Londres, le 15 septembre 1940

J’ai toujours beaucoup regretté que nous ayons dû rompre avec nos traditions, et que, contrairement à certain théâtre célèbre pour ses femmes nues, nous ne pouvions nous vanter : « Nous n’avons jamais fermé nos portes ! »

W.R. Matthews, doyen de la cathédrale Saint-Paul, à propos du Blitz


Le déphasage temporel avait du bon. Il permettait de dormir sur un sol glacial alors que les bombes s’écrasaient autour de vous et que les canons de DCA tonnaient. Polly continua même à dormir après la fin de l’alerte. Quand elle s’éveilla, il ne restait plus que Lila et Viv, pliant la couverture sur laquelle elles s’étaient assises, et la revêche Mme Rickett.

Elle est probablement là pour s’assurer que je n’emporte rien en partant, se dit Polly tandis qu’elle ramassait son sac et les petites annonces immobilières. À quelle heure pouvait-on décemment demander à visiter une chambre un dimanche ? Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Six heures et demie. Sûrement pas aussi tôt. Dommage de ne pouvoir s’attarder ici. Elle se sentait encore abrutie de sommeil, mais Mme Rickett ne risquait pas de l’y autoriser, à en juger par les regards qu’elle lançait à Lila et à Viv, ses bras maigres farouchement serrés contre sa poitrine.

Les deux filles sortirent en gloussant, et Mme Rickett s’approcha de Polly.

Elle s’apprête à me houspiller !

Polly enfila son manteau.

— Je pars dans un instant…, commença-t-elle.

— Vous avez bien dit que vous cherchez une chambre ?

Mme Rickett désignait le journal dans la main de Polly.

— Oui.

— J’en ai une. Je tiens une pension. J’allais passer une annonce, mais si vous êtes intéressée, c’est au 14 Cardle Street. Vous pouvez m’accompagner tout de suite et voir si cela vous convient. Ce n’est pas loin.

Et il s’agissait d’une des adresses approuvées par M. Dunworthy.

— D’accord. Et merci.

Polly suivit Mme Rickett dans l’escalier, en haut duquel elle s’arrêta pour contempler l’édifice qu’elles venaient de quitter et sa flèche, profilée contre le ciel de l’aube.

C’est une église ! Voilà qui expliquait la présence du pasteur et la conversation sur les fleurs de l’autel. La volée de marches débouchait sur l’un des côtés du bâtiment. Sur un mur adjacent, un panneau annonçait : « Église Saint-George, Kensington, révérend Floyd Norris, pasteur. »

— Mes chambres individuelles avec demi-pension coûtent dix shillings et huit pence, annonça Mme Rickett en traversant la rue. La chambre est charmante et douillette.

Autant traduire minuscule, et sans doute sinistre.

Ce n’est que pour six semaines. Ou plutôt cinq, avec le décalage. Et je n’y vivrai pratiquement pas. Je serai au magasin toute la journée et dans les abris du métro la nuit.

— À quelle distance est la station de métro la plus proche ?

— Notting Hill Gate, indiqua Mme Rickett qui désignait la direction opposée à la leur. À trois rues.

Parfait. Cette station n’était pas aussi profond que Holborn ou que Bank, mais elle n’avait jamais été touchée, et elle se trouvait sur la Central Line qui desservait Oxford Street. Et à moins de quatre cents mètres de Cardle Street. M. Dunworthy en trépignerait de joie. Si la chambre se révélait habitable…

Elle l’était, tout juste. Au troisième étage, et si « douillette » que le lit prenait toute la place. Il fallut à Mme Rickett des ruses de serpent pour se faufiler jusqu’à l’armoire de l’autre côté. Le linoléum couleur de foie cru et le papier peint plus sombre encore absorbèrent la lumière de la minuscule fenêtre quand Mme Rickett tira le rideau de black-out. On devait monter d’un étage pour bénéficier des « commodités », et de deux pour la salle de bains, avec l’eau chaude en supplément.

Cependant, la chambre remplissait toutes les conditions requises par M. Dunworthy, et Polly n’aurait pas à perdre un temps précieux pour se loger. Elle pressentait que Mme Rickett serait une hôtesse détestable, mais les grands magasins la contacteraient plus facilement si elle disposait d’une adresse.

— Avez-vous un téléphone ?

— En bas, dans le vestibule, uniquement pour les appels locaux. Cinq pence. Pour les appels interurbains, il y a la cabine de Lampden Road. Ici, pas d’appels après 21 heures.

— Je la prends, dit Polly, qui ouvrait son sac.

Mme Rickett tendit la main.

— Ça fera une livre cinq. Payables d’avance.

— Mais vous n’aviez pas annoncé que ce serait dix shillings et huit…

— C’est une chambre double.

Adieu, le mythe de la générosité qui régnait pendant la guerre !

— Vous n’avez aucune chambre individuelle à louer ?

— Non.

Et, même si tu en avais une, tu ne le dirais pas.

Ce ne serait que pour cinq semaines. Polly paya.

Mme Rickett empocha l’argent.

— Pas de visites masculines en haut. On ne fume pas, on ne boit pas, on ne cuisine pas dans les chambres. En semaine et le samedi, le petit déjeuner est à 7 heures et le dîner à 18. Le dimanche, le déjeuner est à 13 heures, et je prépare un repas froid pour le dîner.

Elle tendit la main.

— Il me faut votre carnet de rationnement.

Polly le lui donna.

— Et le petit déjeuner de ce matin ? demanda-t-elle.

Elle espérait qu’il serait servi bientôt.

— Votre pension ne commence que demain, répondit Mme Rickett.

Et Polly dut résister à l’impulsion de lui arracher son carnet de rationnement et de lui annoncer qu’elle allait chercher ailleurs.

— Voilà la clé de votre chambre. Et celle de la maison.

— Merci.

Polly tentait de se rapprocher de la porte, mais sa logeuse avait encore une provision de règles en réserve.

— Pas d’enfants, pas d’animaux domestiques. J’exige un préavis de quinze jours avant votre départ. J’espère que les bombes ne vous terrorisent pas comme mon précédent locataire.

— Non, dit Polly.

Je suis juste si déphasée que je tiens à peine debout.

