En route pour Londres, le 9 septembre 1940

Au risque de vous paraître insensible, je dirais que c’était fabuleusement excitant et qu’on s’amusait comme des fous.

Brian Kingcome, lieutenant d’aviation, à propos de la bataille d’Angleterre, 1940


Le train n’était pas aussi bondé que celui dans lequel Eileen avait renvoyé Theodore chez lui en décembre, mais tous les compartiments qu’elle ouvrait étaient pleins, et elle dut batailler avec enfants et bagages dans les couloirs de trois wagons avant de découvrir de la place dans un compartiment occupé par un homme d’affaires corpulent, deux jeunes femmes et trois soldats. Forcée de prendre Theodore sur ses genoux, Eileen s’assit en face des Hodbin.

— Tenez-vous bien, vous deux ! leur enjoignit-elle.

— Oui, promit Alf.

Qui se mit sur-le-champ à tirer la manche du gros monsieur installé près de la fenêtre.

— Faut m’laisser la vitre, pour que j’zieute les avions !

Mais l’homme continua de lire son journal qui annonçait : « Le “Blitz” allemand éprouve la résolution des Londoniens ».

— J’suis guetteur d’avions certifié ! proclama Alf.

L’homme refusant toujours de bouger, Binnie se pencha vers Alf et chuchota, haut et clair :

— Lui cause pas. L’est d’la cinquième colonne, j’te parie.

Les soldats levèrent la tête.

— C’est quoi, la « cinquième colonne » ? demanda Theodore.

— Tenez, les interrompit Eileen en sortant un paquet du panier que le pasteur leur avait donné et en le tendant aux Hodbin. Prenez un biscuit.

— Si t’es d’la cinquième colonne, t’es un traître, dit Binnie, qui braquait ses yeux sur le gros monsieur.

Il agita son journal avec irritation.

— Y z’ont l’air comme toi et moi, continuait Alf. Y font semblant d’éplucher leur canard, mais en vrai y fliquent les gens, et après y mouchardent à Hitler.

Les deux jeunes femmes commencèrent à murmurer entre elles. Eileen saisit le mot « espion », tout comme l’homme, apparemment, parce qu’il baissa son quotidien pour leur adresser un regard exaspéré avant de se concentrer sur Alf. Le garçon mâchait un biscuit et l’homme d’affaires battit de nouveau en retraite derrière son journal.

— Les cinquième colonne, on les r’connaît passqu’ils peuvent pas piffer les gosses, expliquait Binnie à Theodore. C’est à cause qu’les mômes c’est vachement fort pour les r’pérer.

Alf hocha la tête.

— Y r’semble à Göring tout craché, non ?

— C’est intolérable ! s’exclama l’homme.

Il jeta sa lecture sur la banquette, se leva, extirpa brusquement sa valise du porte-bagages qui les surplombait et sortit du compartiment comme un furieux.

Immédiatement, Binnie se glissa sur le siège libéré. Eileen s’attendait à une explosion de son frère, mais il continua de grignoter calmement son biscuit.

— Tu ferais mieux de pas bouffer ça, dit Binnie. Tu vas dégobiller.

Les soldats et les jeunes femmes le regardèrent avec inquiétude.

Alf piocha un autre biscuit dans le paquet et mordit dedans.

— Non. Je dégobillerai pas.

Si. Y dégobille toujours dans les trains, annonça Binnie aux soldats. Il a gerbé partout sur les godasses d’Eileen. C’est pas vrai, Eileen ?

— Binnie…, commença Eileen.

Mais Alf criait plus fort qu’elle.

— C’est à cause que j’avais la rougeole. Ça compte pas.

— La rougeole ? répéta nerveusement l’un des soldats. Ils ne sont pas contagieux, hein ?

— Non, le rassura Eileen, et Alf ne va pas…

— J’me sens pas bien, gémit le garçon en se tenant le ventre.

Il émit un bruit de haut-le-cœur et se pencha sur sa main en coupe.

— J’t’avais prévenu ! triompha Binnie.

En quelques instants, le compartiment s’était vidé, et Alf se vautrait sur l’autre siège près de la fenêtre.

— J’peux avoir un sandwich, Eileen ? demanda-t-il.

— Je croyais que tu étais malade en train.

Eileen descendit Theodore de ses genoux et l’installa à côté d’elle.

— Oui, mais que si j’ai rien dans le fusil.

— Tu viens de manger deux biscuits.

— Non, intervint Binnie. Y s’en est tapé six !

Et la porte du compartiment s’ouvrit. Une vieille femme s’inclina dans l’embrasure.

