Londres, le 21 septembre 1940

Nous ne pouvons pas savoir quand ils tenteront de nous envahir. En fait, nous n’avons aucun moyen de savoir s’ils feront cette tentative.

Winston Churchill, 1940


Polly regardait fixement, derrière Marjorie, la flèche de Saint-Martin-in-the-Fields. Au-delà se trouvait la station du Strand. Et Trafalgar Square.

Tu te trompes, pensait-elle. Les choses ne rentreront pas dans l’ordre à la fin. Pas pour moi.

Une autre sirène, au sud, commença de hurler, puis une autre, leur bruit résonnant dans la rue obscure jusqu’aux marches où les deux filles étaient assises.

— C’est l’alerte, annonça Marjorie sans nécessité. Nous ne devrions pas nous attarder ici.

Quelle option me reste-t-il ? Mon point de saut est fichu, et l’équipe de récupération n’est pas venue me chercher.

— Les bombardiers seront là d’une minute à l’autre. Vous croyez que vous pouvez marcher, Polly ?

Et comme la jeune femme ne répondait pas, Marjorie ajouta :

— Dois-je aller demander de l’aide ?

Et, en conséquence, exposer tout le monde aux menaces du raid qui commencerait dans quelques minutes ? Polly mettait déjà la vie de Marjorie en danger, alors que la vendeuse tentait de l’aider par pur altruisme. Et la bombe qui avait détruit Saint-George n’était pas la dernière de celles qui s’écraseraient. Il y aurait de nouveau des mines parachutées, des HE et des éclats de shrapnel mortel cette nuit. Et la nuit prochaine. Et la suivante.

Et Marjorie, et Mlle Snelgrove, et le vieil homme qui m’a fait asseoir au bord du trottoir, à Saint-George, sont tous dans le même pétrin que moi. La seule différence, c’est qu’ils ne connaissent pas la date de leur mort.

Le moins qu’elle pouvait faire, c’était de leur éviter d’être tués quand ils essayaient de l’aider.

— Non, assura-t-elle, et elle força sa voix à paraître solide. Tout va bien. (Elle se leva.) Je peux atteindre la station du Strand. C’est dans quelle direction ?

Marjorie montra du doigt la rue ténébreuse.

— Par là. On peut couper par Trafalgar Square.

Polly faillit saisir le bras de Marjorie pour s’y rattraper. Elle dut fermer les poings et les maintenir serrés contre ses flancs pour résister à cette impulsion.

Tu peux y arriver, s’exhorta-t-elle, ordonnant à ses jambes de la porter. Tu as déjà vu tout ça, quand tu te rendais à Saint-Paul.

Mais alors, elle ignorait qu’elle était piégée ici.

Tu dois y arriver.

Cela ne ressemblera en rien aux lieux tels qu’ils étaient, cette nuit-là.

Elle n’aurait pas dû se tracasser, il faisait trop sombre pour distinguer quoi que ce soit. Les lions, les fontaines, le monument à Nelson n’étaient que des silhouettes dans les ténèbres. Cependant, Polly gardait les yeux fixés sur un point devant elle, concentrée sur l’idée d’atteindre la station de métro, de trouver un jeton dans son sac, de repérer l’escalier roulant.

La station du Strand ne ressemblait de fait en rien à ce qu’elle avait été cette nuit-là, pleine d’une foule en liesse. Semblable à toutes les stations où Polly était passée depuis son arrivée, elle était bondée de voyageurs, de réfugiés et d’enfants qui couraient.

Et elle ne présentait aucun risque. Les stations voisines de Charing Cross et de Trafalgar Square avaient été touchées les 10 et 12 octobre, mais celle du Strand avait été épargnée pendant le Blitz. Sur le quai bruyant et surpeuplé, la conversation deviendrait impossible. Polly n’aurait plus besoin de répondre aux questions de Marjorie, ni de continuer à se conduire comme si tout allait bien.

Seulement, la vendeuse ne se mit pas en quête d’une place libre où elles pourraient s’asseoir. Elle ne jeta pas même un regard aux réfugiés. Elle descendit tout droit à la Northern Line et gagna le quai du tunnel en direction du nord.