— Vous devez tirer votre rideau de black-out dès 17 heures, alors si vous ne rentrez pas du travail avant, fermez-le le matin, au moment de partir. Toute amende pour infraction au black-out sera due.

Quand elle s’en fut enfin, Polly s’écroula sur le lit. Il fallait qu’elle retourne au point de saut de façon à en repérer le trajet depuis sa chambre et depuis l’église. Elle devrait ensuite trouver la station de métro et se rendre à Oxford Street pour voir à quelle heure les magasins ouvriraient demain. Mais elle était tellement fatiguée. Le déphasage temporel l’accablait bien plus qu’à son dernier transfert. Là, une bonne nuit de sommeil avait suffi à la remettre sur pied. Cette fois, bien qu’elle ait dormi presque huit heures dans le refuge, elle se sentait aussi épuisée que si elle n’avait pris aucun repos.

Et les jours à venir ne risquaient guère d’être plus favorables. Elle ne s’attendait pas à dormir d’une traite chaque nuit sous les bombardements. Les citadins s’étaient tous plaints de leur carence de sommeil pendant le Blitz.

Il serait avisé de récupérer un peu tant que c’est possible, songea-t-elle, bien qu’elle n’ait pas le choix, en vérité. Elle était déjà presque trop engourdie pour se faufiler entre les draps. Elle fit sauter ses chaussures, retira sa veste et sa jupe pour ne pas les froisser, et s’effondra sur les ressorts grinçants. Le sommeil l’emporta aussitôt.

Elle se réveilla une demi-heure plus tard et se garda de bouger. Le temps s’éternisa. Après ce qui lui sembla durer des heures et qui n’avait duré que vingt minutes, elle maudit les effets imprévisibles du déphasage temporel, se leva, s’habilla et sortit. Le couloir était désert. Pas un bruit ne provenait des chambres.

Personne d’autre ne paraît avoir de problème pour dormir, remarqua-t-elle avec acrimonie, mais quand elle arriva en bas de l’escalier, on entendait des voix en provenance de la salle à manger, et elle s’aperçut qu’elle était affamée.

C’est logique que tu meures de faim, se disait-elle tandis qu’elle quittait la pension. Tu n’as rien avalé depuis cent vingt ans !

Elle avait repéré un salon de thé sur Lampden Road. Avec un peu de chance, il serait ouvert. Elle revint à l’église Saint-George, comptant les rues et notant des points de repère pour s’y référencer plus tard. Elle réfléchissait à ce qu’elle prendrait pour son petit déjeuner. Du bacon et des œufs, décida-t-elle. Ce serait peut-être sa dernière occasion d’y goûter. Le bacon était rationné, les œufs manquaient déjà, et elle s’attendait à une table spartiate chez Mme Rickett.

À Saint-George, une femme qui tenait un livre de prières se tenait devant le portail d’entrée.

— Excusez-moi, interrogea Polly. Pourriez-vous m’indiquer la direction de Lampden Road ?

— Lampden Road ? Vous y êtes.

— Oh ! merci !

Polly s’éloigna rapidement, comme si elle savait où elle se rendait. La femme la surveillait, son livre de prières plaqué sur sa poitrine.

J’espère qu’elle n’a pas eu l’occasion de lire une de ces affiches : « Dénoncez tout individu au comportement suspect. »

La femme avait dit vrai. C’était bien Lampden Road. La nuit dernière, Polly avait noté sa courbe particulière. L’église devait être plus près du site qu’elle ne l’avait pensé. Elle franchit une rue latérale, découvrit la pharmacie au carrefour suivant et, au-delà, le salon de thé, malheureusement fermé. Plus haut, elle reconnut le bureau de tabac qu’elle avait trouvé la nuit précédente, ainsi que le magasin de fruits et légumes, flanqué de ses paniers de choux et de son inscription : « T. Tubbins, fruits et légumes ».

Il lui avait semblé venir de bien plus loin, dans les ténèbres, mais le point de saut se cachait donc à quelques mètres, dans l’allée suivante. Le garde qui l’avait conduite au refuge avait emprunté un itinéraire indirect. Elle se dirigea vers l’allée. Allait-elle traverser tout de suite afin de donner son adresse au labo et d’informer Badri sur le décalage temporel ? Il lui avait bien spécifié d’en noter précisément l’ampleur. Elle se demandait s’il s’était attendu à ce qu’il se produise quelque chose de ce genre. Les débuts du Blitz avaient grouillé de points de divergence, et seul l’un d’eux pouvait provoquer quatre jours et demi de décalage. C’était pour cette raison qu’elle avait choisi d’arriver le 10 plutôt que le 7 septembre.

Cependant, si elle faisait son rapport tout de suite, elle devrait y retourner après son embauche, et elle ne voulait pas fournir à M. Dunworthy une nouvelle occasion d’annuler sa mission.

J’irai demain, dès qu’on m’aura engagée.

Elle vérifia l’allée afin de s’assurer que c’était la bonne. Pas de doute : on en voyait les barriques et l’Union Jack accompagné de sa légende « Londres tiendrat ! » dessinée à la craie sur le mur. Elle revint ensuite vers Lampden Road, en quête d’un restaurant ouvert, mais il n’y avait rien plus au nord, que des maisons. Elle fit demi-tour, passa de nouveau devant l’église Saint-George et le tournant de la rue, mais il n’y avait rien non plus de ce côté, à l’exception d’une confiserie fermée, d’un tailleur, et d’un poste de l’ARP avec ses sacs de sable entassés de part et d’autre de la porte.

J’aurais dû offrir de payer un supplément pour que ma pension commence aujourd’hui !

Elle gagna la station de Notting Hill Gate dans l’espoir que les cantines de l’abri souterrain seraient déjà opérationnelles et ouvertes, mais la seule nourriture visible dans tout le terminal se bornait au petit pain aux raisins qu’un jeune garçon dégustait sur le quai de la Central Line.

Il y aura forcément une cantine ouverte à Oxford Circus, la station est beaucoup plus grande.

