourtant il gagna le quai. Jonathan connaîtrait le propriétaire d’une moto. Ou d’un cheval.

Mais Jonathan n’était pas à bord.

— Ohé ! Jonathan ! cria Mike par l’écoutille. Tu es en bas ?

Pas de réponse. Mike descendit l’échelle et s’arrêta juste au-dessus de l’eau, dont le niveau avait encore monté depuis le matin. Elle atteignait presque le premier barreau.

— Jonathan ?

Il n’était pas là.

Je vais retourner à La Couronne et l’Ancre demander à Daphne où il habite, soupira-t-il, épuisé, en lorgnant la couchette du capitaine. Les couvertures en laine grise et l’oreiller sale lui paraissaient affreusement attirants.

Si seulement je pouvais grappiller une heure ou deux de sommeil, pensa-t-il, soudain accablé par la somnolence, je pourrais réfléchir à ce qu’il faut faire, je trouverais quelque chose. Et après Powney pourrait être rentré. Ou le capitaine.

Il enleva ses chaussures et ses chaussettes, roula le bas de son pantalon, pataugea jusqu’à la couchette et l’escalada.

Je devrais peut-être démarrer la pompe de cale ?

Mais il était trop fatigué pour bouger.

Ce doit être le déphasage temporel. Je ne me suis jamais senti aussi lessivé de ma vie.

Il parvint à grand-peine à tirer sur lui la couverture en laine. Ça empestait le goudron et le chien mouillé, et ça dégoulinait là où l’extrémité avait traîné dans l’eau.

La Lady Jane ne peut pas sombrer en une heure, hum ? s’interrogeait-il tandis qu’il se lovait en chien de fusil sur la couchette. L’eau clapotait doucement au rythme des oscillations du bateau. C’est tout ce que je demande, une heure. Ensuite, si le niveau continue à monter, je me lève et je démarre la pompe.

Et sans doute avait-il titubé en somnolant jusqu’au mécanisme afin de le mettre en route, parce qu’à son réveil il pouvait l’entendre haleter. L’eau ne clapotait plus.

Combien de temps avait-il dormi ? Il éleva son bras pour regarder sa montre, mais la pénombre était trop dense pour en déchiffrer le cadran. Quelle que soit l’heure, il faut que je contrôle si Powney est rentré, puis que je parte à la recherche de Jonathan.

Il repoussa la couverture, s’assit et descendit de la couchette.

Dans trente centimètres d’eau glaciale. À l’évidence, la pompe ne marchait pas, malgré ses râles sifflants. Un « teuf-teuf » qui emplissait la cale, si fort qu’il…

— Oh non ! s’écria Mike.

Et, dans une gerbe d’éclaboussures, il se rua sur l’échelle et la gravit. Ce n’était pas la pompe, c’était le moteur. Ils bougeaient ! Il ouvrit brutalement l’écoutille.

Sur des ténèbres encore plus profondes. Il cligna des paupières, ahuri de découvrir la nuit et la furie du vent et des embruns salés sur son visage, attendant que ses yeux accommodent.

— Tiens donc, qu’avons-nous là ? s’exclama la voix joviale du capitaine Harold. Un passager clandestin ?

Mike le discernait à peine dans le noir d’encre. Carré au gouvernail, il portait son caban et sa casquette de marin.

— Je me doutais bien que tu tenterais d’en faire partie !

— Faire partie de quoi ? demanda Mike en se hissant sur le pont.

Paniqué, il se retourna vers la poupe, mais on ne distinguait rien… que les ténèbres.

— Où allez-vous ?

— Chercher nos gars pour les ramener chez eux.

— Vous ne voulez pas dire… à Dunkerque ?

Mike criait pour dominer le sifflement du vent.

— Je ne peux pas aller à Dunkerque !

— Alors, tu ferais mieux de te mettre à nager, Kansas, parce qu’on est déjà au milieu de la Manche.

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