— Oh ! parfait, il y a de la place ici, Lydia.

Elle entra avec deux autres dames âgées.

— Mon petit, dit l’une d’elles à Alf, tu veux bien t’asseoir à côté de ta sœur, n’est-ce pas ? Tu es un gentil garçon.

— Bien sûr, il veut bien, confirma Eileen, sur le qui-vive. Alf, viens te mettre près de moi.

Elle reprit Theodore sur ses genoux.

— Et mes relevés d’avions, alors ? protesta Alf.

— Tu peux regarder du côté de Binnie. Et ne pense même pas à faire semblant d’être malade encore une fois, chuchota-t-elle. Et pas de cinquième colonne, ou tu seras privé de déjeuner.

Alf parut sur le point d’émettre une objection, puis il plongea sa main dans sa poche et proposa aux dames :

— Voulez zieuter mon amie la souris ?

— Souris ? couina l’une d’elles.

Et toutes trois se ratatinèrent au fond de leur siège rembourré.

— Alf…, articula Eileen sur un ton menaçant.

— J’lui avais bien dit de pas l’amener, déclara Binnie d’un air de sainte-nitouche.

Et Alf sortit sa main de sa poche. De son poing fermé s’échappait une longue queue rose.

— Son p’tit nom, c’est Harry, annonça-t-il.

Il tendit son poing vers les dames. Deux d’entre elles glapirent d’effroi, et toutes rassemblèrent leurs affaires et partirent en trombe.

— Alf…

— T’avais juste dit non pour le vomi et la cinquième colonne. T’avais pas interdit les souris.

Il ferma la porte du compartiment, s’assit à la fenêtre et pressa son nez contre la vitre.

— Regardez ! Voilà un Wellington.

— Alf, donne-moi cette souris tout de suite.

— Mais j’dois marquer où j’ai logé le Wellington !

Il sortit la carte que le pasteur lui avait fournie et se mit à la déplier. Eileen la lui arracha.

— Pas avant que tu m’aies donné cette souris !

Elle tendit la main.

— Bon, d’accord, fit le garçon de mauvaise grâce en la retirant de sa poche. C’est juste un bout de ficelle.

Un cordon d’un rose passé reposait dans sa paume. Eileen le trouva bizarrement familier.

— Où as-tu pêché ça ?

— Le tapis de lady Caroline, expliqua Binnie.

— C’est tombé, prétendit Alf.

L’inestimable tapisserie médiévale de lady Caroline ! Quand elle s’en apercevra…

Mais alors Eileen serait partie depuis longtemps, lady Caroline s’en prendrait à l’armée, et Alf et Binnie auraient été pendus pour un autre crime, si bien qu’elle se contenta de les sermonner pour qu’ils cessent d’effrayer les gens. Puis elle leur distribua les sandwichs et les bouteilles de limonade tirées du panier. Ils buvaient tous joyeusement quand une femme aux cheveux gris et à l’air sévère ouvrit la porte.

— Non ! intima Eileen aux Hodbin.

La dame s’installa en face d’Eileen, les mains sur son sac posé sur ses genoux.

— Vous ne devriez pas autoriser la limonade à vos enfants, déclara-t-elle d’un ton sévère. Ni les sucreries, quelles qu’elles soient.

— Ça vous botterait de zieuter ma souris ? demanda Alf.

La femme pointa sur lui un regard en vrille.

— Quand on voit un enfant, on ne veut pas l’entendre.

— C’est la bouffetance pour mon serpent.

Il exhiba son fil de tapisserie pendouillant.

Elle lui jeta un coup d’œil glacial.

— J’ai dirigé une école pendant trente ans, lui dit-elle en attrapant le cordon et en l’arrachant de son poing. Bien trop longtemps pour tomber dans le panneau d’écoliers et de leurs souris chimériques. (Elle tendit le cordon à Eileen.) Et de leurs serpents imaginaires. Il faut vous montrer plus ferme avec vos enfants.

— C’est pas ma mère, intervint Theodore.

La directrice tourna vers lui son regard en vrille. Il se blottit contre Eileen.

— Ce sont des évacués, expliqua celle-ci en entourant le garçon de son bras.

— Encore plus de raisons d’employer la manière forte avec eux.

Alf posa la main sur son estomac.

— J’me sens pas bien, Eileen.

— Alf dégobille toujours dans les trains, renchérit Binnie.

— Rien d’étonnant, dit la directrice à l’intention d’Eileen. Voilà ce que vous y gagnez, à leur donner de la limonade. Une bonne dose d’huile de ricin, et tout rentrera dans l’ordre.