Mais il n’y en avait pas, et Oxford Street était déserte. Polly descendit la longue artère commerçante, détaillant les boutiques fermées et les grands magasins : Peter Robinson, Townsend Brothers, l’énorme Selfridges. Ils évoquaient des palaces plutôt que des magasins, avec leurs façades imposantes et leurs piliers de pierre grise.

Et ils semblaient indestructibles. À part les petites cartes imprimées qui notifiaient dans plusieurs des vitrines : « Abri confortable et sûr à l’intérieur », et les marques de peinture jaune-vert de détection des gaz sur les colonnes rouges des boîtes aux lettres, rien n’indiquait la guerre en cours. La devanture de Bourne and Hollingsworth affichait : « Chapeaux de femme, dernière collection de l’automne », celle de Mary Marsh : « Robes de soirée dernier cri », et l’agence Thomas Cook se présentait encore comme : « Le point de départ de tous vos voyages ».

Pour quelle destination ? se demanda Polly. Pas pour Paris, d’évidence. Hitler venait de l’occuper, comme tout le reste de l’Europe.

John Lewis and Company annonçait des soldes sur les manteaux de fourrure. Pas pour longtemps, se dit Polly, qui s’était arrêtée devant le gigantesque immeuble carré, et qui essayait d’en mémoriser l’architecture ainsi que ce qui en remplissait les grandes vitrines. Mercredi matin, il n’en subsisterait qu’une ruine carbonisée.

Elle le dépassa et se dirigea vers Marble Arch. Elle notait les horaires d’ouverture des magasins et traquait la petite annonce espérée : « Recherchons vendeur(se) », mais elle n’en découvrit qu’une, chez Padgett’s, qui se trouvait sur la liste interdite par M. Dunworthy, bien que le bâtiment n’ait pas été touché avant le 25 octobre, trois jours après la fin de sa mission.

Elle cherchait aussi un lieu où elle pourrait se nourrir, mais tous les restaurants qu’elle croisait se révélaient fermés le dimanche, et elle ne rencontrait personne pour la renseigner. Elle aperçut enfin deux adolescents devant Parson’s mais, quand elle s’approcha d’eux, elle les vit penchés sur une carte, ce qui montrait qu’ils n’étaient pas non plus familiers de cet environnement.

— Nous pourrions nous rendre à la tour de Londres, disait la fille en désignant la carte, et observer les corbeaux.

Le garçon, qui ne devait pas être plus âgé que Colin, secoua la tête.

— C’est de nouveau une prison, comme dans le temps, sauf que maintenant on y met des espions allemands au lieu de membres de la famille royale.

— Vont-ils leur couper le cou ? Comme à Anne Boleyn ?

— Non, aujourd’hui, ils les pendent.

— Oh ! s’exclama-t-elle, déçue. J’avais tellement envie de les voir !

Les corbeaux, ou les décapités ? se demanda Polly.

— Ils portent chance, tu sais, expliqua la fille. Tant que les corbeaux seront dans la tour, l’Angleterre ne sera jamais vaincue.

Voilà pourquoi, quand ils seront tous tués par une explosion le mois prochain, le gouvernement fera disparaître les cadavres dans le plus grand secret et leur substituera des bêtes vivantes.

— C’est tellement injuste ! bouda l’adolescente. Et pendant notre lune de miel !

Lune de miel ? Polly se réjouit que Colin ne puisse entendre ces paroles. Cela lui aurait donné des idées.

Le garçon consulta longuement la carte avant de proposer :

— On pourrait aller à l’abbaye de Westminster.

Ils sont ici en touristes, comprit Polly, stupéfaite. En plein milieu du Blitz.

— Ou alors au musée de cire de Mme Tussaud, continuait le garçon, voir Anne Boleyn et les autres femmes de Henry VIII.

Non, vous ne pourrez pas. Le musée de Mme Tussaud a été bombardé le 11 septembre, se dit Polly, puis : Moi aussi, je devrais visiter Londres.

Elle ne pourrait pas chercher d’emploi avant le lendemain, ni observer la vie dans les abris avant la nuit. Et, quand elle aurait commencé à travailler, elle n’aurait quasiment plus le temps de se promener dans la ville. Il ne se présenterait peut-être pas de nouvelle occasion.

Et qui sait si elle ne découvrirait pas un restaurant ouvert près de l’abbaye de Westminster ou du palais de Buckingham ? J’irai voir l’aile nord du palais, là où la bombe a failli tuer le roi et la reine, pensait-elle en marchant vers la station de métro. Ou bien elle visiterait un lieu qui ne survivrait pas au Blitz, comme le Guildhall, ou l’une des églises de Christopher Wren qui seraient détruites le 29 décembre.

Et si j’allais voir Saint-Paul ? se dit-elle soudain. M. Dunworthy adorait la cathédrale. Il en parlait à tout moment. Elle lui raconterait qu’elle l’avait explorée et qu’elle avait repéré toutes ces choses qui l’enthousiasmaient et qu’elle les avait trouvé magnifiques : la tombe de Nelson, la galerie des Murmures, le tableau de Holman Hunt, La Lumière du monde. Peut-être alors réussirait-elle à le persuader de la laisser séjourner à Londres une semaine de plus. Ou au moins à l’empêcher d’annuler sa mission.

Ah ! pas si vite… M. Dunworthy avait prévenu Polly qu’une bombe non explosée était restée enterrée sous Saint-Paul en septembre. Voyons, c’était dans la matinée du 12, mardi dernier. Il avait ajouté que trois jours avaient été nécessaires pour l’en extraire. On l’avait donc enlevée le 14… hier.

La cathédrale serait ouverte.

Polly se dirigea vers la Central Line, puis changea d’avis et emprunta la Bakerloo Line jusqu’à Piccadilly Circus. Elle prendrait un bus, cela lui permettrait de découvrir Londres sur le trajet. Et il y aurait peut-être un restaurant à l’arrivée ?

Piccadilly Circus attirait plus de monde qu’Oxford Street : des soldats, de vieux crieurs de journaux à côté d’hommes-sandwichs dont les panneaux publicitaires proclamaient : « Dernières nouvelles de la guerre »… mais là non plus, rien d’ouvert. Au centre du carrefour, des planches condamnaient la statue d’Éros. L’horloge Guinness et les publicités géantes de Bovril et du chewing-gum Wrigley étaient encore là, bien que délestées de leur glorieux éclairage électrique. On avait enlevé leurs ampoules dès le début du black-out.

