Cela ne serait-il pas merveilleux, si c’était vrai ?
Quand les trois filles empruntèrent la rue qui menait à la station de métro, elles la trouvèrent déserte.
— Et si c’était une fausse alerte, et que la guerre ne soit pas réellement finie ? demanda Paige.
— Ne sois pas idiote, lui répondit Reardon. Ils l’ont annoncé à la radio.
— Alors, où sont passés les gens ?
— À l’intérieur, dit Reardon. Venez.
Elle commença de descendre la rue.
Paige se tourna vers Douglas.
— Et toi, crois-tu que ce pourrait être encore une fausse alerte ? insista-t-elle.
— Non.
— Bon, vous venez ? les pressa Reardon. Nous allons rater la fête.
Mais quand elles entrèrent dans la station, il n’y avait personne.
— Ils sont en bas, sur les quais, décida Reardon.
Elle poussa le tourniquet de bois et, quand il s’avéra qu’il n’y avait personne non plus en bas, elle ajouta :
— Ils sont déjà tous à Londres, et nous y serions, nous aussi, sans la crise de goutte du colonel Wainwright. Son gros orteil ne pouvait pas attendre la semaine prochaine pour s’enflammer, bon sang ? (Elle sourit, béate.) Imaginez ça : nous n’aurons plus jamais à supporter le colonel Wainwright !
— Sauf si la guerre n’est pas vraiment finie, rechigna Paige. Rappelle-toi la semaine dernière, quand West Ham a téléphoné pour dire que le général Dodd avait annoncé la fin des hostilités. S’il s’agit de nouveau d’une fausse nouvelle, on ne passera pas seulement pour des idiotes, on sera mises au rapport. On aurait dû appeler le QG à Londres et vérifier l’information.
— Ce qui nous aurait encore retardées, conclut Reardon, et nous avons déjà perdu des heures !
— Mais si ce n’est pas fini…, insista Paige d’un ton hésitant. On devrait peut-être les appeler maintenant, avant de…
— Nous manquerons le métro et la fin de la guerre, claironna Reardon, qui scrutait la voie. Il est 20 heures. Tu n’es pas d’accord, Douglas ?
— En fait, il est 20 h 20, précisa Douglas.
Et chaque minute que nous perdons ici me vole une minute des festivités, ajouta-t-elle pour elle-même.
Le métro arrivait.
— Cessez de vous tracasser, montez ! s’exclama Reardon.
Paige se tourna vers Douglas.
— Tu en penses quoi ?
— Que cette nouvelle est avérée. Les Allemands se sont rendus. La guerre est finie. On a gagné.
— Tu en es sûre ?
C’était quelque chose qu’elle n’aurait jamais attendu de sa recherche, que le VE Day se soit produit sans que les contemporains en aient conscience. Ou plutôt, la veille du VE Day. Le VE Day, avec les discours de Churchill et du roi et les actions de grâce à Saint-Paul avait eu lieu… pardon, n’aurait pas lieu avant demain, mais les cérémonies avaient commencé dans la journée et la fête durerait toute la nuit.
— Douglas en est sûre, disait Reardon. J’en suis sûre. La guerre est finie. Maintenant, grimpe là-dedans !
Elle attrapa le bras de Paige et la propulsa dans la rame avant d’y monter à son tour.
La rame qui était vide, elle aussi, mais Paige ne sembla pas s’en apercevoir. Elle regardait la carte du métro sur la cloison.
— À votre avis, on devrait aller où, à notre arrivée ? Piccadilly Circus ?
— Non, Hyde Park, dit Reardon. Ou Saint-Paul.
— Où crois-tu que les gens seront, Douglas ?
Dans tous ces lieux, plus Leicester Square, et Parliament Square, et Whitehall, et toutes les rues entre ces points.
— Trafalgar Square. En général, c’est là qu’on se rend pour ce genre d’événements, assura-t-elle.
C’était aussi l’endroit qui offrirait la meilleure correspondance pour son point de transfert.
— Quel genre d’événements ? demanda Paige.
Il était clair que, pour elle, rien d’équivalent ne s’était jamais produit auparavant.
Et il est probable qu’elle ne se trompe pas…
— Je voulais dire que c’est là qu’on se rassemblait dans le passé après les victoires militaires : la bataille de Trafalgar, le siège de Mafeking, et tout ça.
— Ce n’est pas juste une victoire militaire, intervint Reardon. C’est aussi notre victoire, à nous !
— Si elle a bien eu lieu, s’obstina Paige, qui regardait par la fenêtre alors que le métro entrait dans la station suivante, déserte elle aussi. Oh non ! J’ai bien peur que ce soit vraiment une fausse alerte, Douglas !
— Pas du tout, rétorqua-t-elle d’un ton ferme.
Même si elle commençait à s’inquiéter, elle aussi. Selon les chroniques historiques, les célébrations de la victoire s’étaient succédé dès l’annonce de la reddition allemande à la radio, à 15 heures. Pouvait-il y avoir une erreur aussi grossière ? Les gens avaient-ils pu douter de cette nouvelle comme Paige ? De fait, les fausses alertes n’avaient pas manqué, et tout le monde était sur des charbons ardents depuis deux semaines.
Qu’un livre d’Histoire se révèle faux ou incomplet ne serait pas une première. Mais de nombreuses sources attestaient le VE Day. Et d’ores et déjà, d’après les témoignages historiques, les gens auraient dû envahir le métro, brandissant des Union Jack et chantant When the Lights Go on Again All Over the World.
— Si la guerre est terminée, alors où sont passés les gens ? demanda Paige.
— Au prochain arrêt, rétorqua Reardon, imperturbable.
