Hôpital des urgences de guerre, septembre 1940

Onze horizontalement : mais des grosses légumes de ce genre en croquaient, à l’occasion. (Solution : « Overlord[37] »)

Définition de mots croisés du Daily Herald soupçonnée d’être un message aux Allemands, le 27 mai 1944


— Le capitaine Harold et Jonathan ont été tués à Dunkerque ? répéta Mike. Mais non ! Ils sont rentrés sains et saufs à Douvres. J’étais avec eux. Le capitaine a aidé à m’installer sur le brancard…

— C’est là que vous vous êtes blessé ? interrogea Daphne. Pendant ce premier voyage ?

— Oui… « Premier voyage » ?

Elle hocha la tête.

— Quand la Lady Jane a été portée disparue, la petite-fille du capitaine – la maman de Jonathan – craignait qu’ils ne soient partis pour Dunkerque. Elle a demandé à papa d’aller à Douvres apprendre tout ce qu’il pourrait, et l’Amirauté lui a dit qu’ils étaient partis pour Dunkerque tout seuls, qu’ils avaient rapatrié des soldats, puis qu’ils étaient repartis sur-le-champ, mais qu’ils n’étaient pas rentrés, cette fois. Ils ignoraient ce qui s’était passé, mais nous savons qu’ils ont atteint Dunkerque. M. Powney les a vus.

— M. Powney ? Le fermier qui voulait s’acheter un taureau ?

— Oui. C’est pour ça qu’il n’est pas revenu ce jour-là. Il n’est jamais arrivé à Hawkhurst. En chemin, on l’a informé de l’opération de secours, et il est allé s’engager à Ramsgate. Ils l’ont mis sur un garde-côte. Il a fait trois voyages et sauvé un tas de soldats.

— Et il a vu le capitaine et Jonathan ?

— Oui, à Dunkerque. Le 30 mai. Ils faisaient monter des troupes sur la Lady Jane sous la mitraille. M. Powney les a appelés, mais ils étaient trop loin pour l’entendre. Le Daffodil les a vus quitter le môle est, et plus personne ne les a croisés ensuite. L’officier qui a parlé à papa disait qu’une torpille les avait sans doute coulés sur le chemin du retour. Ou une mine.

Ou un Stuka. Mike n’avait pas oublié le hurlement de l’avion en piqué. Ou un autre cadavre enchevêtré dans l’hélice.

— Quand votre lettre pour lui est arrivée, Mlle Fintworth – c’est notre factrice – se demandait quoi faire. Elle ne pouvait pas la donner à la maman de Jonathan, elle était retournée dans sa famille du Yorkshire après avoir reçu la mauvaise nouvelle, et elle n’avait pas envie de vous la renvoyer, puisqu’il était évident que vous ne saviez pas ce qui s’était passé. Alors elle l’a apportée à papa pour lui demander conseil. J’espère que vous ne nous en voulez pas de l’avoir ouverte, mais papa pensait que c’était peut-être urgent, vu que ça provenait d’un hôpital et tout ça, et quand on l’a lue et qu’on a vu que vous aviez été blessé à Dunkerque, on s’est dit que vous étiez sûrement avec eux. On savait que vous n’étiez pas au courant (ses gants entortillés subirent un tour de plus), que vous ignoriez comment ça s’était terminé, sinon vous n’auriez pas écrit au capitaine, mais on se disait que vous étiez peut-être là quand la Lady Jane avait été touchée, et que vous aviez été séparé d’eux d’une façon ou d’une autre avant d’être secouru, et que vous auriez une idée de ce qui s’était passé.

Non, mais je sais pourquoi ils sont morts.

Parce qu’il avait débloqué leur hélice. Il leur avait permis d’y retourner.

Daphne posait sur lui un regard interrogateur.

— Non, j’ai été blessé lors du premier voyage. J’ignorais qu’ils y étaient retournés. Je suis vraiment désolé.

— Ce n’est pas votre faute, souffla-t-elle, baissant les yeux vers ses gants. Papa dit que c’est l’imprudence du capitaine qui les a tués. Le Small Vessels Pool avait refusé la Lady Jane, vous savez. Papa pense que le capitaine aurait mieux fait de les écouter.

— Il voulait aider. Un tas de bateaux sont allés là-bas de leur propre chef, et c’était une bonne chose. L’armée traversait une très mauvaise passe.