Polly descendit un bout de Haymarket, à la recherche d’un café ouvert, puis revint vers le carrefour où elle trouva un bus pour Saint-Paul. Montée à bord, elle emprunta le petit escalier en colimaçon qui menait à l’étage supérieur afin de profiter de la vue. Personne d’autre ne s’y était installé, et elle comprit pourquoi dès que le bus démarra : le froid était polaire. Elle sortit ses gants de ses poches et serra son manteau contre elle, se demandant si elle n’allait pas regagner le niveau inférieur. Cependant, droit devant elle, apparaissait Trafalgar Square. Elle décida de rester.

La vaste place était presque vide, ses fontaines arrêtées. Dans cinq ans, elle serait pleine à craquer de foules enthousiastes célébrant la fin de la guerre, mais aujourd’hui même les pigeons l’avaient abandonnée.

Un bandeau proclamant : « Achetez des obligations de guerre » drapait le socle du monument à la gloire de Nelson, et quelqu’un avait planté un Union Jack entre les oreilles de l’un des lions de bronze. Polly examina ses pattes, pour voir si elles avaient déjà souffert des éclats d’obus, mais ce n’était pas encore le cas. Ensuite, elle se dévissa le cou pour regarder Nelson, tout en haut de son pilier, son tricorne sur la tête.

Après l’invasion, Hitler avait prévu d’emporter le mémorial, lions y compris, pour l’installer devant le Reichstag. Son programme secret, où tout avait été consigné, montrait qu’il avait aussi planifié de se faire couronner empereur d’Europe dans l’abbaye de Westminster, et d’éliminer de façon systématique toute personne qui le gênerait, ce qui incluait la totalité de l’élite intellectuelle. Et, bien sûr, les Juifs. Virginia Woolf figurait sur la liste de liquidation. Tout comme Laurence Olivier, C.P. Snow et T.S. Eliot. Et Hitler était arrivé incroyablement près de la réalisation de son projet.

Le bus passa devant la National Gallery et entra dans le Strand, une très large avenue. Les signes de la guerre se multipliaient, de ce côté : sacs de sable, panneaux indicateurs des refuges, et une grosse citerne d’eau devant le Savoy, à destination des pompiers. Polly ne remarquait aucun dégât. Cela changera ce soir. Le lendemain, à cette heure-ci, presque toutes les vitrines des magasins qu’ils croisaient auraient volé en éclats, et un énorme cratère se serait formé à l’emplacement même que le bus venait de quitter. Elle avait eu raison de visiter les lieux aujourd’hui.

Le bus tourna dans Fleet Street. Et droit devant, l’espace d’un instant, elle aperçut Saint-Paul. M. Dunworthy lui avait expliqué comment son dôme couleur d’étain s’érigeait au sommet de Ludgate Hill, au-dessus de la ville, mais elle ne pouvait en saisir que des aperçus intermittents entre les bureaux des quotidiens qui s’alignaient sur Fleet Street, ou par-dessus leurs toits. Dans quelques semaines, ils seraient tous si durement frappés qu’un seul journal réussirait à publier son édition du matin. Polly sourit en se remémorant sa une : « Bombe ! Plombée en tombant sur Fleet Street ».

L’église Saint-Bride se profila, fugitive, au fond d’une rue à droite, et Polly eut un aperçu de son clocher aux allures de gâteau de mariage, avec ses étages ornementés et ses fenêtres cintrées. Le 29 décembre, des flammes illumineraient ces arches, comme la plupart des immeubles qu’elles dépassaient. Toute cette partie de la ville ancienne de Londres, le Guildhall, et huit églises de Wren avaient brûlé cette nuit-là dans ce que l’Histoire appellerait le Second Grand Incendie de Londres.

Mais pas Saint-Paul. Même si les journalistes en poste avaient pensé la cathédrale perdue. Le reporter américain Edward R. Murrow avait commencé ainsi son émission de radio : « Ce soir, au moment même où je vous parle, Saint-Paul se consume. » Pourtant la cathédrale avait résisté. Et survécu au Blitz, et à la guerre.

Hélas ! pas au xxie siècle. Pas aux années de terrorisme.

Un terroriste affligé d’un complexe du martyre et pourvu d’une unique bombe de précision avait anéanti tout ce qui défilait autour de Polly. Elle leva les yeux vers le dôme, qui surgissait devant elle.

On y arrive, estimait-elle quand, quelques instants plus tard, le bus s’éloigna brusquement de sa destination en tournant à droite. Des barrières bloquaient la voie devant, et des panneaux signalaient : « Accès interdit ».

Il devait y avoir des dégâts dus au bombardement à proximité. Le bus parcourut deux rues et bifurqua de nouveau vers l’est, mais ce chemin se révéla tout aussi bloqué. Une corde avec une note manuscrite indiquait : « Danger » et, quand le bus s’arrêta, un policier au casque noir s’avança pour discuter avec le chauffeur, après quoi le véhicule se gara le long du trottoir, et les passagers commencèrent à descendre. Était-ce un raid ? Elle n’avait rien entendu, mais Colin l’avait avertie : le ronflement du moteur noyait le bruit des sirènes. Et tout le monde semblait quitter le bus. Polly se précipita dans l’escalier en colimaçon.

— Est-ce un raid ? demanda-t-elle au chauffeur.

Il secoua la tête et le policier répondit :

— Une bombe non explosée. Tout ce quartier est interdit d’accès. Où alliez-vous, mademoiselle ?

— À Saint-Paul.

— Impossible. C’est là que se trouve l’UXB. Il est tombé sur la route à côté de la tour de l’horloge, et il s’est enfoncé dans les fondations. Il est sous la cathédrale.

Non, il n’y est pas. On l’a déjà enlevé de là.

Difficile pour Polly d’avancer cela.

— Vous devrez revenir une autre fois, mademoiselle, dit le policier.

Et le chauffeur ajouta :

— Ce bus peut vous ramener à Piccadilly Circus. Vous pouvez aussi prendre le métro à la station Blackfriars. Elle est juste en bas, vous voyez ?

