Dulwich, le 15 juin 1944

Au sens propre, et dans son essence, la bombe volante est une arme de hasard, et cela vaut aussi bien pour sa nature, ses objectifs ou ses effets.

Winston Churchill, 1944


À 23 h 35, avec quatre minutes de retard sur l’horaire prévu… mais l’attente avait semblé beaucoup plus longue à Mary, l’alerte finit par sonner.

— Qu’y a-t-il ? demanda Fairchild en se dressant dans son lit.

— Rien du tout, répondit Talbot. Ces satanés gamins jouent de nouveau avec la sirène. Rendors-toi. Elle s’arrêtera bientôt.

— Souhaitons-le, dit Grenville, qui enfouissait sa tête dans son oreiller. Et prions pour que le major comprenne de quoi il s’agit. Je ne supporterai pas de passer la nuit dans cette cave minable.

Mais la plainte stridente de la sirène continuait d’aller son train, crescendo et decrescendo, sans relâche.

— Et si ce n’était pas une farce, fit Maitland, qui s’était assise dans son lit et allumait sa lampe. Et si Hitler s’était rendu et que la guerre était terminée ?

— J’espère bien que non, murmura Talbot, les yeux clos. J’ai un pari à gagner.

— Ça ne peut pas être la reddition, déclara Fairchild. Ils sonneraient une fin d’alerte s’ils annonçaient la fin de la guerre.

Chh, pensait Mary, qui cherchait à percevoir le son du V1. Il était censé frapper Croxted Road à 23 h 43, près des terrains de cricket, juste à l’ouest de leur poste. On devait pouvoir l’entendre passer avant l’impact.

La sirène se tut.

— C’est pas trop tôt, grogna Talbot. Si je mets la main sur ces sales gosses…

Maitland éteignit sa lampe et se rallongea. Mary replongea sous ses couvertures, ralluma sa torche, et regarda sa montre. 23 h 41. Encore deux minutes. Elle tendit l’oreille et se concentra pour détecter le bruit du moteur, mais elle ne perçut rien. Une minute. Elle aurait dû entendre le V1 approcher, maintenant. Les ratés de leur moteur à réaction permettaient de les déceler plusieurs minutes avant qu’ils atteignent leurs cibles, et celui-là croiserait directement au-dessus du poste.

Trente secondes, et toujours rien.

Oh non ! le V1 ne va pas frapper Croxted Road. Ce qui signifie que mes heures et mes emplacements sont faux… et ma mission s’est juste transformée en dix !

Un fracas terrible retentit à l’ouest, tel un coup de tonnerre, suivi par un tremblement qui secoua la chambre.

— Seigneur, qu’est-ce que c’était ? s’exclama Maitland, qui cherchait la lampe à tâtons.

Dieu merci ! Mary regarda sa montre : 23 h 43. Elle se hâta d’éteindre sa torche et sortit de son abri de couvertures.

— Vous avez entendu ça ? demanda Reed.

Moi, oui, confirma Maitland. Ça ressemblait à un avion. L’un de nos gars a dû faire un atterrissage forcé.

— On ne déclenche pas une alerte pour un avion touché, fit remarquer Reed. Je parie que c’est un UXB.

— Ça ne peut pas être un UXB, se moqua Talbot. Comment auraient-ils prévu qu’il allait exploser ?

— Eh bien, quoi que ce soit, c’était dans notre secteur, conclut Maitland.

Et le téléphone sonna dans le bureau des expéditions. Peu de temps après, Camberley apparut à la porte et annonça :

— Un avion écrabouillé à West Dulwich.

— Je vous disais bien que c’était un avion, assena Maitland, attrapant ses bottes. La Défense passive a dû repérer qu’il était en flammes et donner l’alerte.

— Où, à West Dulwich ? interrogea Mary.

— Près des terrains de cricket. Croxted Road. Il y a des victimes.

Merci, mon Dieu !