Alf retira en hâte la main de son estomac, et fila avec Binnie dans le coin du compartiment.

— Il est évident que les trois enfants dont vous avez la charge ont été beaucoup trop dorlotés et gâtés, ajouta-t-elle, ses yeux glacials rivés sur Theodore.

Theodore. Combien de fois avait-il été confié à des étrangers, une étiquette à bagages épinglée au manteau, et envoyé vers l’inconnu ?

— Le maternage ! Ce n’est pas ce dont les enfants ont besoin, insista-t-elle.

Elle lança un regard noir aux Hodbin, en plein conciliabule dans l’angle de la fenêtre.

— Ils ont besoin de discipline et d’une poigne de fer, en particulier à des moments comme ceux que nous vivons.

J’aurais tendance à penser qu’ils ont besoin de plus de « maternage » pendant une guerre, pas l’inverse.

— Qui se montre gentil avec les enfants n’aboutit qu’à les rendre dépendants et faibles.

Ce n’étaient pas exactement les mots qu’Eileen aurait choisis pour décrire Alf et Binnie.

— Qui aime bien châtie bien, affirma la dame.

— Vous voulez dire que vous battez les enfants ? demanda Theodore d’une voix tremblante en se terrant contre Eileen.

— Quand c’est nécessaire, déclara la directrice.

Dont le regard sur Alf et Binnie témoignait à l’envi que si cela ne relevait que d’elle l’exécution aurait lieu sur-le-champ.

Alf était monté sur le siège pour atteindre le porte-bagages, et Binnie se tenait dessous pour le rattraper.

— Alf, assieds-toi, ordonna Eileen.

— Je cherche mon journal de guetteur. Faut que j’note les avions qu’j’ai zieutés.

— Les enfants ne doivent pas répondre insolemment à leurs aînés, proféra la directrice. Ni grimper partout comme des singes. Vous deux, là-bas, asseyez-vous immédiatement.

À la grande surprise d’Eileen, ils lui obéirent tous les deux. Ils s’assirent près d’elle, les mains croisées sur les genoux.

— Vous voyez ? triompha-t-elle. Un peu de fermeté, c’est tout ce dont ils ont besoin. La tendance moderne à laisser les enfants faire ce qui leur… Hé !

Elle se dressa d’un bond, balança son sac à Eileen et se mit à frotter son ventre comme s’il s’était enflammé.

— Alf, qu’as-tu fait ? interrogea Eileen.

Mais il était déjà à quatre pattes avec sa sœur, et tâtonnait pour essayer d’enlever quelque chose du plancher. Il le fourra dans sa poche.

— Nib de nib, répondit-il en se levant et en présentant ses mains vides.

— On était juste assis là, ajouta Binnie d’un ton innocent.

— Affreux petits voyous ! explosa la directrice avant de s’approcher d’Eileen. Vous êtes de toute évidence incapable de vous charger d’enfants. (Elle arracha son sac à Eileen.) J’ai bien l’intention d’en rendre compte au Comité d’évacuation. Et au chef de train.

Après avoir attrapé sa valise et ses paquets, elle se tourna vers Alf et Binnie :

— Vous, vous finirez mal, je vous le prédis !

Elle sortit en tempête du compartiment.

— L’est pas imaginaire : j’voulais juste y montrer, expliqua Alf, qui tirait une couleuvre verte de sa poche.

— Bien fait pour elle, affirma Binnie d’une voix sinistre.

Oui, bien fait pour elle, pensa Eileen, au lieu de quoi elle demanda :

— Qu’est-ce qui vous a pris d’emporter un serpent dans le train ?

— Y pouvait pas rester tout seul au manoir, lui dit Alf. Les soldats, y l’auraient canardé. Y s’appelle Bill, précisa-t-il avec tendresse.

— On va être jetés du train ? interrogea Theodore, apeuré.

Comme s’il lui répondait, le convoi se mit à ralentir. Les Hodbin foncèrent à la fenêtre.

— C’est rien, annonça Binnie. Juste une gare.

Cependant, au bout de dix minutes, le train ne repartait toujours pas et, quand Eileen sortit dans le couloir – après avoir enjoint aux enfants de ne pas bouger pendant son absence –, elle vit la directrice, sur le quai, secouer son doigt sous le nez du chef de gare qui regardait anxieusement sa montre à gousset.

Eileen battit en retraite dans le compartiment.

— Alf, tu dois te débarrasser de ce serpent dans l’instant.

— Abandonner Bill ? fit Alf, atterré.

— Oui.

— Comment ?

— Ça m’est égal, commença-t-elle à dire, puis une horrible vision lui vint du reptile se faufilant dans le couloir. Lâche-le par la fenêtre.