Il désignait le pied de la colline, où elle aperçut la bouche de métro.

— Merci, c’est ce que je vais faire, annonça Polly.

Elle marcha jusqu’au premier croisement dans la direction qu’il avait indiquée, puis jeta un coup d’œil en arrière pour vérifier si le policier et le chauffeur la surveillaient. Ce n’était pas le cas. Elle s’esquiva dans la rue transversale, se hâta d’avancer jusqu’au carrefour suivant et remonta la colline, en quête d’un chemin qui lui permettrait de passer les barrières. Elle ne s’inquiétait pas d’être repérée, excepté par des policiers. On ne trouvait que des bureaux et des entrepôts dans ce quartier. Ce serait désert un dimanche. C’était pour cette raison que l’incendie du 29 décembre avait échappé à tout contrôle. Il s’était produit un dimanche, personne n’était sur place pour étouffer les bombes incendiaires.

Un policier veillait au bout de la rue, aussi coupa-t-elle jusqu’à la suivante, qui aboutissait à un labyrinthe d’étroites allées. Il était facile de comprendre pourquoi tout avait brûlé. Les entrepôts se touchaient presque. Les flammes avaient allégrement sauté d’un bâtiment à l’autre, d’une rue à l’autre. Polly ne distinguait ni le dôme de la cathédrale, ni les tours de l’ouest, mais l’allée qu’elle avait prise montait. À travers la peinture blanche qui masquait le bord du trottoir, elle put déchiffrer : « Amen Corner ». Elle approchait du but.

Ça y était ! Elle avait atteint Paternoster Row. Elle parcourut la rue en longeant les immeubles, de façon à se réfugier dans l’embrasure d’une porte si nécessaire… et voilà ! la façade de Saint-Paul surgissait devant elle, avec sa volée de marches et son immense portique à colonnes.

Cependant, le nombre de jours requis par l’enlèvement de l’UXB ne correspondait pas à celui que lui avait indiqué M. Dunworthy : un camion et deux autopompes stationnaient dans la cour et, juste à l’extrémité des marches, des monceaux d’argile jaune hérissés de pelles, de treuils, de pioches et de planches entouraient un énorme trou. Deux hommes en combinaison maculée de glaise y déroulaient des cordes, deux autres se tenaient prêts avec des lances à incendie, d’autres encore, dont certains portaient des cols romains, observaient la scène avec une attention anxieuse. À l’évidence, la bombe gisait toujours en bas et, si l’on en croyait les expressions des membres de l’équipe de déminage, elle était susceptible d’exploser d’un instant à l’autre.

Mais elle n’avait pas explosé. Ils étaient arrivés à l’extraire et à l’emporter à Hackney Marshes pour la faire détoner. Visiter ces lieux et entrer dans la cathédrale ne représentait aucun danger, qu’ils aient sorti la bombe ou non. À condition que Polly parvienne à les dépasser sans qu’ils la voient…

Elle examina les portes de la cathédrale en haut des larges marches. Elles paraissaient trop lourdes pour que Polly puisse les ouvrir en vitesse – et en silence ! – même si elles n’étaient pas verrouillées.

Une voix d’homme cria :

— Impossible. Où est ce satané… ?

Un bruit sourd, caverneux, pétrifiant l’interrompit.

Oh ! mon Dieu ! ils l’ont lâchée ! M. Dunworthy s’est trompé sur le temps qu’ils mettraient à la sortir. Et s’il s’était trompé aussi sur le fait que la bombe n’a pas explosé ?

Allons, si la bombe avait explosé, la cathédrale se serait effondrée. Il n’y aurait pas eu d’efforts acharnés pour la sauver la nuit du 29 décembre, pas de photo réconfortante pour la montrer tel un défi bravant les flammes et la fumée, symbole d’une Angleterre invaincue, déterminée à résister. Et le Blitz, tout comme la guerre, aurait suivi un cours très différent.

Ces pensées avaient traversé l’esprit de Polly en une fraction de seconde, pendant qu’elle étudiait le trou et comprenait que le bruit sourd n’en était pas provenu. Les sapeurs-pompiers continuaient à faire coulisser leurs cordes centimètre par centimètre, les autres à regarder. Elle se retourna vers le porche. Un homme casqué, en longue soutane noire, apparut derrière l’un des piliers et accourut. Il apportait un levier.

Il y a une porte distincte, là, derrière cette colonne. C’est son ouverture que j’ai entendue.

Dès que le religieux atteignit l’extrémité du parvis et commença à en descendre les marches latérales, Polly s’éloigna à pas de loup de l’embrasure qui l’avait abritée, non sans garder un œil vigilant sur le groupe autour du trou. Personne ne leva la tête, pas même quand l’ecclésiastique tendit le levier à l’un des pompiers.

Oui, il y avait une porte, plus petite que les portails principaux, et manifestement non verrouillée, mais Polly risquait encore de rencontrer quelqu’un à l’intérieur et, si elle se faisait prendre, que dirait-elle ? Qu’elle n’avait pas vu les barrières, ni les autopompes, ni les pompiers ? Si on l’arrêtait…

Pourtant, elle se trouvait si près du but ! Elle entreprit prudemment de traverser l’esplanade.

— Stop ! cria quelqu’un.

Polly se figea, mais ils ne la regardaient pas. Ils examinaient le fond du trou. Les hommes avaient cessé de dérouler les cordes, et un pompier avait mis un genou à terre. Les mains en coupe autour de sa bouche, il criait à ses collègues en bas :

— Essayez plus à gauche !

Elle est coincée, se dit Polly, qui courut à travers l’esplanade, les marches et le parvis et tira d’un coup sec sur le battant. Il était si lourd qu’elle le crut un instant verrouillé, en définitive, puis il céda, lui livrant le passage, et elle referma sans bruit derrière elle.

Elle se trouvait dans un vestibule étroit, obscur. Elle resta immobile un moment, à l’écoute ; elle n’entendait rien, que le silence propre aux vastes bâtisses. Elle quitta le vestibule sur la pointe des pieds, sortit dans la travée latérale et s’avança pour regarder la nef. Il y avait un guichet d’entrée en bois, mais personne n’assurait le service, et la travée nord était déserte.