— Où allez-vous ? demanda Polly.

— Bloomsbury, dit Marjorie, qui jouait des coudes pour se frayer un chemin. C’est là que j’habite.

— Bloomsbury ?

Il y aurait des raids sur Bloomsbury ce soir. Mais l’alerte avait déjà été donnée. Le garde ne les laisserait pas sortir quand elles arriveraient à destination.

— Quelle est votre station ? interrogea Polly, priant pour que ce ne soit pas l’une de celles qui avaient été bombardées.

— Russell Square.

Les rues qui bordaient Russell Square avaient été pilonnées en septembre, et la place avait été détruite par un V1 en 1944, mais la station elle-même ne serait pas touchée avant les attaques terroristes de 2005. Elles seraient en sécurité là-bas.

Mais quand elles atteignirent la station, les grilles n’en avaient pas été tirées.

— Ah ! quelle chance, la sirène de Russell Square n’a pas encore sonné. Ils ne ferment pas les grilles avant, se réjouit Marjorie en s’engageant dans la sortie. Je suis si contente. J’avais promis à Mlle Snelgrove de vous faire à dîner, et on ne peut guère trouver mieux qu’une tasse de thé, ici.

— Oh ! mais je ne veux pas vous…

— Je vous l’ai déjà dit, vous n’abusez pas. En vérité, il est probable que vous m’avez sauvée.

— Sauvée ? Mais comment ?

— Je vous raconterai tout quand nous serons arrivées à ma pension. Venez. Je meurs de faim.

Elle attrapa le bras de Polly et elles s’enfoncèrent dans l’artère enténébrée.

Pendant qu’elles marchaient, Polly tentait de se rappeler quelles parties de Bloomsbury avaient été frappées le 21. Bedford Place avait été presque complètement détruite en septembre et octobre, de même que Guildford Street et Woburn Place. Le British Museum avait été touché trois fois en septembre mais, sauf la première fois, le 17, les dates précises ne figuraient pas sur la liste de Colin. Et un bombardier de la Luftwaffe s’était écrasé sur Gordon Square, elle ne savait pas quand non plus.

Marjorie conduisit Polly dans une série de rues tortueuses, s’arrêta devant une porte, frappa, puis utilisa sa clé.

— Ohé ! appela-t-elle en ouvrant la porte. Mme Armentrude ? (Elle écouta un moment.) Parfait, ils sont tous allés à Saint-Pancras. Elle part tôt pour bénéficier d’un bon emplacement. Nous aurons la maison pour nous seules.

— Vous n’allez pas à Saint-Pancras ?

— Non, répondit Marjorie, qui l’emmenait à l’étage par un escalier couvert de tapis. Le canon de Tavistock Square tonne toute la nuit, il est impossible de trouver le sommeil.

Cette maison n’était donc pas sise très près de Tavistock Square.

— À quel abri allez-vous ?

— Aucun.

Elles grimpèrent une autre volée de marches couverte de tapis, puis une dernière aux marches nues avant de suivre un sombre corridor.

— Je ne bouge pas d’ici, précisa Marjorie.

— Il y a un abri sur place, alors ? interrogea Polly avec espoir.

— La cave.

Marjorie ouvrit sa porte sur une chambre en tout point semblable à celle de Polly si l’on exceptait une console émaillée avec un réchaud à gaz, un fauteuil au revêtement de chintz usé sur le dos duquel était drapée une paire de bas, et une étagère où étaient juchées des conserves, des boîtes, et une miche de pain.

Apparemment, Mme Armentrude n’était pas aussi rigoureuse que Mme Rickett. Oh ! mon Dieu ! Mme Rickett était morte. Ainsi que Mlle Laburnum. Et…

— Quoique je me demande si notre cave n’est pas plus dangereuse que les bombes, ajouta Marjorie après avoir tiré le rideau de black-out sur la seule fenêtre et allumé la lampe près du lit. Il y a deux nuits, quand l’alerte a commencé, j’ai failli me rompre le cou en descendant l’escalier à la course. (Elle saisit la bouilloire.) Maintenant, asseyez-vous. Je serai de retour en un éclair.