Camberley disparut. Maitland et Reed coiffèrent leur casque et sortirent en vitesse. Camberley réapparut.

— Le major demande que toutes celles qui ne sont pas de service descendent dans l’abri.

— Elle prévoit combien d’accidents, cette nuit ? grommela Talbot.

Cent vingt et un… Mary enfila son peignoir et se joignit à la troupe mécontente qui gagnait la cave. Elles en remontèrent cinq minutes plus tard quand la fin d’alerte sonna, se débarrassèrent de leurs peignoirs, et se mirent au lit. Mary se recoucha aussi, alors qu’elle savait que la sirène recommencerait à sonner dans – elle jeta un coup d’œil à sa montre – six minutes.

Elle sonna.

— Oh ! pour l’amour de Dieu ! grogna Fairchild, exaspérée. Qu’est-ce qu’ils nous veulent, maintenant ?

— C’est une ruse nazie pour nous priver de sommeil ! s’exclama Sutcliffe-Hythe.

Alors qu’elle envoyait voler ses couvertures, une violente déflagration retentit au sud-est.

Croydon, se dit Mary, rassurée, et juste à l’heure.

Le V1 suivant frappa avec la même ponctualité, ainsi que celui d’après, mais aucun ne passa assez près pour qu’elle puisse déceler le bruit de son moteur. Elle regretta de nouveau de ne pas avoir écouté d’enregistrement. Il fallait qu’elle puisse en reconnaître le bruit si elle en entendait un approcher quand elle se trouverait dans l’allée des bombes. Au moins, elle connaissait la nature des explosions. Aucune des autres filles du FANY ne paraissait comprendre le moins du monde la situation, même quand Maitland et Reed, revenues de mission, racontèrent les maisons pulvérisées et les destructions considérables.

— Le pilote a dû s’écraser avec tout son chargement de bombes, spéculait Reed.

Quatre nouvelles explosions avaient pourtant détoné depuis.

— C’était l’un des nôtres, ou un des leurs ? interrogea Sutcliffe- Hythe.

— Il n’en restait pas assez pour se prononcer, répondit Maitland, mais c’était sans doute un avion allemand. Si l’un de nos gars avait été de retour, il aurait largué son arsenal. L’agent de service a raconté qu’il avait entendu l’avion venir, et qu’il semblait en difficulté.

— Hitler est peut-être à court d’essence, et il leur verse du pétrole lampant dans les réservoirs, se moqua Reed. Sur le chemin du retour, il y en avait un autre qui cafouillait et toussait.

Un nouveau grondement assourdissant retentit vers l’est.

— Si ça continue comme ça, Hitler n’aura plus d’aviation d’ici demain, lâcha Talbot.

Ce ne sont pas des avions, ce sont des fusées sans équipage.

De toute évidence, Mary s’était inquiétée en vain : elle n’était pas arrivée trop tard pour observer leur comportement avant l’effet V1, elles n’en avaient pas encore changé.

Elles se remirent presque sur-le-champ à discuter du bal où Talbot se rendait samedi en huit.

— Il faut que l’une de vous m’accompagne. Tu viendrais, Reed ? Il y aura des tas d’Américains.

— Ah non ! pas question. Je hais les Amerloques. Ils sont tous si suffisants. Et ils te marchent sur les pieds.

Elle se lança dans le récit de sa rencontre au 400 Club avec un capitaine américain épouvantable. Même lorsque Camberley cria du haut de l’escalier de la cave qu’il s’était produit un autre incident, et que Maitland et Reed se dépêchèrent de lever le camp, elles continuèrent comme si de rien n’était.

— Pourquoi veux-tu aller à un bal plein d’Amerloques, Talbot ? demanda Parrish.

— Elle en cherche un qui tombe raide dingue amoureux d’elle et qui lui achète une paire de bas nylon, dit Fairchild.

— Je trouve ça scandaleux, lâcha Grenville, dont le fiancé était en Italie. Et l’amour, dans tout ça ?