— Et vous êtes parti avec eux pour les soutenir. Je trouve que c’était superbe de les accompagner, pour un Américain comme vous. Très courageux. L’officier a raconté à papa que le capitaine et Jonathan ont ramené presque une centaine de nos gars. Il a dit que c’étaient de véritables héros.

De véritables héros, oui. Toi qui désirais observer l’héroïsme, ton souhait a été exaucé.

— Absolument. Ils ont fait preuve d’une bravoure au-delà du commun.

Daphne hocha solennellement la tête.

— Vous aussi, vous êtes un héros. L’infirmière m’a expliqué comment vous avez libéré l’hélice et tout ça. Elle dit qu’on devrait vous donner une médaille.

Une médaille ! pensa-t-il avec amertume, pour m’être trouvé là où je n’étais pas censé me trouver, pour avoir criminellement modifié le cours des événements. Si je n’avais pas libéré l’hélice, cette bombe aurait frappé la Lady Jane et endommagé son gouvernail. Jamais ils n’auraient été capables de faire un second voyage…

Daphne le regardait avec inquiétude.

— Je vous ai fatigué, déclara-t-elle en se levant, et elle commença à enfiler ses gants. Je devrais m’en aller.

— Non, ne partez pas !

Il n’avait pas encore eu l’occasion de lui parler de l’équipe de récupération.

— Vous ne pouvez pas rester un peu plus longtemps ?

Elle hésita, jetant un coup d’œil incertain en direction des portes.

— L’infirmière disait que je devais rester seulement un quart d’…

— Je vous en prie. (Il lui saisit la main.) C’est si agréable d’avoir un visiteur. Racontez-moi ce qui s’est passé à Saltram-on-Sea.

— Bon, d’accord, accepta-t-elle, l’air ravie. On a eu pas mal d’animation la semaine dernière. Les Allemands ont balancé une bombe dans le champ de M. Damon. On croyait que l’invasion commençait. M. Tompkins tenait à ce qu’on fasse sonner les cloches de l’église séance tenante, mais le pasteur ne voulait pas céder avant d’avoir la certitude. M. Tompkins disait qu’il serait trop tard, à ce moment-là, qu’ils auraient déjà envoyé des saboteurs et des espions, et qu’ils débarqueraient sous peu, et ils se sont traités de tous les noms devant l’église.

Des espions. Elle lui tendait la perche qu’il avait espérée.

— Alors, j’imagine que vous guettez tous les étrangers ?

— Oh ! oui ! La Home Guard patrouille dans les champs et sur la plage chaque nuit, et le maire a fait circuler un avis nous demandant de lui signaler sans délai tous les étrangers de passage en ville.

— Et vous en avez vu ? Des étrangers ?

— Il y a eu pas mal de journalistes juste après Dunkerque pour parler à M. Powney et aux autres…

— Est-ce que certains sont venus au pub pour discuter avec vous ?

— À vous entendre, on croirait que vous êtes jaloux !

Et elle pencha la tête sur le côté en minaudant.

— Non, je…, bafouilla-t-il, pris par surprise. Je pensais que mon journal avait peut-être envoyé quelqu’un prendre de mes nouvelles. J’avais dit à mon rédacteur en chef que je me rendais à Saltram-on-Sea et que je lui posterais un papier sur les préparatifs du débarquement, et comme je n’ai plus donné signe de vie…

— À quoi il ressemble, ce rédacteur en chef ?

— Cheveux bruns, taille moyenne, improvisa Mike, mais il peut avoir délégué quelqu’un d’autre, un autre journaliste ou… Quelqu’un m’a-t-il demandé ?

— Non, mais ils ont pu s’adresser à papa. Dans ce cas, il leur aura dit que vous étiez retourné à Londres. On croyait que vous y étiez parti.

Ce qui pouvait indiquer que l’équipe le cherchait à Londres.

— Daphne, si mon rédacteur en chef, ou n’importe qui d’autre vient, pourrez-vous leur signaler où je suis et ce qui m’est arrivé ? et demander à votre père si l’on a posé des questions à mon sujet ? Si oui, écrivez-le-moi.

— D’accord. Je vous écrirai même si personne ne vient. Et je reviendrai vous voir si papa peut se passer de moi. (De nouveau, cette œillade accrocheuse…) La prochaine fois, je m’arrangerai pour faire un gâteau, promis !