Elle ne se trompait pas. Quand les portes s’ouvrirent, un véritable flot envahit la rame. Tous agitaient des drapeaux et faisaient crépiter des crécelles, et deux gentlemen âgés chantaient God Save the King à tue-tête.
— Et maintenant, crois-tu que la guerre est finie ?
Reardon et Douglas avaient posé ensemble la question à Paige, qui hocha la tête, enthousiaste.
D’autres personnes poussaient pour entrer. Un petit garçon qui serrait fort la main de sa mère demanda :
— Nous allons au refuge ?
— Non, lui répondit sa mère puis, comme si elle s’en apercevait à l’instant, elle ajouta : Nous n’irons plus jamais au refuge.
Toujours plus de monde se tassait pour monter. Beaucoup en uniforme, quelques-uns avec du papier crépon rouge, blanc et bleu drapé autour de leur cou, comme ces deux hommes d’âge mûr de la Home Guard qui brandissaient un exemplaire du Evening News – « C’est fini ! » en gros titre –, et deux bouteilles de champagne.
Le contrôleur réussit à se frayer un passage jusqu’à eux malgré la foule.
— L’alcool est interdit dans le métro, indiqua-t-il sévèrement.
— Qu’est-ce que tu racontes, mon pote ? lâcha l’un des hommes. T’as pas entendu ? La guerre est finie !
— Tiens ! fit l’autre, qui tendait sa bouteille au garde. Rince-toi la dalle à la santé du roi ! Et de la reine !
Il attrapa la bouteille de son ami et la fourra dans la main du contrôleur avant d’enserrer les épaules de l’homme dans une accolade fraternelle.
— Pourquoi tu viendrais pas au palais avec nous pour leur porter un toast ?
— C’est là qu’il faut aller ! s’exclama Reardon. Au palais de Buckingham.
— Oh ! oui ! s’enflamma Paige. Crois-tu que nous parviendrons à voir Leurs Majestés, Douglas ?
Pas avant demain, quand la famille royale sortira sur le balcon pas moins de huit fois pour saluer la foule.
— Crois-tu que les princesses les accompagneront ? s’excitait Paige.
Pas seulement ! À un moment, elles se faufileront dans la foule, se mêleront incognito aux gens et crieront gaiement : « Nous voulons le roi ! »… Mais elle ne pouvait pas le leur raconter.
— J’imagine que oui.
Elle regardait les portes, où les gens continuaient à pousser pour entrer. Si chaque arrêt prenait autant de temps, il faudrait toute la nuit pour arriver.
J’ai déjà manqué le début. Les avions de la RAF ont exécuté leurs parades au-dessus de Londres, et les lumières ont été rallumées.
Et si les métros se montraient aussi lents pour le retour, elle devrait partir tôt pour atteindre le point de transfert à temps, et elle raterait également la fin.
Le métro partit enfin. Paige bavardait sans désarmer au sujet des princesses.
— J’ai toujours rêvé de les voir. Crois-tu qu’elles porteront leur uniforme ?
— Ça n’a pas la moindre importance, ce qu’elles portent, grogna Reardon alors que le métro s’arrêtait de nouveau pour laisser entrer encore plus de monde. On va se trouver bloquées ici à jamais. Ce qui ne serait pas si mal, après tout. Douglas, regarde ce lieutenant qui vient de nous rejoindre ! Beau comme tout, non ?
— Où ça ? interrogea Paige, qui se dressait sur la pointe des pieds pour l’apercevoir.
— À quoi penses-tu ? s’enquit Reardon. Tu en as déjà un dans la poche. Ne sois pas si gourmande !
— Je jetais juste un coup d’œil.
— Interdit ! Tu es fiancée. Sera-t-il là, ce soir ?
— Non, il m’a téléphoné il y a deux nuits pour me prévenir qu’il ne pourrait pas rentrer avant une semaine au plus tôt.
— Mais c’était avant, déclara Reardon. Maintenant que la guerre est finie… Oh ! mon Dieu ! encore des gens qui montent ! On va éclater !
— Il faut qu’on essaie de sortir au prochain arrêt, dit Paige. J’étouffe.
Elles acquiescèrent et, quand le métro s’arrêta de nouveau, elles s’engouffrèrent dans le sillage d’un homme corpulent qui portait un casque et un brassard de l’ARP et qui se frayait un chemin vers la porte. Elles se glissaient entre des marins, des Wrens, des terrassiers et des adolescentes.
— Je ne vois pas le nom de la station, les avertit Reardon tandis que le métro ralentissait.
— Aucune importance ! s’exclama Paige. Contente-toi de sortir. Je suis écrabouillée. J’ai l’impression d’être une sardine en boîte.
Reardon approuva et se pencha pour regarder par la vitre.
— Bonne nouvelle, c’est Strand, où on descend pour Trafalgar Square ! On dirait bien que nous allons quand même où tu voulais, Douglas !
Les portes s’ouvrirent.
— Suivez-moi, les filles ! cria Reardon gaiement. Attention à la marche !
Elle joua des coudes et Paige fit de même, appelant :
— Tu viens, Douglas ?
— Oui, cria-t-elle en retour.
Elle tentait de dépasser les hommes de la Home Guard qui, pour quelque mystérieuse raison, avaient entonné It’s a Long Way to Tipperary.
— Excusez-moi, c’est mon arrêt. Je dois descendre ici.
Mais personne ne bougeait.
— Douglas ! Vite ! braillaient Reardon et Paige depuis le quai. Le métro va partir.
— S’il vous plaît ! hurla-t-elle, dans l’espoir de se faire entendre malgré la chanson. Laissez-moi passer !
La porte commença de se fermer.