— J’aime l’idée d’obtenir une nouvelle paire de bas, répondit Talbot.

— Je viendrai avec toi, déclara Parrish, mais seulement si tu me laisses porter ton corsage à pois suisse la prochaine fois que je verrai Dickie.

Mary n’aurait jamais imaginé que les FANY ne prendraient pas conscience de la situation dès l’arrivée des premiers missiles. D’autant que, d’après les récits historiques, des rumeurs couraient depuis 1942 sur la fabrication par Hitler d’une arme secrète. Cela dit, les récits historiques avaient également indiqué que l’alarme avait sonné à 23 h 31.

Les filles comprendraient bien assez tôt. D’ici la fin de la semaine, deux cent cinquante V1 s’écraseraient par jour, et il y aurait près de huit cents morts. Qu’elles profitent tant qu’elles le pouvaient encore de leurs babillages sur les hommes et les robes de soirée. Cela ne durerait plus longtemps. Et cela laissait Mary libre de prêter l’oreille aux sirènes et aux explosions, et de s’assurer qu’elles étaient dans les temps.

À l’exception d’un V1 qui s’abstint de frapper à 2 h 09, et de la fin d’alerte qui sonna à 5 h 40 au lieu de 5 h 15, ce fut le cas.

— Ça ne vaut vraiment pas la peine de se recoucher, dit Fairchild à Mary alors qu’elles se traînaient pour remonter l’escalier. On est de service à 6 heures.

Mais les sirènes ne se remettront pas à bramer avant neuf heures et demie. Et il n’y aura pas de V1 dans notre secteur avant 11 h 39. Enfin, j’espère !

Celui qui ne s’était pas manifesté à 2 h 09 la tracassait. Il devait s’abattre sur Waring Lane, qui était encore plus près du poste que les terrains de cricket. Elles auraient dû l’entendre.

Il avait donc dû s’écraser ailleurs. Ce qui collait avec le plan de mystification des services de renseignements britanniques. D’un autre côté, le 2 h 09 était le seul à ne pas être tombé à l’heure exacte et – autant qu’elle puisse en juger – au bon endroit. Peut-être était-ce juste une erreur. Quoique, une seule erreur suffisait pour que sa mission s’arrête, de façon aussi abrupte que définitive.

Mary fut soulagée lorsque la sirène de 9 h 30 et le V1 de 11 h 39 furent à l’heure, et encore davantage quand elle vit que l’engin avait frappé la bonne maison même si, en découvrant sa destruction, elle se sentit coupable de s’être tellement réjouie. Par chance, il n’y avait pas de victimes.

— On venait à peine de sortir pour aller chez ma tante, moi, ma femme et mes trois filles, lui dit le propriétaire.

— C’est son anniversaire, vous comprenez, ajouta sa femme. Si c’est pas un coup de chance !

Leur maison avait été si totalement détruite qu’il était impossible de savoir si elle avait été en bois ou en brique, mais Mary leur accorda que c’était une chance incroyable.

— Si le bombardier était tombé cinq minutes plus tôt, on aurait tous été tués, continua le mari. C’était quoi ? Un Dornier ?

Ils croyaient encore que des avions qui s’écrasaient causaient ces explosions.

Quand elles rentrèrent au poste, Reed accueillit Mary et Fairchild et leur annonça :

— Le général que j’ai conduit à Biggin Hill ce matin m’a dit que les Allemands disposent d’une nouvelle arme. C’est un planeur avec des bombes qui se déclenchent automatiquement quand il atterrit.

— Mais un planeur ne ferait aucun bruit, objecta Parrish, qui était de service au bureau des expéditions. À Croydon, ils disent qu’ils en ont entendu deux arriver cette nuit, et que leurs moteurs avaient tous les deux le hoquet, comme ceux de Maitland et de Reed.

— Quels qu’ils soient, déclara Talbot, j’espère qu’Hitler n’en a pas une cargaison.

