Aucun navire en vue. Quelque chose a mal tourné.
Le voyage de retour à Londres fut encore plus éprouvant que celui de l’aller à Backbury. Le train n’offrait plus aucune place assise, et Polly dut rester debout dans le couloir, à demi écrabouillée. Ce qui présentait un unique avantage : il était impossible qu’elle tombe quand les voitures tanguaient ou s’immobilisaient à l’occasion du passage d’un des inévitables convois militaires.
Quand elle prit sa correspondance à Daventry, elle se débrouilla pour s’emparer d’un siège dans un compartiment, mais dès le premier arrêt des meutes de soldats envahirent le wagon, tous avec d’énormes sacs dont ils bourraient les porte-bagages au-dessus de leurs têtes, jusqu’à ce qu’ils débordent. Ils les posaient alors sur les banquettes déjà bondées, enserrant Polly dans un espace qui se rétrécissait sans cesse.
Colin m’avait avertie des dangers des explosions et des shrapnels, mais pas de l’éventualité de périr étouffée. Ou poignardée à mort… Elle tentait de déplacer le sac déposé à sa droite. Il s’enfonçait si fort entre ses côtes qu’il devait contenir une baïonnette !
Et pourquoi fallait-il que ce train arrive à Backbury à l’heure, aujourd’hui entre tous les autres jours ? Pendant la guerre entière, aucun autre train n’avait respecté ses horaires. S’il avait dû se garer du fait d’un unique convoi militaire, elle aurait eu le temps de parler au pasteur et d’obtenir la certitude que Merope était rentrée à Oxford.
Bien sûr qu’elle est rentrée ! Elle a levé le camp dès que l’armée a réquisitionné le manoir. De toute évidence, sa mission avait été conçue pour se terminer à ce moment-là. Dans le remue-ménage des départs, sa disparition n’aurait même pas été remarquée. On aurait pensé qu’elle avait été embauchée ailleurs ou qu’elle était retournée chez elle, dans sa famille, comme le sergent l’avait dit.
Et si elle n’était pas partie pour Oxford ? Si les évacués avaient été envoyés dans un autre village, accompagnés de Merope ?
Non. Le sergent avait affirmé que les enfants étaient rentrés à Londres, et même s’ils avaient été envoyés dans un autre manoir il y aurait eu du personnel à demeure pour les prendre en charge. De plus, escorter les petits Hodbin, c’était bien la dernière des choses qu’aurait souhaité Merope. Tout comme s’éloigner de son point de saut. Si on lui avait demandé d’accompagner les évacués, elle aurait trouvé n’importe quelle excuse pour filer au site de transfert et regagner Oxford séance tenante.
Dans tous les cas, elle n’était plus là, ce qui entraînait l’immobilisation de Polly jusqu’à ce qu’on vienne la chercher. Mais cela signifiait aussi qu’elle pouvait cesser d’imaginer que le filet s’était rompu – ou pire –, et qu’on ne pourrait pas la secourir avant la date limite. De toute évidence, le site de Merope fonctionnait, ou la jeune femme ne serait pas rentrée.
Un point de divergence était sans doute à l’origine du problème – ou une série de divergences –, et l’équipe la retrouverait dès que ce serait terminé. Peut-être était-ce déjà fini et l’équipe l’attendait-elle chez Townsend Brothers, mais il était hautement improbable qu’ils soient venus le seul jour où elle était absente.
Si son absence ne durait qu’un jour. À ce régime, il lui faudrait une semaine pour retourner à Londres. Le train de Daventry était tellement en retard, et il y avait eu tant de ralentissements qu’à 18 heures ils n’avaient toujours pas atteint Hereford. Elle aurait donc pu rester jusqu’au bout de la messe, questionner tous les habitants de Backbury, et attraper le bus du retour. Cependant, après Reading, l’allure s’accéléra et, peu avant 22 heures, l’un des soldats annonça :
— On arrive à Ealing. Nous serons à Londres bientôt.
Le train quitta la gare et s’arrêta. Pour de bon.
— Est-ce encore un convoi militaire ? demanda Polly.
— Non. Un raid aérien.