Elle disparut dans le corridor. Polly vint à la fenêtre jeter un coup d’œil derrière le rideau. Elle espérait que les lumières des projecteurs lui permettraient de voir si Marjorie habitait à proximité du British Museum, ou de l’Académie royale d’art dramatique, qui avaient aussi été touchés cet automne, mais les projecteurs n’avaient pas encore été allumés.

Elle entendait Marjorie revenir. Elle laissa tomber le rideau et s’écarta en hâte de la fenêtre. Quand Marjorie entra avec la bouilloire, elle lui demanda :

— Est-on à Bedford Place ?

— Non.

Marjorie posa la bouilloire sur le réchaud.

Cela pourrait tout aussi bien être Guildford Street ou Woburn Place…

Mais à cet instant, Polly n’arrivait à imaginer aucune bonne raison de continuer à questionner Marjorie.

— Assieds-toi, dit la jeune femme, qui frottait une allumette pour allumer le gaz sous la bouilloire et prenait une boîte à thé et une théière sur l’étagère. Le thé sera prêt dans une minute.

Elle parlait avec désinvolture, comme si elles ne se trouvaient pas en plein milieu de Bloomsbury, dans une maison qui pouvait très bien se faire bombarder le soir même.

Et Polly ne devrait pas survivre seulement ce soir, mais demain soir, et toutes les autres nuits du Blitz : le 29 décembre et le 11 janvier, et le 10 mai. Elle sentit la panique s’emparer d’elle.

— Marjorie, dit-elle pour empêcher la peur de la submerger, à la station, vous expliquiez que m’amener ici, c’était vous sauver. De quoi ?

— De faire ce que je ne devais pas faire, répondit la jeune femme avec un sourire ironique. Ce pilote de la RAF que je connais… Attends deux secondes !

Elle éteignit la lumière, ouvrit le rideau, récupéra une bouteille de lait et un petit bout de fromage sur l’appui de la fenêtre, referma le rideau et ralluma.

— Il m’a tannée pour que je sorte danser avec lui, et je lui avais dit que je le verrais ce soir…

Et si elle était sortie avec lui je ne serais pas ici, à risquer un bombardement.

— Vous pouvez encore y aller.

Et je retournerai à Russell Square…

— Non. Je suis contente que tu m’aies empêchée d’y aller. Je n’aurais jamais dû accepter. Tu sais, c’est un pilote. Ce sont tous de terribles noceurs. La fille avec qui je partageais ma chambre, Brenda, dit qu’ils n’ont qu’une seule chose en tête, et elle a raison. Lucille, du rayon « Articles ménagers », est sortie avec un mitrailleur arrière, et il n’arrêtait pas de la peloter. (Elle tendit la main vers l’étagère pour attraper deux tasses.) Il refusait de considérer « non » comme une réponse valable, et Lucille a dû…

Un sifflement suraigu retentit, et Polly se tourna vers la bouilloire, pensant que l’eau s’était mise à bouillir, mais c’était une sirène.

— Il ne manquait plus que ça ! s’exclama Marjorie d’un air dégoûté. Les Allemands ne nous laissent même pas prendre le thé. (Elle éteignit le brûleur du gaz et la lampe.) Ils viennent chaque soir un peu plus tôt, tu as remarqué ? Pense juste à ce que ça va devenir, à Noël. L’année dernière, c’était déjà plutôt dur, et on n’avait que le black-out à supporter… avec la nuit qui tombe à 15 h 30.

Et je serai encore là. Et après le premier de l’an, je ne connaîtrai même plus les lieux et les dates des raids.

— Viens, disait Marjorie. Je vais te montrer notre « abri confortable et sûr ».

Elle lui fit descendre l’escalier, traverser la cuisine et gagner la cave. Elle n’en avait pas exagéré la dangerosité. Les marches pour y accéder étaient abruptes et l’une d’elles était brisée. Quant aux poutres du local au plafond surbaissé, elles semblaient prêtes à se fracasser au premier bruit de bombe, a fortiori une frappe directe. L’endroit aurait dû figurer sur la liste interdite de M. Dunworthy.