Seulement cinquante mille…

— J’ai conduit un capitaine de corvette la semaine dernière, insista Reed. Il assurait que les Allemands travaillaient à…

Comme la sirène lançait son lamento, elle s’arrêta et elles descendirent toutes à la cave.

— Une nouvelle arme, continua Reed. Un avion invisible. Il disait qu’ils avaient inventé une peinture spéciale que notre défense ne peut pas détecter.

— Si notre défense ne les détecte pas, alors pourquoi les sirènes sonnent-elles ? demanda Grenville.

Et Fairchild ajouta :

— S’ils pouvaient les rendre invisibles, on imagine qu’ils auraient pu les rendre silencieux aussi, afin que personne ne les entende arriver.

Ils ont réussi. Ils les ont appelés les V2. Ils commenceront à les balancer en septembre et, à ce moment-là, vous aurez compris que ce sont des fusées et pas des planeurs ou des avions invisibles.

Ou des bombes envoyées par une catapulte géante. Une théorie dont les filles discutèrent jusqu’à la fin d’alerte, une demi-heure plus tard.

— Bon ! s’exclama Fairchild, prêtant l’oreille au hurlement plaintif de la sonnerie. Prions pour que ce soit le dernier de la soirée.

Ce ne sera pas le dernier, pensa Mary en jetant un coup d’œil furtif à sa montre. L’alerte sonnera de nouveau dans onze minutes si elle est dans les temps.

Et il devenait probable qu’elle le serait. Toute la journée, les explosions s’étaient produites à l’heure et, quand elle regarda le journal de bord, Mary vit qu’on avait demandé une ambulance pour Waring Lane à 2 h 20. Il ne manquait plus que Bethnal Green.

Quand les journaux du soir parurent, Mary gagna encore en assurance. La une de l’Evening Standard n’était pas seulement identique à celle qu’elle avait vue à la Bodléienne, mais le Daily Express indiquait que quatre V1 étaient tombés dans la nuit de mardi, sans préciser leurs positions.

Les journaux éclaircissaient aussi la nature des V1. L’Evening Standard titrait : « Des avions sans pilote ravagent la Grande-Bretagne ». Et ils décrivaient tous les V1 en détail. Le Daily Mail proposait même un schéma du mécanisme de propulsion, et la conversation dans l’abri s’orienta sur le meilleur moyen d’éviter de se faire toucher par un V1.

« Quand le bruit du moteur s’arrête, plongez à couvert sous la meilleure protection que vous pourrez trouver, et tenez-vous éloigné des portes vitrées et des fenêtres », conseillait le Times. Et le Daily Express était encore plus brutal : « Allongez-vous face contre terre dans le caniveau le plus proche. »

« Surveillez la flamme dans la queue, recommandait l’Evening Standard. Quand elle s’éteint, vous avez environ quinze secondes pour vous mettre à couvert », ce qui rendait le conseil du Daily Herald – gagner l’abri le plus proche – totalement impraticable.

Mais, dans l’ensemble, la presse tapait dans le mille, même si les journalistes ne s’accordaient pas sur le bruit des V1, et si aucun d’entre eux ne mentionnait un raffut de voiture pétaradant. Les descriptions variaient de la « machine à laver » au « “teuf-teuf” d’une moto », en passant par le « bourdon d’une abeille ».

— Une abeille ? s’exclama Parrish, qui en avait entendu un pendant l’une de ses missions en ambulance. Ça ne ressemble à aucune abeille que je connaisse. Un frelon, à la rigueur. Un frelon particulièrement gros et coléreux !

Mary dut la croire sur parole. À la fin de la première semaine d’attaques, elle n’en avait toujours entendu aucun approcher. C’était l’un des désavantages de sa tâche d’ambulancière. On se rendait là où le V1 avait déjà frappé, pas là où il allait s’écraser.