— Par la f’nêtre ? Y s’ra écrabouillé !

Et Theodore fondit en larmes.

Plus qu’un jour, et ces gosses seront hors de ma vue à jamais…

Le train se remettait en marche. Le chef de gare avait dû persuader la directrice de les laisser à bord. Ou peut-être était-elle partie ; enragée, pour prendre un train plus tard.

— On peut pas lâcher Bill maintenant qu’on roule, déclara Binnie. Y s’rait tué pour de bon.

— C’est pas la faute à Bill, s’y vadrouille avec moi, argumenta son frère. T’aimerais pas ça, traîner où t’as pas le droit, et y a quelqu’un qui veut te liquider.

Je me trouverai précisément dans cette situation quand j’atteindrai Londres.

— D’accord. Mais tu dois t’en séparer à notre prochain arrêt. Et jusque-là il ne bouge pas de ton sac. Si tu le sors, c’est pour le libérer par la fenêtre.

Alf acquiesça, grimpa sur le siège, remisa le serpent et sauta sur le sol.

— J’peux avoir du chocolat ?

— Non.

Eileen regardait la porte avec anxiété, mais quand le chef de train arriva, il se contenta de poinçonner leurs tickets. Il n’y eut pas d’autres intrusions, même après l’arrêt du train à Reading, et une nouvelle vague de voyageurs.

Ils ont dû se donner le mot.

Eileen se demandait en combien de temps les Hodbin deviendraient célèbres à Londres. Une semaine.

En attendant, Theodore pouvait s’asseoir à côté d’elle plutôt que sur ses genoux, et elle n’avait plus à écouter les sermons de la directrice. Aussi, quand le chariot du vendeur de casse-croûte passa, elle céda et leur acheta des pommes.

Elle aurait dû savoir que ce n’était pas une bonne idée. Ils réclamèrent aussitôt des sandwichs, puis des bonbons et des friands à la saucisse.

Je serai ruinée avant d’arriver à Londres. Et il me reste à prier pour qu’Alf ne soit vraiment pas malade en voyage.

Mais le garçon était très occupé à dessiner des X sur sa carte et à montrer des avions invisibles à Theodore.

— Zieute ! Un Messerschmitt ! Les Me 109 embarquent des bombes de deux cent cinquante kilos. Y peuvent souffler un train entier. S’y t’en lâchaient une, on r’trouverait pas ta bidoche, ni rien du tout. Ka-boum ! Et hop ! t’es parti en fumée, juste comme ça.

Les gamins pressèrent leur nez contre la vitre pour repérer d’autres avions. Binnie était plongée dans un magazine de cinéma qu’une des jeunes femmes avait dû oublier. Eileen ramassa le journal du gros monsieur pour regarder si des annonces de John Lewis ou Selfridges pourraient lui donner leur adresse.

Les deux magasins ouvraient jusqu’à 18 heures. Parfait. Avec un peu de chance, elle parviendrait à déposer les enfants et à se rendre aux deux avant la fermeture. Mais si Polly ne travaillait dans aucune de ces entreprises ? Eileen continua de parcourir les publicités, en quête de l’autre nom mentionné par son amie. Dickins and Jones ? Non. Parker and Co. ? Non, mais elle n’avait jamais été aussi convaincue que le nom commençait par un P. Était-ce P.D. White’s ?

Non, c’était celui-ci. Padgett’s. Je savais que je m’en souviendrais en le voyant. Le magasin restait ouvert jusqu’à 18 heures, lui aussi, et si l’on en croyait les adresses, il semblait n’être distant que de quelques pâtés de maisons. Avec un peu de chance, elle pourrait les vérifier tous les trois avant la fermeture. Elle espérait qu’il n’y aurait pas de raids ce soir. Ou, s’il y en avait, qu’ils épargneraient Oxford Street. L’idée de se retrouver en plein raid la terrifiait.

J’aurais dû faire des recherches sur le Blitz de façon à savoir où et quand ils ont lieu.

Mais il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’elle en aurait besoin.

Polly avait expliqué que les stations de métro avaient servi comme abris. Elle pourrait s’y réfugier en cas de raid. Mais elles n’étaient pas toutes sûres. Eileen se rappelait la liste que Colin avait donnée à Polly. Elle répertoriait celles qui avaient été touchées, mais Eileen était incapable de se souvenir desquelles il était question.

Dès que j’aurai trouvé Polly, je serai sortie d’affaire. Elle n’ignore rien du Blitz.