La surveillante générale vint annoncer que les heures de visites étaient terminées. Daphne se leva.

— Merci pour votre visite. Et pour les raisins. Et pour m’avoir appris ce qui est arrivé au capitaine et à Jonathan. Je suis tellement désolé.

Daphne acquiesça, et la tristesse se peignit soudain sur son visage maquillé.

— Mlle Fintworth dit qu’il ne faut pas perdre espoir, qu’ils sont peut-être encore vivants, mais si c’est vrai, pourquoi ne sont-ils pas rentrés chez eux, pourquoi n’ont-ils pas écrit, ni rien ?

— C’est l’heure ! les interrompit sévèrement la surveillante.

— Au revoir. Je reviendrai vite et, ne vous en faites pas, je ne sortirai avec personne d’autre que vous.

Daphne planta un baiser au rouge à lèvres sur la joue de Mike, puis se dépêcha de quitter la salle sous un concert de sifflements.

— T’es un sacré veinard ! lança l’un des patients.

Veinard ? J’ai tué un vieil homme et un garçon de quatorze ans.

Il s’était inquiété d’avoir sauvé la vie du caporal Hardy, au lieu de quoi…

J’aurais dû refuser de descendre dans l’eau. J’aurais dû dire au capitaine que je lui avais menti, que je ne savais pas nager.

Mais il avait débloqué l’hélice, et il avait modifié les événements, c’était certain. Il avait provoqué la mort du capitaine et de Jonathan. Qu’avait-il affecté d’autre ? Quels autres dommages avait-il commis ?

Il resta éveillé tard dans la nuit, ressassant encore et toujours la même chose, comme un animal tourne en cage, et quand il ferma les yeux dans l’espoir que cela cesse enfin, ce fut pour voir Jonathan et le capitaine, entendre le Stuka plonger et l’eau jaillir en une énorme gerbe là où la Lady Jane se tenait quelques instants auparavant. S’il n’avait pas débloqué l’hélice, la bombe aurait touché la proue. Ils auraient commencé à prendre l’eau, et l’un des autres bateaux les aurait accostés pour les transborder et les transférer à…

Mais aucun bateau ne croisait dans les parages, et il y avait des dizaines de Stuka. Et, avec une proue endommagée, ils seraient devenus une cible facile. Au passage suivant, le Stuka les aurait frappés au cœur et aurait tué tout le monde à bord. Était-ce ce qui était supposé arriver ? Ce qui aurait dû arriver si Mike ne s’était pas trouvé là ?

Il s’assit sur son lit et réfléchit aux implications de cette éventualité. S’ils étaient supposés mourir, si la Lady Jane était cochée d’un astérisque sur cette liste qu’il n’avait pas mémorisée, alors il n’avait pas modifié les événements en les faisant tuer, mais en les sauvant.

Dans les systèmes chaotiques, des mécanismes intrinsèques contraient les changements. Des boucles négatives permettaient d’en réduire les effets ou de les annuler complètement. L’Histoire en fourmillait d’exemples. Des assassins rataient leur cible, des pistolets s’enrayaient, des bombes ne s’amorçaient pas. Hitler avait survécu à un attentat parce qu’on avait placé l’engin explosif du mauvais côté du pied d’une table. Pour que les navires prennent des mesures défensives, un télégramme qui prévenait de l’attaque contre Pearl Harbor avait été envoyé à temps mais, posé sur la mauvaise pile de décodage, il n’était arrivé qu’après le raid.

Et si le capitaine et Jonathan n’étaient pas censés être sauvés, c’était assez facile à corriger. Leurs morts au cours de ce second voyage appartenaient-elles à une boucle de rétroaction négative, à une sorte d’annulation de son acte ? Si tel était le cas, peut-être Mike n’avait-il pas fait de dégâts, après tout. Voilà pourquoi il avait pu se rendre à Dunkerque, parce que ses actions n’avaient pas d’effet à long terme. Cela dit, Jonathan et le capitaine n’en étaient pas moins morts. Et qu’en était-il pour le caporal Hardy ?

À moins que ce sauvetage ait été lui aussi annulé. Hardy était trempé quand il avait grimpé à bord. Il pouvait avoir attrapé une pneumonie et…

C’est lui qui a raconté aux infirmières que j’avais débloqué l’hélice, se dit Mike brusquement. Il s’était persuadé que c’était le capitaine, et pourtant Daphne lui avait appris qu’ils étaient repartis immédiatement, ce qui expliquait pourquoi l’hôpital ne connaissait pas son nom. Mais pourquoi Hardy l’aurait-il accompagné à l’hôpital ?