Mais le plus important n’était pas le bruit. C’était le silence soudain, l’arrêt brutal du moteur, et cela serait facile à reconnaître. Quoi qu’il en soit, Mary en entendrait bientôt le son. Ils survenaient maintenant au rythme de dix par heure, et les FANY enchaînaient deux services, travaillant sans relâche, un incident après l’autre. Elles administraient les premiers soins aux blessés, les installaient sur les brancards, les transportaient à l’hôpital et – quand elles arrivaient avant la Défense passive, ce qui se produisait souvent – sortaient les victimes des décombres, vivantes ou mortes. Et elles continuaient par ailleurs à transférer les patients de Douvres à Orpington.

C’était beaucoup plus qu’elles ne pouvaient assumer, et le major commença de faire pression sur le QG pour obtenir plus de recrues et une ambulance supplémentaire.

— Elle ne l’aura jamais, soupira Talbot.

C’est vrai. Toutes les ambulances disponibles partaient pour la France.

— Pas sûr, répliqua Reed. Rappelle-toi : elle a bien réussi pour Kent. Et c’est notre major.

Là-dessus, Camberley démarra sur-le-champ un pari mutuel sur le temps que le major mettrait à obtenir son ambulance.

Les FANY avaient troqué sans effort leurs disputes au sujet des robes de soirée pour des discussions sur la réalisation des garrots ou la gestion des scènes macabres.

À Mary, Fairchild déclara :

— Ne te tracasse pas pour quoi que ce soit de plus petit qu’une main.

Et, tandis qu’elles attendaient avec un brancard pendant qu’une équipe de sauvetage creusait un accès jusqu’à une femme en pleurs, Parrish constata d’un ton calme :

— Ils ne l’atteindront jamais à temps. Le gaz. Vas-tu au bal avec Talbot samedi ?

— Je croyais que tu l’accompagnais, articula Mary, difficilement.

Elle essayait de ne pas penser au gaz. L’odeur gagnait en force, et les pleurs de la femme semblaient décliner en proportion.

— Je devais y aller, mais Dickie m’a téléphoné. Il a une perm de quarante-huit heures. Je me demandais si je pourrais t’emprunter ta robe en organdi bleu, si tu ne la portes pas ce soir-là… Oh ! regarde, ils l’ont sortie !

Elle se précipita à travers les gravats avec la trousse de secours, mais ce n’était pas la femme, c’était un chien que le gaz avait tué, et quand ils réussirent à extraire la femme, elle était morte, elle aussi.

— J’appellerai le fourgon mortuaire, dit Parrish. Tu ne m’as pas indiqué si tu avais besoin de ton organdi ce week-end.

— Non, je n’en ai pas besoin.

Mary dévisageait Parrish, horrifiée par son indifférence, puis elle se rappela qu’elle était censée avoir conduit une ambulance pendant le Blitz.

— Bien sûr que tu peux l’emprunter !

À distance des incidents, les FANY n’en discutaient jamais, pas plus qu’elles ne discutaient de leurs vies avant la guerre. En cela, elles se comportaient comme des historiennes, concentrées sur leur mission en cours, sur leur identité du moment, insensibles à toute perturbation. Pour leurs antécédents personnels, Mary devait rassembler les morceaux du puzzle à partir des indices que les filles semaient dans la conversation et d’un exemplaire du Debrett qu’elle avait trouvé dans la salle commune.

Le père de Sutcliffe-Hythe était comte, la mère de Maitland apparaissait en seizième position dans l’ordre de succession au trône, et Reed se nommait lady Diana Brenfell Reed. Camberley se prénommait Cynthia et Talbot Louise, bien qu’elles ne s’appellent jamais que par leurs noms de famille. Ou par des surnoms. Tout comme Parrish était « Jitters », elles avaient baptisé une FANY de Croydon « Dingue de Mâles ». Et elles avaient surnommé « PST » un officier avec lequel plusieurs d’entre elles étaient sorties, ce que Camberley avait traduit par « Pas Sûr en Taxi ».