Polly pénétra dans la nef. Elle en eut le souffle coupé.

M. Dunworthy avait vanté la singularité de Saint-Paul, et elle avait vu des vids et des photos, mais rien qui donne une idée de la beauté de ce qu’elle découvrait. Ou de l’immensité. Elle avait imaginé une église gothique aux ailes étroites, mais les lieux étaient spacieux et aérés. La nef s’étendait en une série d’arches rondes supportées par de massifs piliers rectangulaires et, telles des visions, le dôme, le chœur, l’abside, l’autel se révélaient dans la riche lumière dorée qui les baignait et qui rayonnait des plafonds courbes et dorés, des balustrades dorées des galeries, des mosaïques dorées, de la pierre elle-même pailletée d’or, tout concourant à changer l’air lui-même en un flux doré.

— C’est magnifique, murmura Polly, qui ressentait pour la première fois le sens profond de la destruction de ce lieu.

Comment a-t-il pu ? Même s’il venait en terroriste ?

Il était entré dans la cathédrale un matin de septembre, en 2015, et il avait tué un demi-million de personnes.

Et il a détruit ça.

Mais il n’était venu détruire la cathédrale que parce que la bombe enterrée aujourd’hui, en ce moment même, n’avait pas explosé, et parce qu’Hitler et son aviation avaient échoué à faire sauter l’édifice ou à le réduire en cendres.

Ce n’est pas faute d’avoir essayé, pensait Polly tandis qu’elle remontait la nef, et que l’écho de ses pas se réverbérait dans le vaste espace ouvert. Ils ont lâché des centaines de bombes incendiaires sur ses toits, pour ne rien dire des V1 et des V2 qu’Hitler lui destinerait en 1944 et 1945.

Saint-Paul les attendait de pied ferme. Des cuves d’eau s’adossaient à chaque pilier, des pioches et des seaux de sable s’alignaient le long des murs à intervalles réguliers, à côté de rouleaux de cordes. La nuit du 29 décembre, quand des dizaines d’engins incendiaires tomberaient sur les toits et que les conduites d’eau céderaient, ces instruments – et les volontaires qui s’en serviraient – resteraient les seuls obstacles entre la cathédrale et sa destruction.

Polly entendit au loin une porte se fermer et se glissa derrière l’un des piliers rectangulaires de l’aile sud, mais aucun autre bruit ne suivit. Par précaution, elle patienta une minute avant de quitter son abri. Si elle voulait voir toutes les merveilles dont M. Dunworthy lui avait parlé, elle ferait mieux de se hâter. On pouvait la jeter dehors à tout instant.

Elle n’avait pas localisé la galerie des Murmures ni la tombe de Nelson. La tombe devait être en bas, dans la crypte, mais elle ignorait comment y accéder. M. Dunworthy avait dit que La Lumière du monde était la première chose qu’il avait découverte à Saint-Paul, lors de sa première visite. Le tableau était sans doute accroché non loin, dans l’une des ailes latérales. S’il se trouvait encore là. Sur les murs, des carrés pâles indiquaient l’emplacement de toiles qu’on avait enlevées.

Non. Il était là, dans une baie à mi-chemin de la travée sud, et il ressemblait avec une fidélité parfaite à la description qu’en avait faite M. Dunworthy. Vêtu d’une robe blanche et couronné d’épines, le Christ se tenait au milieu d’une forêt que baignait un crépuscule d’un bleu profond. Il portait une lanterne et attendait devant une porte en bois, impatient, la main levée pour y frapper.

C’est M. Dunworthy ! Il veut savoir pourquoi je ne suis pas encore venue au rapport. Pas étonnant qu’il aime tant ce tableau.

Polly n’était pas très impressionnée. La peinture était plus petite qu’elle ne l’avait imaginé, très démodée, et à deuxième examen le Christ lui semblait moins impatient que dubitatif, comme s’il ne croyait pas que l’on répondrait à son appel. Ce qui risquait fort d’être le cas, si l’on en jugeait par l’état de l’huis. De toute évidence, on ne l’avait pas ouvert depuis des années. Du lierre s’y était entortillé, et des herbes folles en obstruaient le seuil.

— Je laisserais tomber, à ta place, murmura Polly.

— Je vous demande pardon, mademoiselle ? fit une voix à son côté.

Elle sursauta. L’importun était un homme âgé en costume noir et gilet.

— Je ne voulais pas vous effrayer, continua-t-il, mais je vous ai vue regarder la peinture et… on ne m’avait pas informé que l’église était de nouveau ouverte au public.

Elle fut tentée de répondre par l’affirmative, que l’équipe de démineurs ou l’homme en soutane lui avaient donné la permission d’entrer, mais s’il s’avisait de contrôler…

— Oh ! elle était fermée auparavant ?

— Ma foi oui ! Depuis jeudi. Un engin non explosé sous la façade ouest. Ils viennent juste de l’extirper. Il s’en est fallu de peu pendant un bon moment. La conduite de gaz a pris feu et brûlait droit vers la bombe. Si le feu l’avait atteinte, nous aurions tous sauté, et Saint-Paul avec nous. Je n’ai jamais été aussi heureux de ma vie qu’au moment où j’ai vu ce monstre quitter les lieux. Cela dit, je suis surpris que le doyen Matthews ait décidé de rouvrir l’église. J’avais compris qu’elle resterait fermée jusqu’à ce qu’ils aient vérifié la conduite de gaz. Qui… ?

— Je suis si contente qu’ils aient décidé de rouvrir, l’interrompit Polly en hâte. L’un de mes amis m’a dit que je devais voir Saint-Paul quand j’arriverais à Londres, spécialement La Lumière du monde. C’est magnifique.

— Hélas ! ce n’est qu’une copie. Nous avons envoyé l’original au pays de Galles avec les autres trésors de la cathédrale, mais nous avons jugé que Saint-Paul ne serait pas Saint-Paul sans ce tableau. Il est resté pendu ici pendant toute la dernière guerre, et nous pensions vital qu’il y soit pendant celle-ci, particulièrement à cause du black-out et des lumières qui s’éteignent en Europe pendant qu’Hitler imprime son affreuse griffe de ténèbres partout sur le monde. Ce tableau nous rappelle qu’une lumière, au moins, ne s’éteindra jamais.