Parce qu’il était hospitalisé, lui aussi. Le soldat n’avait jamais dit qu’il était blessé, mais il avait pu ne pas s’apercevoir qu’il l’était.

Exactement comme moi.

Au matin, lorsque sœur Carmody vint ouvrir les rideaux de black-out, Mike demanda :

— Vous serait-il possible de vous renseigner pour moi ? J’ai besoin de savoir si un patient a été hospitalisé à Douvres le même jour que moi. Il s’appelait Hardy.

Elle le dévisagea d’un air sceptique.

— Vous êtes certain qu’il s’agit d’un de vos souvenirs, et pas de quelque chose que vous avez lu ?

— Lu ?

— Oui. Les souvenirs des patients amnésiques sont souvent embrouillés. Et puis, vous connaissez l’expression : « Embrasse-moi, Hardy ! », et tout ça.

— Quoi ?

— Ah ! j’avais oublié, vous êtes américain. Quand lord Nelson fut mortellement blessé, pendant la bataille de Trafalgar, ses derniers mots furent « Embrasse-moi, Hardy ». Hardy était le capitaine du HMS Victory, le navire amiral de Nelson. Mais si vous ne connaissiez pas l’anecdote, ça ne peut pas être quelque chose que vous avez lu, n’est-ce pas ?

— Non. Ferez-vous cette recherche ? S’il vous plaît. C’est important.

Il avait dû lui communiquer son sentiment d’urgence : quand elle lui apporta son petit déjeuner, elle lui dit qu’elle avait téléphoné à Douvres. Cependant, aucun patient nommé Hardy n’y avait été admis alors que Mike y était hospitalisé.

Ce qui ne prouvait rien. Il pouvait être tombé malade plus tard. Ou avoir été blessé en regagnant son unité. Mike n’avait pas oublié le train dont il avait appris le bombardement par le journal. Ou à Douvres. Les quais avaient été pilonnés. Peut-être Hardy avait-il aidé à installer Mike dans l’ambulance, expliqué au conducteur l’histoire de l’hélice bloquée, et s’était-il fait tuer cinq minutes plus tard. C’était la guerre. Il existait des centaines de façons d’annuler des actions. Mais si les altérations de Mike avaient bien été annulées et s’il n’avait pas changé l’issue de la guerre, pourquoi l’équipe de récupération n’était-elle pas là ? Il regretta de ne pas avoir rappelé à Daphne sa promesse alors qu’elle le quittait. Il craignait que la jeune fille n’oublie d’interroger son père.

Elle y pensa. Une lettre arriva au courrier de mardi après-midi.

« J’ai demandé à papa, écrivait Daphne sur du papier parfumé, mais il m’a dit que personne n’est venu au pub prendre de vos nouvelles. »

Cela n’impliquait pas qu’ils ne s’étaient pas rendus sur place. Elle avait raconté qu’un tas de journalistes avaient envahi la ville après Dunkerque, avant d’ajouter : « Nous pensions tous que vous étiez reparti à Londres. » L’équipe pouvait avoir interrogé M. Tompkins, ou l’un des pêcheurs, et être partie pour Londres à sa recherche, sans imaginer qu’il fallait vérifier les hôpitaux militaires. Cependant, même en 1940, Londres était immense. Comment s’y prendre pour le repérer ?

Polly Churchill arrivera dès le début du Blitz, la semaine prochaine.

Ils tenteraient de la joindre pour savoir s’il avait communiqué avec elle. Il était donc nécessaire qu’il la contacte. Mais comment ? Elle avait annoncé qu’elle travaillerait dans un grand magasin d’Oxford Street, mais il ignorait lequel, et jusqu’au nom sous lequel elle se ferait embaucher. Il devrait aller à Londres et la chercher.

Encore que s’il était capable d’aller à Londres, il était tout aussi capable de gagner le point de transfert. Et la dernière des choses qui lui paraissaient souhaitables était de se retrouver en plein milieu du Blitz. Il fallait découvrir le moyen de contacter l’équipe de récupération tout de suite, de l’hôpital, avant d’en être éjecté. Quand Mike avait demandé quel était son statut à sœur Carmody, elle lui avait répondu :

— La surveillante générale a appelé l’Amirauté. Puisque les équipages des petites embarcations devaient signer pour un mois de service dans la Marine avant de partir pour Dunkerque, vous avez tout à fait le droit d’être ici.