Maitland avait un jumeau affecté au Service des transports aériens, le père de Grenville était mort à Tobrouk, les Japonais avaient capturé un grand frère de Parrish à Singapour, et son cadet avait été tué sur le HMS Hood, mais à entendre les échanges des filles, personne ne s’en serait douté. Elles papotaient, se plaignaient de Bela Lugosi (qui refusait de démarrer), de l’humidité de la cave, et des mauvaises habitudes du major qui les envoyait chercher des fournitures pendant leurs heures de repos.

— Elle m’a expédiée à Croydon la nuit dernière en plein black-out pour trois bouteilles de teinture d’iode, s’indigna Grenville.

— La prochaine fois, préviens-moi et j’irai, proposa Sutcliffe-Hythe depuis son lit. Je n’arrive pas à dormir, de toute façon, avec ces fichues alertes qui se déclenchent toutes les dix minutes.

— Alors tu peux venir au bal avec moi samedi, plaça Talbot.

— Je croyais que Parrish t’accompagnait, s’étonna Reed.

— Elle a rendez-vous.

— Je ne ferais que bâiller toute la soirée, dit Sutcliffe-Hythe.

Elle se retourna et tira la couverture sur sa tête.

— Demande à Grenville.

— Impossible, indiqua Reed. Elle a enfin reçu une lettre de Tom, qui est toujours en Italie. Elle a prévu de passer la journée de demain à lui écrire.

— Ça ne peut pas attendre dimanche ?

Reed gratifia Talbot d’un regard méprisant.

— Il est évident que tu n’as jamais été amoureuse, Talbot. Et elle veut être certaine que la lettre lui parviendra avant qu’il soit muté ailleurs.

— Eh bien, il ne reste plus que toi pour m’accompagner, Kent !

Talbot s’assit au bout du lit de Mary qui répondit, soulagée d’avoir une excuse :

— Désolée, je suis de service samedi.

Si le bal avait lieu dans l’allée des bombes ou dans l’une des autres zones que son implant ne répertoriait pas…

— Fairchild changera ses heures avec toi. N’est-ce pas, Fairchild ?

— Hum-mmm…

Fairchild n’avait pas même ouvert les yeux.

— C’est injuste, protesta Mary. Peut-être veut-elle aller au bal.

— Non, son cœur appartient au garçon qui lui tirait les nattes. C’est pas vrai, Fairchild ?

— Si, grogna-t-elle.

— Il est pilote, expliqua Parrish. Basé à Tangmere. Il vole en Spitfire.

— C’est son amour d’enfance, ajouta Reed. Elle a décidé de l’épouser, alors elle ne s’intéresse à aucun autre homme.

Fairchild s’assit, indignée.

— Je n’ai pas dit que j’allais l’épouser. J’ai dit que j’étais amoureuse. Je l’aime depuis que…

— Depuis tes six ans, et il en avait douze, l’interrompit Talbot. On connaît la chanson. Et, quand il verra comment tu as grandi, il tombera follement amoureux de toi. Mais si ça ne se passe pas comme ça ?

— Et comment sais-tu que tu l’aimeras toujours quand tu le reverras ? demanda Reed. Tu ne l’as pas vu depuis presque trois ans. Ce n’était peut-être qu’un béguin d’écolière.

— Je suis sûre que non.

Talbot avait l’air d’en douter.

— À moins de sortir avec d’autres hommes, tu n’en auras jamais la certitude. Voilà pourquoi tu as besoin d’aller au bal avec moi. Je me préoccupe uniquement de ton bien…

— Je n’en crois pas un mot. Kent, je serai ravie de changer mon horaire de service avec toi.

Elle tapa sur son oreiller pour le remettre en forme, s’étendit et ferma les yeux avant d’ajouter :

— Bonne nuit, tout le monde !

— Donc, c’est réglé. Tu viens avec moi, Kent.

— Oh ! mais je…

— C’est ton devoir de venir. Après tout, c’est ta faute si j’ai perdu mon pari et si je n’ai plus de bas.