Saint-George n’avait pas été recensée par la liste. Pourquoi donc ?

Parce que tu étais censée t’abriter dans les stations de métro.

Mais Saint-George ne figurait pas non plus sur la liste de Colin.

Un canon de DCA se mit à tirer sur les avions au bourdonnement obsédant, et leur bruit était aussi fort et aussi proche qu’il l’avait été quand Polly attendait, assise, l’ouverture de la fenêtre de saut alors qu’elle ignorait encore l’absence anormale de l’équipe de récupération, alors que Mlle Laburnum et les petites filles étaient déjà mortes.

Et sir Godfrey, qui l’avait sauvée cette première nuit quand elle s’était levée pour jeter un coup d’œil au journal de M. Simms, sir Godfrey qui avait dit : « Si nous ne devons plus nous revoir que dans les cieux… »

— Tu as peur des canons ? demanda Marjorie. Brenda, ma colocataire, ça la rendait complètement folle ! C’est pour ça qu’elle a quitté Londres. Elle me tanne pour que je parte, moi aussi. Elle m’a écrit la semaine dernière pour me dire que si je venais à Bath elle était certaine de me trouver du boulot dans la boutique où elle travaille. Et quand un truc comme ça se produit – je veux parler de l’église et de tous ces gens –, je me dis que je devrais la prendre au mot. Tu ne penses jamais à tout envoyer balader et à te carapater ?

Si.

— Au moins, ça serait mieux que de rester plantée là, à attendre de se faire zigouiller. Oh ! je suis désolée, mais de tels événements vous font réfléchir. Tom – c’est ce pilote dont je t’ai parlé – dit que pendant une guerre on ne peut pas se permettre d’attendre pour vivre, on doit saisir le bonheur quand il se présente, parce qu’on ne sait pas combien de temps il nous reste.

Combien de temps il nous reste…

— Brenda dit que c’est juste une façon de draguer, que les hommes s’en servent avec toutes les filles, mais parfois ils le pensent vraiment. Joanna – qui travaillait au rayon « Porcelaine et verrerie » – est sortie avec un lieutenant de vaisseau qui lui disait la même chose, et lui le pensait vraiment. Ils se sont enfuis, sans un mot à personne. Et même si Tom me raconte des bobards, c’est vrai. N’importe lequel d’entre nous pourrait être tué ce soir, ou la semaine prochaine, et si c’est le cas, alors pourquoi ne pas aller danser, et davantage ? S’amuser un brin ? Ce serait mieux que de n’avoir pas eu de vie du tout. Désolée ! Je dis n’importe quoi. C’est de rester assise dans ce foutu réduit. Ça me rend nerveuse. Je partirais peut-être à Bath si tout le monde au boulot n’en déduisait pas que je suis une trouillarde. (Elle leva soudain les yeux vers le plafond.) Ah ! parfait, la fin d’alerte a sonné.

— Je n’ai rien entendu, fit remarquer Polly. (Explosions et canons tonnaient encore.) Je ne crois pas qu’elle ait sonné.

Mais Marjorie s’était levée et montait les marches.

— C’est comme ça qu’on appelle l’arrêt du canon de Cartwright Gardens. Cela signifie que les avions ne survolent plus cette partie de Bloomsbury. On pourra prendre notre thé, finalement.

Elle précéda Polly jusqu’à la chambre, ralluma le réchaud, y posa la bouilloire.

— Maintenant, déshabille-toi. (Elle ouvrit le placard et y décrocha une robe de chambre en chenille.) Enfile ça, je laverai ton chemisier et je passerai un coup d’éponge sur ton manteau. (Elle lui tendit le vêtement.) Montre tes bas, je vais les rincer aussi.

— Je dois d’abord les repriser, indiqua Polly.

Elle les sortit de son sac. Marjorie les saisit avec précaution et les examina.

— J’ai bien peur qu’ils soient irréparables. Ne t’inquiète pas. Je te prêterai une de mes paires.

— Oh non ! Je ne peux pas accepter !