Mais il était question des petites embarcations formées en convois depuis Douvres. Mike n’avait jamais rien signé, et plus le temps passait, plus le risque qu’ils s’en aperçoivent augmentait… une autre des raisons pour lesquelles il avait besoin de contacter l’équipe de récupération au plus vite.

Et s’ils pensaient que Mike était à Londres, alors ils en étaient au même point. Ils essaieraient de communiquer avec lui. Ils enverraient un message pour lui dire où ils étaient basés et lui demander de se mettre en contact avec eux. Comme ces petites annonces qu’il avait lues : « Si quiconque sait où trouver le voyageur temporel Mike Davis, vu pour la dernière fois à Saltram-on-Sea, merci de contacter l’équipe de récupération », et un numéro de téléphone à appeler.

Sauf que le message serait codé, du genre : « Mike, tout est oublié. S’il te plaît, rentre à la maison », ou quelque chose d’approchant.

Il attrapa le Herald dont il avait commencé les mots croisés et parcourut la page des petites annonces :

« Recherche maison à la campagne acceptant de prendre un chien pékinois pendant la durée des bombardements. L. Smith, 26 Brown Street, Mayfair. »

Non.

« Perdu dans la station de métro Holborn. Sac à main de cuir marron. Récompense. »

Non.

« À vendre, assortiment de plantes à repiquer. Iris, lis, poinsettias. »

Des poinsettias. Juste avant Pearl Harbor, la marine américaine avait intercepté un appel téléphonique entre un journal de Tokyo et un dentiste japonais de Honolulu : « Actuellement, les floraisons sont au plus bas de l’année. Cependant, les hibiscus et les poinsettias ont éclos. »

Il s’agissait d’un message codé pour expliquer au Japon que les cuirassés et les contre-torpilleurs étaient tous au port, mais pas les porte-avions. Et l’équipe de récupération n’ignorait pas que la destination suivante de Mike était Pearl Harbor.

Cependant, l’annonce donnait une adresse dans le Shropshire, et aucun numéro de téléphone. Et cinq lignes plus bas, un nouveau message, presque identique, proposait « des dahlias et des glaïeuls ». Tous les autres étaient les habituels « Objets trouvés » ou « À vendre ». Aucun « Prière de contacter », ni « Appel à informations concernant… ».

Cela dit, Mike n’avait cherché que dans le Herald. Ils pouvaient avoir mis un message dans le Times ou l’Evening Standard. Le lendemain, il devrait demander à Mme Ives de lui prêter de nouveaux journaux. Et découvrir comment y insérer une petite annonce de son cru : « Dunworthy, contactez Mike, hôpital des urgences de guerre, Orpington. Le temps nous manque. » Ou bien, juste : « E.R., contactez M.D. »

Il parcourait le Herald à la recherche du coût d’une petite annonce quand il se rappela que son argent était dans sa veste. Laquelle était restée sur le pont de la Lady Jane. S’il réclamait de l’aide à Mme Ives, elle lui poserait toutes sortes de questions. Il valait mieux attendre d’avoir quitté l’hôpital.

Hôpital dont il ne pourrait partir tant qu’il ne marcherait pas. Sa priorité était de se remettre d’aplomb. Il soutira une carte postale à Mme Ives, non sans passer quinze minutes à la dissuader de l’écrire à sa place, puis il envoya un message aux poinsettias. Il sollicitait plus d’information et donnait l’adresse de l’hôpital au cas où il s’agirait réellement d’un signal. Ensuite, il essaya de convaincre les infirmières de lui permettre de se lever.

Elles refusèrent d’en discuter, même s’il s’aidait de béquilles.

— Vous êtes encore en convalescence, dirent-elles en lui tendant le Times.

Il l’éplucha en quête de signes, mais le seul « Prière de contacter » se libellait ainsi : « La jeune personne en robe rouge à pois de la soirée de samedi dernier à l’aérodrome de Tangmere aurait-elle l’obligeance de faire signe au capitaine d’aviation Les Grubman ? »

Suivaient d’autres annonces pour des « plantes à repiquer » et, vendredi, une lettre des poinsettias arriva, accompagnée d’une liste de prix et d’un catalogue de graines. Mike décida de prendre les choses en main et de se lever de son propre chef, mais sœur Carmody le rattrapa avant même qu’il ne soit sorti du lit.