La sirène retentit, couvrant leurs voix.

Parfait, ça va me donner une chance de trouver une excuse.

Et, quand le mugissement s’arrêta, elle déclara :

— Je n’ai rien à me mettre. J’ai prêté mes deux robes de soirée à Parrish et à Maitland, et avec le Péril jaune on dirait que j’ai attrapé la jaunisse.

— On a toutes la jaunisse, avec le Péril jaune. Tu n’as pas besoin d’une robe de soirée. C’est une fête de GI. Tu peux porter ton uniforme.

— Ça se passe où ?

Si ça se tient dans l’allée des bombes, je devrai faire semblant d’être malade samedi.

— L’USO américaine, à Bethnal Green.

Bethnal Green. Ainsi elle pourrait enfin voir le pont ferroviaire et cesser de s’inquiéter sur la fiabilité de son implant. Elle parviendrait facilement à s’échapper du bal. Talbot serait occupée à soutirer des bas nylon aux Amerloques, et le moment était idéal. Ce samedi, les V1 n’avaient frappé Bethnal Green que dans l’après-midi.

— Très bien, je viendrai.

Elle se félicitait de son habileté et se demandait si elle réussirait à persuader l’un des soldats du bal de l’emmener en Jeep jusqu’à Grove Road quand, à 14 heures le samedi, Talbot la héla :

— Tu n’es pas prête, Kent ?

— Prête ? Je croyais que la fête ne commençait pas avant ce soir.

— Je ne t’avais pas prévenue ? Ça débute à 16 heures, et je veux y arriver avant que les meilleurs Amerloques ne soient pris.

— Mais…

— Pas d’excuses. Tu as promis. Maintenant, dépêche-toi, ou nous allons manquer le bus.

Et elle la tira jusqu’à l’arrêt.

Mary passa tout le trajet jusqu’à Bethnal Green à tenter anxieusement de reconnaître le bruit d’une machine à laver ou d’un frelon colérique, et à chercher sur les murs des panneaux indicateurs absents. L’un des V1 était tombé à 15 h 50 sur Darnley Lane, et un autre à 17 h 28 dans King Edward Street.

— Quel est le nom de la rue où se trouve la fête de l’USO ? demanda-t-elle à Talbot.

— Je ne m’en souviens pas. Mais je connais le chemin.

Ce qui n’était d’aucune aide.

— Voilà notre arrêt.

Elles descendirent dans une rue bordée de boutiques.

Bien. Ça ne peut pas être Darnley Lane. Laquelle était une rue résidentielle. Mary jeta un coup d’œil à sa montre. 15 h 55. Le 15 h 50 avait déjà frappé.

Mary regarda de part et d’autre de la rue. Aucun signe de pont ferroviaire, donc elle n’était pas sur Grove Road non plus. Elle espérait que ce n’était pas King Edward Street. Et que Darnley Lane avait déjà été touchée. Elle n’entendait aucun avertisseur d’ambulance, et pas plus de fin d’alerte.

— Il faut marcher un peu, désolée, lui apprit Talbot, qui descendait la rue.

Mary examina le ciel derechef, tendant l’oreille. Il lui semblait percevoir quelque chose au sud-est.

— Quelle sorte d’hommes aimes-tu ? interrogea Talbot.

— Quoi ?

Le bruit devint un vrombissement, et enfla jusqu’à se transformer en un hurlement régulier. La fin d’alerte. Quelques secondes plus tard, Mary entendit une voiture de pompiers.

— Je me demande pourquoi ils s’embêtent à sonner la fin d’alerte, dit Talbot, exaspérée. Tout ça pour recommencer à sonner l’alerte dans cinq minutes.

Non, il n’y aurait rien pendant une heure et quart et, d’ici là, elles seraient au bal, et elle aurait réussi à obtenir de l’un des membres de l’USO l’adresse exacte et à s’assurer qu’elle n’était pas sur King Edward Street. Et elle saurait comment se rendre à Grove Road.