Dieu merci ! Eileen connaissait le nom que Polly utilisait et pourrait demander Mlle Sebastian au lieu de…

— Polly, clama Binnie.

— Quoi ? interrogea Eileen d’un ton brusque.

L’espace de quelques instants terribles, elle crut qu’elle avait réfléchi à voix haute.

— T’en penses quoi, de « Polly » ? Pour mon nom. Polly Hodbin. Ou Molly. Ou Vronica.

Elle poussa le magazine devant Eileen et désigna une photo de Veronica Lake.

— J’ai l’air d’une Vronica ?

— T’as l’air d’un crapaud, rigola Alf.

— Pas vrai ! râla Binnie, qui le cingla avec le magazine. Retire c’te vanne !

— Pas question ! répondit Alf, ses deux bras en bouclier au-dessus de sa tête. Crapaud Hodbin ! Crapaud Hodbin !

Encore un jour, se disait Eileen alors qu’elle les séparait. Je n’y arriverai jamais.

— Alf, retourne à tes avions, ordonna-t-elle. Binnie, lis ton magazine. Theodore, viens ici, je vais te raconter une histoire. Il était une fois une princesse. Une méchante sorcière l’enferma dans une toute petite pièce avec deux monstres diaboliques…

— Zieutez ça ! s’exclama Alf. Un ballon de barrage !

— Où ça ? demanda Theodore.

— Là, fit Alf en le montrant par la fenêtre. Ce gros truc argenté. Y s’en servent pour empêcher les Boches de bombarder en piqué.

Ils devaient donc approcher de Londres. Pourtant, quand Eileen regarda dehors par la fenêtre, ils étaient toujours en pleine campagne, et elle ne pouvait rien distinguer qui ressemble de près ou de loin à un ballon de barrage.

— T’as biglé un nuage, se moqua Binnie.

Mais les seuls nuages à silloner la nue bleu vif ne dessinaient que des lignes éthérées et plumeuses. À contempler le ciel, les champs, les arbres et les villages pittoresques avec leurs églises de pierre et leurs chaumières, il était difficile d’imaginer qu’on se trouvait en plein milieu d’une guerre.

Et tout autant que le train arriverait à Londres un jour. L’après-midi passa. Alf notait des Stuka et des Bristol Blenheim inexistants sur sa carte, Binnie murmurait : « Claudette… Olivia… Katharine ’Epburn Hodburn… », et Theodore s’endormit.

Eileen continua de lire le journal. En page quatre, il y avait une annonce encourageant les parents à inscrire leurs enfants dans le Programme outre-mer. « Choisissez le confort de les savoir en sécurité », prétendait-elle.

Sauf s’ils tombent sur le City of Benares, pensa Eileen, qui regardait Alf et Binnie avec inquiétude. Aujourd’hui, c’était le 9 septembre. Si Mme Hodbin les emmenait au bureau demain et s’ils partaient pour Portsmouth mercredi, ils pouvaient très bien embarquer sur le City of Benares. Il avait navigué le 13, et il avait sombré quatre jours après.

— J’chuis en nage, souffla Binnie, qui s’éventait avec son magazine.

Il faisait effectivement chaud. Le soleil de l’après-midi tapait dans le compartiment, mais descendre le store n’était pas une solution. Il avait été conçu pour le black-out et supprimait toute lumière. Empêché de guetter les avions, Alf inventerait de nouvelles bêtises.

— J’ouvre la f’nêtre, annonça-t-il.

Et il bondit sur le siège pelucheux.

Le train eut un brusque sursaut, lâcha une bouffée de vapeur dans un sifflement perçant et ralentit brutalement.

— Qu’as-tu fait ? s’inquiéta Eileen.

— Nib de nib.

— L’a tiré la sonnette d’alarme, j’parie, accusa Binnie.

— Pas vrai !

— Alors, pourquoi que l’train y s’arrête ?

— As-tu laissé Bill sortir ? demanda Eileen.

— Non.

Il fouilla dans son sac et en extirpa la couleuvre frétillante.

— Tu vois ?

Il la remit dans son sac et sauta sur le plancher.

— J’parie qu’on arrive en gare, dit-il avant de foncer sur la porte. J’vais voir.

— Non, tu ne vas rien voir du tout, gronda Eileen en le rattrapant. Vous restez ici tous les trois. Binnie, surveille Theodore. Je jette un coup d’œil.

Mais depuis le couloir, aucune gare n’était visible, ni d’un côté ni de l’autre, juste une prairie que parcourait un ruisseau. Plusieurs personnes étaient dehors, elles aussi, y compris la directrice d’école. Seigneur ! elle était encore dans le train.