— Vous savez que ce pied ne doit pas porter le moindre poids avant complète guérison.

— Je ne supporterai pas de rester dans ce lit une minute de plus. Ça me rend dingue.

— Je sais exactement ce dont vous avez besoin…

— Un gentil mots croisés de plus ? demanda-t-il, sarcastique.

— Oui, affirma-t-elle en lui tendant le Herald et un crayon. Ainsi que de l’air frais et du soleil.

Elle sortit et revint au bout de quelques minutes avec un fauteuil roulant en rotin, et l’emmena, lui et son Herald, dans le jardin d’hiver, bien que le soleil ne soit pas au rendez-vous. La pièce bénéficiait de hautes fenêtres, mais de grands X de ruban adhésif noir barraient les vitres, contre lesquelles s’empilaient des sacs de sable, et leurs voilages verts donnaient une ambiance sous-marine à la salle. Les fauteuils à haut dossier étaient en osier, mais on les avait peints en brun foncé et des coussins de velours d’un vert encore plus sombre les couvraient. Sur l’un des fauteuils, un homme rougeaud qui portait une minerve lisait le Daily Telegraph.

Entre les fauteuils étaient disposées de massives tables en chêne, des bibliothèques, des vitrines, et des plantes vertes également massives et sombres. Il y avait à peine la place pour le fauteuil de Mike alors que sœur Carmody le poussait en direction des fenêtres protégées par les sacs de sable. Elle l’installa près de l’une des tables et ouvrit la fenêtre.

— Voilà, du bon air frais pour vous.

L’homme aux joues rouges s’éclaircit la gorge avec irritation et secoua bruyamment son journal.

— Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous ? chuchota-t-elle.

— Non.

Mike examinait le lourd mobilier. Si on le laissait seul, il pourrait y prendre appui et…

— Voulez-vous que je reste pour vous faire la lecture ? demanda sœur Carmody.

— Non, je veux avancer mes mots croisés.

Elle hocha la tête, sortit une cloche de sa poche et la posa sur la table en produisant un infime tintement, mais le journal de son voisin subit de nouveau une saccade coléreuse.

— La surveillante est juste derrière la porte, ajouta l’infirmière dans un murmure. Sonnez si vous avez besoin de quelque chose. Si votre crayon tombe par terre, n’essayez pas de le ramasser. Vous devez appeler la surveillante. Il ne faut pas quitter ce fauteuil. Je reviendrai vous chercher à temps pour le déjeuner.

Et elle sortit de la pièce sur la pointe des pieds.

Peau Rouge en aurait au moins jusqu’au déjeuner avant d’avoir lu son Telegraph. Mike allait devoir le bousculer un peu. Il ouvrit son Herald, le plia bruyamment en deux, puis en quatre, afin que les mots croisés apparaissent en tête.

— « Un horizontal, émit-il à voix haute, peuvent faire des vagues ».

Il tapota son crayon sur la table.

— Faire des vagues… Les marées ? Non, c’est en huit lettres. Les ouragans ?

Raclements de gorge et froissements ne présageaient rien de bon.

— Excusez-moi, appela Mike. Vous n’auriez pas une petite idée de ces choses qui « peuvent faire des vagues » ? ou qui seraient une « tâche sans fin » ? En sept lettres ?

Peau Rouge claqua son journal, se leva et quitta la pièce d’un pas raide. Mike se pencha sur ses mots croisés quelques minutes de plus, l’air absorbé, au cas où la surveillante entrerait, puis fit rouler son fauteuil à proximité d’un palmier en pot dont il attrapa le tronc d’une main, afin de vérifier s’il était aussi robuste qu’il en avait l’air.

Il l’était. Quand Mike ajouta son autre main sur le tronc et prit appui pour se dresser avec lenteur, les palmes ne frémirent même pas. Il transféra avec précaution un peu de son poids sur son pied malade. Jusqu’ici, parfait. Il avait anticipé une douleur bien plus forte. Sans lâcher le palmier, il se pencha pour atteindre la bibliothèque la plus proche et fit un pas prudent vers elle.

Oh ! bon Dieu de bon Dieu !