Il regarda la peinture d’un œil critique.

— Je crains que ce ne soit pas une très bonne copie. Elle est plus petite que l’original, et les couleurs ne sont pas aussi éclatantes. Cependant, c’est mieux que rien. Voyez comment la lumière semble faiblir, et comment l’artiste a réussi à peindre tant d’émotions à la fois sur le visage du Christ : la patience, et la peine, et l’espérance.

Et la résignation, ajouta Polly.

— La porte ouvre sur quoi ? demanda-t-elle. La peinture ne permet pas de le deviner.

Il lui sourit, radieux, comme à une élève brillante.

— Exactement. Et vous remarquerez qu’elle n’a pas de loquet. Elle ne peut s’ouvrir que de l’intérieur. Comme la porte du cœur. C’est ce qui est si merveilleux avec ce tableau. On y trouve quelque chose de différent chaque fois qu’on le regarde. Nous aimons l’appeler notre « sermon à l’intérieur du cadre », quoique le cadre ait été lui aussi emporté au pays de Galles. Une belle œuvre en bois doré, où est gravée l’Écriture sainte que l’œuvre illustre.

— « Voici, je me tiens à la porte, et je frappe[10] », cita Polly.

Il approuva, encore plus radieux.

— « Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je dînerai avec lui, et lui avec moi.[11] » La tombe de l’artiste est dans la crypte. Avec celle de lord Nelson.

— J’aimerais beaucoup la voir.

— Désolé, la crypte est interdite aux visiteurs, mais je peux vous montrer le reste de l’église, si vous avez le temps.

Et si le doyen Matthews n’arrive pas pour annoncer que l’église est toujours fermée et demander ce que je fiche ici.

— Je serais ravie de la visiter, si cela ne vous dérange pas, monsieur… ?

— Humphreys. Cela ne me dérange pas du tout. En tant que bedeau, je m’occupe souvent des visites.

Il l’accompagna le long de la travée jusqu’aux portes principales où, elle le supposa, il commençait le tour.

— Voici la grande porte de l’ouest. Nous ne l’ouvrons que lors des grandes cérémonies. Pour les autres jours, nous utilisons les portes plus petites qui flanquent chaque côté.

Polly aperçut l’autre ouverture de la travée sud, jumelle de celle qu’elle avait empruntée pour entrer.

— Les pilastres sont en pierre de Portland, continuait-il, tapotant l’un des piliers rectangulaires. Le sol sur lequel nous marchons…

Est aussi l’emplacement de la future dalle commémorative, le mémorial dédié à la mémoire des veilleurs du feu de Saint-Paul, ces volontaires « qui par la grâce de Dieu ont sauvé cette église ». Et le seul élément rescapé après la bombe de précision.

— … est un damier noir et blanc en marbre de Carrare. D’ici, on peut apprécier toute la longueur de la cathédrale. Elle est dessinée en forme de croix.

Il marcha vers la travée sud jusqu’à une cloison temporaire en bois qui couvrait ce côté du vestibule.

— À votre droite, enchaîna-t-il, voici l’escalier géométrique dessiné par Christopher Wren. Comme vous pouvez le remarquer, il est condamné en ce moment, mais la décision finale à son sujet n’est pas prise.

— Une décision ?

— Voyez-vous, cet escalier offre notre meilleur accès aux toits de ce côté-ci de l’église. Hélas ! il est extrêmement fragile. Et irremplaçable. Si un engin incendiaire tombait sur le toit de la bibliothèque ou sur l’une des tours… Prendre un parti n’est pas facile.

Il marcha le long de la travée jusqu’à une grille en fer.

— Voilà la chapelle de l’ordre de Saint-Michael et Saint-George, avec ses stalles de prière en bois. Les bannières qui pendent d’ordinaire au-dessus ont toutes été enlevées par précaution.

Les chérubins du XVIIe siècle avaient été eux aussi déplacés, ainsi que les chandeliers de la nef, et la plupart des monuments de la travée sud.

— Certaines pièces étaient trop difficiles à déplacer, alors nous les avons juste protégées avec des sacs de sable, ajouta M. Humphreys qui la faisait passer devant un escalier fermé par une corde et un écriteau. « Vers la galerie des Murmures. Fermé aux visiteurs. »

Dommage, soupira Polly pendant que le bedeau l’emmenait vers le large espace central ouvert sous le dôme, d’où partait un autre escalier barré par une chaîne.

— Voilà le transept. Il dessine la croix de la cathédrale.

Il la conduisit vers le monument dédié à Nelson, ou plutôt vers les piles de sacs de sable qui le protégeaient, puis vers d’autres piles de sacs de sable qui cachaient les statues du capitaine Robert Scott, de l’amiral Richard Howe et de l’artiste J.M.W. Turner.

— Le transept sud est surtout remarquable pour son encadrement en chêne sculpté par Grinling Gibbons, qui a malheureusement…

— … été démonté et transporté pour être mis à l’abri, murmura Polly.

Elle le suivit dans le chœur et l’abside, où il désigna l’orgue – démonté par précaution –, la statue emmaillotée de John Donne – au milieu d’un amoncellement de sacs de sable dans la crypte –, le maître-autel, et les vitraux.

— Pour l’instant, nous avons eu beaucoup de chance, dit M. Humphreys en les pointant du doigt. Ils sont trop grands pour que nous les bardions de bois, mais nous n’avons encore perdu aucun des vitraux.

Ça ne durera pas.

D’ici à la fin de la guerre, ils seraient tous brisés en mille morceaux. Le dernier avait été détruit par un V2 qui s’était écrasé à proximité.

M. Humphreys la conduisit de l’autre côté du chœur et lui montra les seaux d’eau et les pompes à main alignées contre le mur.

— Notre pire souci, c’est le feu. La structure sous-jacente est en bois. Si l’un des toits prenait feu, le plomb coulerait dans les fissures entre les pierres, et elles exploseraient comme cela s’est passé la première fois que la cathédrale a brûlé. Elle a été complètement anéantie lors du Grand Incendie de Londres, quand ce quartier de la ville est parti en fumée.