— Savez-vous ce qui se passe ? interrogea l’un des voyageurs.

La directrice se tourna vers Eileen et lui adressa un regard glacial.

Moi, j’ai dans l’idée que quelqu’un a tiré la sonnette d’alarme.

Oh ! mon Dieu ! Eileen rentra en hâte dans son compartiment. Ils vont nous expulser du train au milieu de nulle part. Elle referma et resta là, le dos calé contre la porte.

— Alors ? demanda Binnie. On est en gare ?

— Non.

— Pourquoi on est arrêtés ?

— J’parie qu’c’est un raid, dit Alf. Dans moins d’une minute, les Boches y vont nous larguer leurs bombes sur la tronche.

— On est sûrement arrêtés pour laisser passer un train militaire, tempéra Eileen, et on repartira d’ici peu.

Mais ce ne fut pas le cas.

Les minutes défilaient, le compartiment devenait de plus en plus chaud, et les passagers fourmillaient dans le couloir, sans cesse plus nombreux. Eileen tenta de distraire les enfants en les faisant jouer à I Spy.

— J’parie qu’y a un espion dans l’train et c’est pour ça qu’on a stoppé, dit Alf. C’boudin qui voulait pas m’laisser la f’nêtre, j’savais qu’y était d’la cinquième colonne. Y va faire sauter l’train.

— Je veux pas…, commença Theodore.

— Il n’y a pas de bombe dans le train, l’interrompit Eileen.

Puis le chef de train entra, l’air préoccupé.

— Désolé de vous déranger, madame, mais nous devons évacuer le train, malheureusement. Il faut rassembler vos affaires et sortir.

— Évacuer ?

— J’avais raison, triompha Alf. Y a une bombe, hein ?

Le chef de train négligea son interruption.

— Quelle était votre destination, madame ?

— Londres. Mais…

— Vous serez prise en charge par un bus pour le reste du trajet.

Et il partit avant qu’ils puissent poser d’autres questions.

— Attrapez vos affaires, ordonna Eileen. Alf, plie ta carte. Binnie, passe-moi ton livre. Theodore, enfile ton manteau.

— Je veux pas exploser, gémit le petit garçon. Je veux rentrer à la maison.

— T’exploseras pas, imbécile, se moqua Binnie, qui était montée sur le siège pour descendre leur valise. Si c’était une bombe, y te laisseraient prendre rien du tout.

Des propos pleins de bon sens…

Et c’est une chance qu’il n’y ait pas de bombe, pensait Eileen tandis qu’elle bataillait avec les trois enfants et les bagages pour gagner la porte, parce que nous ne sortirions jamais à temps.

Les autres passagers avaient déjà quitté le convoi. Ils se tenaient près des rails, sur le gravier. La directrice invectivait le chef de train.

— Êtes-vous en train de me dire qu’il faut marcher jusqu’au village ?

C’était de toute évidence ce qui était prévu. Plusieurs des voyageurs avaient commencé à traverser la prairie en portant leurs valises.

— J’en ai bien peur, madame. Ce n’est pas loin. Vous verrez le clocher de l’église juste derrière ces arbres. Un bus devrait arriver dans l’heure.

— Je ne comprends toujours pas pourquoi vous ne pouvez pas nous emmener jusqu’à la prochaine gare, ou faire demi-tour…

— C’est malheureusement impossible. Un autre train nous suit.

Il se pencha vers elle et ajouta en baissant la voix :

— Il y a eu un incident sur la ligne, devant nous.

— Quand j’vous disais qu’y avait une bombe ! clama Alf.

Il bouscula la directrice pour lui passer devant.

— Qu’est-ce qui a sauté ?

Le chef de train lui lança un regard furieux.

— Un pont de chemin de fer.

Il se retourna vers la directrice.

— Nous regrettons le dérangement, madame. Peut-être ce garçon pourrait-il vous aider à porter vos valises.

— Non, merci, je préfère me débrouiller seule, lui dit-elle avant de s’adresser à Eileen. Autant vous prévenir tout de suite : je n’ai aucune intention de partager un bus avec un serpent.

Et elle s’engagea d’un pas déterminé dans la prairie, à la suite des autres.

— C’est un Dornier qu’a balancé la bombe ? demanda Alf, nullement découragé. Ou un Heinkel 111 ?

— Allez, viens, Alf, soupira Eileen.

Elle le tira en avant.

— Si l’train l’était passé quelques minutes plus tôt, fit-il d’un air songeur, on aurait été sur l’pont quand y z’ont largué la bombe.