Ses ongles se plantèrent dans le bois de la bibliothèque. Il s’immobilisa en équilibre, l’air sifflant à travers ses dents serrées, essayant de trouver le courage d’avancer d’un pas de plus et priant pour que la surveillante ne choisisse pas ce moment pour entrer.

D’accord, un autre pas. Ça ne pourra pas aller mieux si tu ne le fais pas.

Il agrippa de nouveau la bibliothèque, desserra les dents, et fit un nouveau pas. Bon Dieu !

Il lui fallut une demi-heure pour atteindre deux chaises, une autre bibliothèque puis une vitrine, et s’éloigner de cette simple distance l’inonda de sueur.

Je n’aurais pas dû aller aussi loin.

S’il entendait la surveillante entrer, il n’y avait aucune chance qu’il parvienne à regagner son fauteuil roulant à temps. Il commença de revenir sur ses pas, bénissant la prédilection des Victoriens pour les meubles solides et stables. Bibliothèque, palmier en pot, fauteuil roulant. Dans lequel il s’effondra avec gratitude, haletant pendant plusieurs minutes, avant de saisir ses mots croisés à la recherche de quelque chose, n’importe quoi, qu’il pourrait remplir en vitesse.

« Créature insulaire que l’auteur de Peter Pan a tuée » ? Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? « Avertissement de docteur qu’Hitler ignorerait » ?

Il laissa tomber et griffonna quelques mots. Sur le fil. Sœur Carmody arrivait en souriant.

— Avez-vous avancé ?

— Oui.

Il essaya de plier la grille à l’intérieur avant qu’elle ne puisse y jeter un coup d’œil, mais elle la lui avait déjà arrachée des mains.

— En réalité, non. Je me suis assoupi. L’air frais m’a rendu somnolent.

— Et il vous a donné de bonnes couleurs, s’extasia-t-elle. S’il fait beau demain, je vous monterai ici de nouveau.

Elle lui tendit son journal.

— Au fait, vous vous êtes trompé pour le dix-huit vertical. Ce n’est pas « duplicité ».

C’est ce que vous croyez.

Cependant, s’il voulait continuer son petit jeu, il ne pouvait pas se permettre d’éveiller ses soupçons, aussi passa-t-il le reste de la journée à élucider des définitions de mots croisés pour sa prochaine visite à l’étage.

Le samedi, le Blitz commença avec le bombardement des quais et de l’East End à Londres et, les deux jours suivants, l’afflux des nouveaux blessés fut tel que personne n’eut le temps de faire monter Mike. Mais, mardi, sœur Carmody l’installa de nouveau dans le fauteuil roulant, et il remplit aussitôt les réponses qu’il avait préparées avant de se lever. Cette fois, il marcha plus loin, même s’il ne pouvait s’éloigner que de quelques pas sans le support des meubles, et si chacun de ces pas le brûlait comme l’enfer.

Mercredi, un groupe de quatre personnes jouait au bridge, et jeudi, c’est lui qu’on emmenait pour des radios, mais vendredi le jardin d’hiver était désert. Le temps avait tourné au froid et la pluie menaçait.

— Êtes-vous sûr que vous aurez assez chaud ici ? lui demanda sœur Carmody, qui drapait ses épaules et ses genoux de couvertures en laine. La température est glaciale.

— Ce sera parfait.

Elle hésitait toujours.

— Je ne sais pas. Si jamais vous attrapiez froid…

— Je n’attraperai pas froid. Tout ira bien.

Allez-vous-en !

Elle s’en fut, après lui avoir extorqué la promesse qu’il sonnerait la surveillante s’il ressentait la moindre fraîcheur, et il griffonna à la hâte les réponses à sa grille de mots croisés qu’il avait trouvées la nuit précédente.

« Quatre horizontal : bombardier. »

« Vingt-huit vertical : cathédrale. »

« Trente et un horizontal : fuite. »

Puis il repoussa les couvertures, écouta un moment pour s’assurer qu’elle ne revenait pas, et commença son circuit.

Bibliothèque, fenêtre… Son pied s’était raidi ces trois derniers jours. Il devait se forcer pour porter son poids dessus. Horloge, palmier en pot, fauteuil à haut dossier.

— Tss-tss, fit une voix depuis les profondeurs du fauteuil. Je croyais que vous n’étiez pas censé faire porter votre poids sur ce pied, Davis !

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