Marjorie aurait besoin de garder tous les bas en sa possession. Le 1er décembre, le gouvernement arrêterait leur fabrication et, à la fin de la guerre, ils seraient devenus plus précieux que l’or.

— Et si j’en filais un ?

— Ne sois pas sotte. Tu ne peux pas mettre le nez dehors sans ça. Allez, donne-moi ton chemisier.

Polly le lui tendit, enleva sa jupe, et s’enveloppa dans la robe de chambre… délicieusement confortable.

La bouilloire chantait. Marjorie pria Polly de s’asseoir dans le fauteuil. Elle prépara le thé et en apporta une tasse à son hôte, puis prit une boîte de soupe sur l’étagère et sortit un ouvre-boîte, une cuillère et un bol du tiroir supérieur de sa commode sans cesser son monologue assidu au sujet de Tom, qui lui avait aussi annoncé qu’il pourrait être envoyé en Afrique d’un jour à l’autre, et que si deux personnes s’aimaient il n’y avait rien de mal, n’est-ce pas ?

— Bois ton thé, ordonna Marjorie.

Polly s’exécuta. Il était chaud et fort.

— Tiens, continua son hôtesse en lui tendant un bol de soupe. Je n’ai qu’un bol et une seule cuillère, il faut que nous mangions à tour de rôle.

Polly but une gorgée de bonne grâce. Elle essayait de se rappeler quand elle avait mangé pour la dernière fois. Ou dormi.

Il y a deux nuits, à Holborn, ma tête posée sur mon sac à main.

Non, ça ne comptait pas. Elle s’était juste assoupie, réveillée toutes les cinq minutes par les lumières et les voix, et l’angoisse que cette bande de petits vauriens revienne et tente de la voler. Elle n’avait pas vraiment dormi depuis la nuit de mercredi, à Saint-George.

À Saint-George, avec M. Dorming, les mains croisées sur son estomac, ronflant, et Lila et Viv drapées dans leur manteau, leurs cheveux retenus par des pinces à cheveux, et le pasteur, endormi contre le mur, son livre tombé des mains. L’Affaire Protheroe

— Tu n’as pas du tout fini la soupe, lui reprocha Marjorie. Reprends quelques gorgées, tu te sentiras mieux.

— Non, c’est à ton tour.

Marjorie lui prit le bol et la cuillère.

— Je vais les laver. Je reviens tout de suite.

Polly avait dû s’endormir, parce que Marjorie était de retour dans la chambre, elle la bordait avec une couverture, et les canons de DCA avaient recommencé à tonner.

— On ne devrait pas descendre à la cave ? demanda Polly tout ensommeillée.

— Non. Je te réveillerai si ça se rapproche. Rendors-toi.

Polly obéit et, quand elle se réveilla, il était 5 heures, la fin d’alerte sonnait, et elle avait aussi éclairci une énigme. L’équipe de récupération la cherchait dans les stations de métro. Voilà pourquoi elle n’était pas venue. La liste approuvée par M. Dunworthy comportait bien moins de stations que de magasins sur Oxford Street et, s’ils l’avaient décrite au garde de Notting Hill Gate, ce dernier se serait souvenu d’elle.

Ils s’étaient rendus à Notting Hill Gate ce matin, mais elle était à Holborn, et cet après-midi elle avait quitté tôt le travail pour rentrer chez elle et ne pas être piégée dans la station par l’alerte. Ils n’avaient aucun moyen de savoir qu’elle irait au point de transfert. Et ce soir, elle s’était trouvée à Trafalgar et à Russell Square.

Ils attendaient à Notting Hill Gate depuis le début. Ils l’attendaient en ce moment. Je dois sortir les retrouver.

Elle se levait de son fauteuil quand elle se rappela que Marjorie avait lavé son chemisier et que les métros ne commenceraient à circuler qu’à six heures et demie.

Je vais me reposer ici jusqu’à ce qu’ils démarrent, et après je pars les rejoindre.

Mais elle avait dû s’endormir de nouveau parce qu’à son réveil il faisait jour et Marjorie, habillée et debout devant une planche à repasser, donnait un coup de fer à un corsage. Celui de Polly, impeccable, était étalé sur le lit.