— Excuse-moi. Que disais-tu, juste avant ?

— Je te demandais quelle sorte d’hommes tu aimes. Quand nous arriverons là-bas, je te présenterai à quelques types que je connais. Tu les préfères grands ? petits ? plutôt jeunes ? vieux ?

N’importe quel garçon de cette fête aura au moins cent ans de trop pour moi !

— Je ne m’intéresse pas vraiment aux…

— Tu n’es pas amoureuse de quelqu’un, si ?

— Non.

— Bien. Je désapprouve les gens qui tombent amoureux en pleine guerre. Comment peut-on construire un avenir quand on ignore ce qu’il vous réserve ? Lorsque j’étais en poste à Bournemouth, l’une des filles s’est fiancée à un officier de marine qui était sur un destroyer escortant les convois. Elle se faisait un sang d’encre à son sujet, passait son temps à éplucher les journaux et à écouter la radio. Et c’est elle qui s’est fait tuer, alors qu’elle ramenait un officier à l’aérodrome de Duxford. Et maintenant, avec ces bombes volantes, on peut tous mourir d’un instant à l’autre.

Elle tourna dans une allée étroite, bordée d’échoppes aux façades bardées de planches.

— J’ai essayé d’expliquer ça à Fairchild, cette petite courge. Elle n’est pas vraiment amoureuse, tu sais. Où est mon rouge à lèvres ?

Elle farfouilla dans son sac tout en marchant.

— Bon sang, où est mon poudrier ? Je peux t’emprunter le tien ?

Mary entreprit gentiment de chercher l’objet.

— Laisse tomber.

Talbot s’avança jusqu’à l’une des boutiques dont la vitrine était encore intacte. Elle retira le capuchon de son rouge à lèvres et en dévissa la base.

— Ça ne collera jamais. Il est bien plus vieux qu’elle.

Elle se pencha vers son reflet pour appliquer le rouge.

— Tu connais ce genre de trucs, la petite oie blanche qui voue un culte au garçon plus âgé…

— Mmm, fit Mary.

Elle écoutait le « teuf-teuf » pétaradant d’une moto en approche dans la rue qu’elles venaient juste de quitter.

Talbot ne semblait rien remarquer, alors qu’elle avait dû élever la voix pour dominer le bruit.

— Elle pense que lorsqu’il la découvrira en uniforme, devenue adulte, il s’apercevra qu’il l’a toujours aimée, même si elle a l’air d’avoir quinze ans. Une pure idée de conte de fées !

Talbot criait presque, à cause du bruit de la moto. Le son se réverbérait en cliquetant sur les magasins, dans l’allée étroite.

— Elle est déterminée à se briser le cœur.

Talbot fit la moue, tandis qu’elle s’appliquait « Caresse colombine ».

— Il est dans la RAF, après tout, pas franchement le plus sûr des boulots.

Le bruit de la moto devint assourdissant et s’arrêta brusquement.

Ce n’est pas une moto, c’est un V1, comprit Mary.

Puis : Ce n’est pas possible, il est seulement 16 h 15.

Puis : Et si les données de mon implant se révélaient fausses, en définitive.

Puis : Oh ! mon Dieu ! je n’ai que quinze secondes.

— Et s’il ne tombe pas dans les bras de Fairchild comme prévu ? continuait Talbot, penchée sur la vitrine pour juger de l’effet de son rouge. Ou si son avion s’écrase ?

Seigneur ! le verre ! Elle va être coupée en rondelles !

— Talbot ! hurla-t-elle.

Avant de foncer tête baissée, plonger sur l’ambulancière, la plaquer et l’envoyer valser au bord du trottoir. Le rouge à lèvres s’envola de sa main.

— Aïe ! Kent, qu’est-ce qui te prend… ?

— Reste couchée !

Elle poussa la tête de Talbot dans le caniveau, s’étala de tout son long sur elle et ferma les yeux, attendant l’éclair.

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