Et sans toi et ton serpent, le train n’aurait pas été en retard…

Eileen se rappelait la directrice menaçant le chef de gare pendant qu’il regardait sa montre avec anxiété. Elle aurait dû lui en être reconnaissante, mais elle n’y parvenait pas. L’herbe dans la prairie, qui lui arrivait aux genoux, était impossible à traverser avec des bagages. Theodore tint bon un quart du chemin, puis exigea d’être porté. Alf refusa de prendre en charge le sac de Theodore, et Binnie lambinait en arrière.

— Arrête de cueillir des fleurs et avance ! lui enjoignit Eileen.

— Je cueille un prénom. Marguerite. Marguerite Hodbin.

— Ou alors Chou Puant Hodbin ! proposa Alf.

Binnie leva les yeux au ciel.

— Ou Violette. Ou Mata.

— C’est une fleur, ça ?

— C’est pas une fleur, crétin. C’est une espionne. Mata ’Ari. Mata ’Ari ’Odbin.

— J’suis claqué. On peut dire pouce et souffler ?

— Oui, convint Eileen, même si le reste des passagers était loin devant.

Ou peut-être était-ce aussi bien. Elle posa Theodore.

— Alf, ils ne te laisseront pas emmener ce serpent dans le bus. Il faut le libérer.

— Ici ? Y a rien à bouffer pour Bill, ici.

Il sortit la couleuvre non de son sac, mais de sa poche. Elle se tordait en tout sens.

— Y va crever de faim.

— N’importe quoi. C’est l’endroit idéal, pour lui. De l’herbe, des fleurs, des insectes.

C’était vraiment un endroit idéal. Si elle n’avait pas dû le traverser chargée de bagages et avec trois enfants, elle aurait adoré rester ici dans l’herbe haute et odorante, la brise ébouriffant ses cheveux, à l’écoute du léger bourdon des abeilles. La lumière de l’après-midi dorait la prairie piquée de boutons-d’or et de carottes sauvages. Une libellule cuivrée voletait au-dessus d’une gerbe de mouron blanc, un oiseau fila telle une flèche, bleu d’encre contre le ciel bleu vif.

— Mais si je largue Bill ici, y pourrait s’prendre une bombe, protesta Alf, qui promenait le serpent sous le nez de Binnie sans qu’elle paraisse autrement impressionnée. Le Dornier pourrait rev’nir et…

— Libère-le !

— Mais y s’ra tout seul ! Toi, t’aimerais pas beaucoup qu’on t’largue toute seule dans un endroit étrange.

Tu as raison, je n’aime pas ça.

— Libère-le. Maintenant !

Alf s’accroupit à contrecœur et ouvrit sa main. La couleuvre glissa avec enthousiasme dans l’herbe et s’éclipsa. Eileen attrapa le sac de marin de Theodore et sa propre valise, et ils se remirent en route. Les autres passagers avaient disparu. Elle espéra qu’ils auraient prié le bus de les attendre, bien que cela soit sans doute un espoir déraisonnable, vu l’attitude de la directrice.

— Zieutez ça ! cria Alf.

Il s’était arrêté si brusquement qu’Eileen faillit le heurter. Il désignait le ciel.

— Un avion !

— Où ? interrogea Binnie. On azimute que dalle.

L’espace d’un instant, Eileen ne repéra rien non plus, puis elle aperçut un tout petit point noir.

— Minute, maintenant, j’le gaffe ! s’exclama Binnie. Y r’vient nous bombarder ?

Eileen se rappela soudain une vid de ses cours d’Histoire : des réfugiés s’éparpillant en tout sens tandis qu’un avion plongeait sur eux pour les mitrailler.

— Est-ce un bombardier ? demanda-t-elle à Alf.

Elle avait lâché sa valise et serrait la main de Theodore, prête à attraper celles des Hodbin et à courir.

— Tu veux dire un Stuka ? J’peux pas savoir, répondit le garçon, qui plissait les yeux pour identifier l’avion. Non, c’est un à nous. Un Hurricane.

Cependant, ils étaient encore en plein milieu d’un champ, à quelques centaines de mètres d’un train arrêté, une cible parfaite pour un bombardier.

— Il faut qu’on rattrape les autres, déclara Eileen. Venez. Vite !

Pas un ne bougea.

— Y en a un autre ! annonça Alf, en transes. C’est un Messerschmitt. Vous zieutez les croix de fer sur les ailes ? Y vont s’battre !