— Bonjour, la Belle au bois dormant ! lança Marjorie, qui lui souriait par-dessus le fer.

Polly regarda sa montre, mais elle était arrêtée.

— Quelle heure est-il ?

— 16 h 30.

16 h 30 ?

Polly écarta la couverture et se leva.

— Je n’aurais peut-être pas dû te laisser dormir, mais tu avais l’air si lessivée… Que fais-tu ? s’inquiéta Marjorie en voyant son amie attraper sa blouse.

— Je dois y aller, dit Polly en l’enfilant et la boutonnant maladroitement.

— Où ?

Chez moi…

— À la pension, répondit-elle en passant sa jupe. Il faut que je sache si j’ai toujours une chambre. (Elle enfonça son chemisier dans sa jupe et s’assit pour mettre ses chaussures.) Et si je n’en ai plus, il faut que j’en trouve une autre.

— Mais c’est dimanche ! Pourquoi ne pas rester ici ce soir. Tu irais au travail avec moi demain, et on pourrait aller ensemble à ta pension après ?

— Non, tu en as déjà fait beaucoup trop pour moi, en m’invitant et en me repassant mon corsage. Je ne peux pas m’imposer davantage.

Elle enfila son manteau.

— Mais… tu ne peux pas attendre ? Je viens avec toi. Tu ne devrais pas aller là-bas toute seule.

— Tout ira bien. (Polly attrapa son chapeau et son sac.) Merci… pour tout.

Elle serra brièvement Marjorie dans ses bras et, quittant la chambre en hâte, elle s’engagea dans l’escalier. Elle était à mi-chemin quand Marjorie l’appela.

— Attends ! tu oublies les bas.

Elle courut pour la rejoindre, les bas flottant dans sa main telle une oriflamme.

Afin d’éviter une discussion qui lui ferait perdre du temps, Polly les prit et les enfonça dans la poche de son manteau.

— De quel côté se trouve la station Russell Square ?

— Tourne à gauche au prochain croisement, puis de nouveau à gauche. Si tu patientes une seconde, je vais chercher mon manteau et…

— C’est inutile. Vraiment, l’interrompit Polly.

Et elle réussit enfin à partir. Elle courut tout du long jusqu’à Russell Square mais, quand elle atteignit la station, une file interminable de réfugiés faisaient la queue, chargés de lits de camp, de paniers à dîner, et de tapis de couchage.

— Y a-t-il une autre queue pour les passagers ? demanda-t-elle à une femme qui poussait un landau rempli d’assiettes et de couverts.

— Remontez juste en tête et dites que vous avez un rencart, lui conseilla-t-elle. Et que si vous êtes en r’tard vous l’raterez.

C’est le cas.

Polly remercia la femme et alla trouver le garde. Il acquiesça et la laissa passer, et elle se dépêcha de prendre l’ascenseur pour le quai de la ligne qui desservait le sud. Un tableau noir avait été placé à l’entrée.

« Arrêt temporaire du service pour le sud », annonçait-il.

Il a dû y avoir des dégâts sur les voies.

Elle consulta la carte du métro. Elle devrait prendre une rame en direction du nord jusqu’à King’s Cross et changerait ensuite pour l’Inner Circle. Pourvu que cette ligne n’ait pas été mise hors service, elle aussi.

Elle avait été coupée, mais seulement entre High Street Kensington et Gloucester Road. Polly prit une rame qui la mena à Notting Hill Gate, puis elle descendit et courut vers les escaliers mécaniques.

— Oh ! mon Dieu ! regarde ! cria de l’autre bout du hall qu’elle traversait la voix perçante d’une femme. C’est Polly !

Et une seconde voix lui fit écho.

— Polly !

Dieu merci ! se dit-elle, le soulagement déferlant sur elle. Les voilà ! Enfin.

— Polly Sebastian ! Par ici ! appelait-on depuis l’escalier roulant.

Ça ne peut pas être l’équipe de récupération, comprit Polly alors qu’elle se retournait. Ils n’attireraient jamais l’attention sur moi ou sur eux de cette façon.

Effectivement. C’était Lila et Viv.

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