Cela se répétera dans trois mois, réfléchit Polly. Elle se demandait si M. Humphreys était l’un des veilleurs du feu. Il paraissait trop âgé mais, encore une fois, le Blitz avait été une guerre de vieillards, de vendeuses et de femmes d’âge mûr.

— Nous ne laisserons pas cette tragédie se reproduire, dit-il, répondant à son interrogation. Nous avons formé une équipe de volontaires pour contrôler les bombes incendiaires sur les toits. Je suis de garde ce soir.

— Alors il ne faut pas que je vous retienne. Je devrais y aller.

— Non, non ! Pas avant que je vous aie montré mon monument favori !

Et M. Humphreys la tira vers le transept nord. Il lui fit admirer les colonnes corinthiennes et les portes en chêne du porche, puis s’exclama, désignant fièrement une nouvelle pile de sacs de sable :

— Et voilà l’édifice à la mémoire du capitaine Robert Faulknor. Son navire était gravement endommagé. Il avait perdu la plus grande partie de son gréement et ne pouvait plus riposter avec ses canons. Le vaisseau La Pique fonçait sur lui par le travers. Le vaillant capitaine s’empara de son beaupré, lia les deux bâtiments ensemble et se servit des canons du La Pique pour tirer sur les autres navires français. Son intervention courageuse permit la victoire. Malheureusement, il n’apprit jamais quelle action d’éclat il avait accomplie. Il fut tué d’une balle en plein cœur juste après avoir attaché les deux vaisseaux. (M. Humphreys secoua la tête d’un air triste.) Un véritable héros.

Il faudra que je parle de ce personnage à Michael Davies, se promit Polly. Elle se demandait où se trouvait le garçon en ce moment. Il devait partir immédiatement après elle, ce qui voulait dire qu’il était à Douvres, et qu’il observait les forces mobilisées pour l’évacuation. Mais ici, à cette époque, cela s’était déjà réalisé trois mois auparavant, et sa mission suivante, Pearl Harbor, qu’il rejoindrait dès qu’il reviendrait de Douvres, ne se produirait que dans plus d’un an.

— C’est tellement dommage que vous ne puissiez voir le monument ! Attendez, j’ai une idée.

Et il ramena Polly dans la nef. La cathédrale avait perdu son lustre doré, elle paraissait grise et froide. Les travées latérales plongeaient dans l’ombre. Polly jeta un coup d’œil furtif à sa montre. Plus de 16 heures. Elle n’avait pas imaginé qu’il puisse être si tard. M. Humphreys l’emmenait vers le guichet des entrées. On y trouvait des brochures, des reproductions en couleur de La Lumière du monde, en vente pour six pence pièce, une boîte destinée à recevoir les dons pour la « Fondation des dragueurs de mines », et un présentoir en bois rempli de cartes postales.

— Je crois que nous avons une photographie de ce chef-d’œuvre, annonça le bedeau.

Il fouillait dans les cartes postales de la galerie des Murmures, de l’orgue, et d’une monstruosité victorienne à trois étages qui devait être le monument à Wellington.

— Zut ! on dirait que nous n’en avons plus. Quel dommage ! Vous devrez revenir le voir quand la guerre sera terminée.

La porte latérale claqua, et un jeune homme aux traits anguleux entra. Il portait une salopette bleu foncé et tenait un casque et un masque à gaz.

— Alors ils l’ont eue, cette bombe, monsieur Humphreys, n’est-ce pas ? demanda-t-il au bedeau.

Lequel acquiesça.

— Vous êtes en avance, Langby. Votre tour de garde ne commence qu’à 18 h 30.

— Je veux vérifier la pompe sur le toit du chœur. Elle nous donne du fil à retordre. Auriez-vous la clé de la sacristie ?

— Oui. Un instant, j’arrive.

— Je vous détourne de vos responsabilités, dit Polly. Merci de m’avoir montré la cathédrale.

— Ah ! mais ne partez pas tout de suite. Il y a une dernière chose que vous devez admirer, assura-t-il en l’entraînant vers la travée sud.

Une autre pile de sacs de sable, sans aucun doute !

Mais ce n’en était pas une. Il l’avait amenée devant La Lumière du monde, qui était désormais à peine visible dans la pénombre.

M. Humphreys déclara, avec révérence :

— Maintenant qu’il fait presque nuit, voyez-vous comment la lanterne semble briller ?

C’était vrai. Une lueur d’un orangé chaud et doré en irradiait. Elle baignait la robe du Christ, la porte et les herbes folles qui avaient poussé tout autour.

— Savez-vous ce que le doyen Matthews a dit quand il a vu cette lumière ? « Il n’a pas intérêt à ce que le garde de l’ARP l’attrape avec cette lanterne ! » (M. Humphreys gloussa.) Quel sens de l’humour, notre doyen ! Cela nous aide beaucoup, dans des temps pareils.

La porte claqua de nouveau et un autre équipier des veilleurs du feu entra et s’avança rapidement dans la nef.

— Humphreys ! appela Langby depuis le transept.

— Je crains de devoir vous quitter, regretta le bedeau. Si vous souhaitez rester pour en profiter un peu plus longtemps…

— Non, il faut que je rentre chez moi.

Il approuva.

— Il vaut mieux ne pas se trouver dehors après la tombée de la nuit quand on peut l’éviter, dit-il avant de se hâter de rejoindre Langby.

Il avait raison. Kensington était loin, et elle devrait dénicher quelque chose d’ouvert où se restaurer avant de rentrer. Impossible de passer une nouvelle nuit sans manger. Et les raids commenceraient à 18 h 54, ce soir. Il fallait partir. Pourtant elle s’attarda quelques minutes de plus, à contempler la peinture. Le visage du Christ, dans la lumière déclinante, ne paraissait plus ennuyé, mais effrayé, et les bois qui l’entouraient n’étaient plus seulement sombres, mais menaçants.

Ne pas se trouver dehors après la tombée de la nuit quand on peut l’éviter, songea Polly, qui regardait d’un air pensif la porte close.

Je me demande si c’est la porte d’un abri antiaérien.

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