Eileen tendit le cou pour regarder les minuscules avions. Elle parvenait à les distinguer maintenant, le Hurricane au nez pointu et le Messerschmitt au nez camus, mais on aurait dit des jouets. Ils se poursuivaient en dessinant des cercles, se dégageaient en piqué et tournaient, silencieux, comme s’ils dansaient au lieu de se livrer bataille. Theodore lâcha la main d’Eileen et rejoignit Alf, la tête levée en direction de l’élégant duo, bouche ouverte, fasciné. Il pouvait l’être. C’était magnifique.

— Vas-y ! hurla Alf. Descends-le !

— Descends-le ! lui fit écho Theodore.

Les avions jouets viraient sur l’aile, plongeaient et s’élevaient en silence. Ils traînaient d’étroits voiles blancs derrière eux.

Ce que j’ai observé depuis le train n’était pas des nuages. C’étaient des traînées de vapeur issues des combats, tout comme celles-ci. Je suis en train de regarder la bataille d’Angleterre.

Le Messerschmitt prit de l’altitude avant de foncer droit sur l’autre avion.

— Attention ! cria Binnie.

Il n’y avait toujours pas un bruit, pas de rugissement de moteur alors que l’avion plongeait, pas de staccato de mitrailleuse.

— Raté ! brailla Alf.

Eileen aperçut une minuscule flamme orange au milieu de l’aile du Hurricane.

— L’est touché ! hurla Binnie.

De la fumée blanche commençait à bouillonner au niveau de l’aile. Le Hurricane piqua du nez.

— Redresse ! gueulait Alf.

Et le petit avion sembla se reprendre un peu.

Le pilote est donc encore en vie…

— Tire-toi de là ! cria Binnie.

Et là encore il parut obéir, s’envolant vers le nord. Hélas ! pas assez vite. Le Messerschmitt effectua un virage serré et revint à la charge.

— Derrière toi ! beuglaient Alf et Theodore de concert. Attention !

— Regardez ! s’exclama Binnie, qui levait le bras. Y en a un autre.

— Où ça ? demanda Alf. J’le zieute pas.

Eileen le repéra tout à coup. Au-dessus des deux autres, il arrivait comme une flèche.

Seigneur ! faites que ce ne soit pas un Allemand !

— C’est un Spitfire ! triompha Alf.

Et le cockpit du Messerschmitt explosa, mélange de flammes et de fumée noire.

— Y l’a eu ! fit le garçon, fou de joie.

Le Messerschmitt bascula et tomba en spirale, suivi d’une épaisse fumée, toujours aussi gracieux, toujours aussi silencieux dans sa chute mortelle.

Il ne fera même pas un bruit quand il touchera le sol.

Mais il en fit un, un bruit sourd, à donner la nausée. Les enfants hurlèrent d’enthousiasme.

— J’savais qu’le Spitfire y allait l’sauver, exulta Alf, qui regardait de nouveau les deux avions.

Le Spitfire tournait au-dessus de l’autre appareil britannique, qui dégageait encore de la fumée blanche. Comme ils les observaient, le Hurricane plongea longuement à travers l’immense étendue de ciel bleu et s’évanouit derrière les arbres. Eileen ferma les yeux et attendit l’impact. Il survint, aussi léger que le bruit d’un pas.

Je veux rentrer à la maison, se dit-elle.

— Y s’en est sorti, annonça Alf. Voilà son parachute.

Il désignait avec assurance un point du ciel bleu, totalement vide.

— Où ? demanda Theodore.

— Moi, j’mate aucun parachute, renifla Binnie.

— Il faut partir, dit Eileen.

Elle ramassa sa valise et prit la main de Theodore.

— Mais s’y s’est posé en catastrophe et qu’y a besoin d’aide ? interrogea Alf. Ou d’une ambulance ? Les pilotes de la RAF, c’est des as. Y peuvent atterrir n’importe où.

— Avec une aile en feu ? le contra Binnie. J’parie qu’y est resté.

Theodore agrippa Eileen et lui lança un regard implorant.

— Tu ne peux pas en être sûre, Binnie.

— Mon nom, c’est pas Binnie.

Eileen l’ignora.

— Je suis certaine que le pilote va bien, Theodore. Maintenant, venez, ou nous raterons le bus. Alf, Binnie…

— J’t’ai dit, j’m’appelle plus Binnie. J’ai décidé mon nouveau nom.

— C’est quoi ? s’enquit Alf d’un ton méprisant. Pissenlit ?

— Non. Spitfire.

— Spitfire ? s’esclaffa son frère. Hurricane, plutôt. Hurricane Hodbin !

— Non, insista Binnie. Spitfire, parce que c’est eux qui vont foutre la pâtée à ce débris d’Hitler. Spitfire Hodbin… C’est pas un beau nom pour moi, ça, Eileen ?

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