Polly se remémora le sermon du pasteur : « Nous craignons d’être piégés à jamais dans cet horrible endroit. » C’était bien envoyé, pensa-t-elle, appuyant sa tête contre le sac du soldat, et tentant de se reposer.
Il était heureux que Marjorie ait accepté de la couvrir au cas où elle ne se présenterait pas à l’heure de l’ouverture. Ils n’entrèrent dans la gare d’Euston qu’à 8 h 30 le matin suivant, après quoi Polly dut affronter Londres-après-un-gros-raid, autant dire une véritable course d’obstacles. Les Piccadilly et Northern Lines étaient interrompues ; le bus qu’elle avait eu l’intention de prendre était couché sur le flanc au milieu de la rue et des panneaux indiquant « Danger : UXB » barraient tous les autres accès.
Il était 11 h 30 quand Polly atteignit Townsend Brothers. Marjorie aurait certainement appris à Mlle Snelgrove la maladie de la mère de Polly. Laquelle devrait demander à son amie ce qu’elle avait déclaré précisément, afin que leurs allégations concordent.
Mais Marjorie n’était pas là. Quand Polly parvint à son étage, Doreen se précipita sur elle pour l’interroger :
— Où étais-tu passée ? On croyait que tu étais partie avec Marjorie !
— Partie ? répéta Polly en jetant un coup d’œil au comptoir de Marjorie où se tenait une brunette potelée qu’elle ne reconnut pas. Où ça ?
— Personne ne sait. Marjorie n’en a parlé à personne. Juste, elle ne s’est pas présentée ce matin. Mlle Snelgrove était livide, en plus sans savoir si tu viendrais ou pas, alors qu’on a tout ce monde. Les clients ont débarqué ici en masse ! (Elle désigna la brunette.) Ils ont dû faire descendre Sarah Steinberg des « Articles ménagers » pour la remplacer en attendant d’embaucher quelqu’un.
— Embaucher quelqu’un ? Mais ce n’est pas parce que Marjorie n’est pas venue ce matin qu’elle a démissionné. Elle a pu rencontrer des difficultés sur son trajet. C’était une horreur pour moi depuis la gare. Ou quelque chose lui est peut-être arrivé ?
— C’est ce que nous avons d’abord pensé, à cause des raids la nuit dernière. Et quand Mlle Snelgrove a téléphoné à sa logeuse, elle disait que Marjorie n’était pas rentrée, et qu’elle avait appelé les hôpitaux. Mais elle vient de rappeler pour dire qu’elle a vérifié la chambre de Marjorie, et que toutes ses affaires ont disparu. Marjorie racontait tout le temps qu’elle voulait aller à Bath rejoindre sa colocataire, mais je ne la croyais pas capable de le faire vraiment, pas toi ?
— Non, reconnut Polly.
Marjorie ne lui avait pas soufflé un mot de ce départ. Elle lui avait promis de couvrir son absence et d’indiquer à l’équipe de récupération où elle était. Et s’ils étaient passés ce matin ?
— Quelqu’un est-il venu…
Doreen lui coupa la parole.
— Vite ! Voilà Mlle Snelgrove, chuchota-t-elle.
Elle fila vers son comptoir et Polly se dirigea vers le sien, mais trop tard. Mlle Snelgrove fonçait déjà sur elle.
— Eh bien ? interrogea-t-elle. Je suppose que vous avez une bonne raison pour expliquer vos deux heures et demie de retard ?
Tout dépend de ce que Marjorie t’a raconté samedi.
Avait-elle prétendu que son amie était malade, ou qu’elle rendait visite à sa mère ?
— Eh bien ? insista Mlle Snelgrove en croisant ses bras d’un air belliqueux. J’imagine que vous vous sentez mieux ?
Polly était donc censée avoir été malade.
J’espère.
— Pas vraiment. J’ai encore un peu la courante. J’ai téléphoné pour prévenir que je ne viendrais pas aujourd’hui, mais comme j’ai appris que vous étiez terriblement débordés, j’ai préféré tenter de vous rejoindre.
Mlle Snelgrove ne semblait pas impressionnée.
— À qui avez-vous parlé ? Était-ce Marjorie ?
— Non, je ne sais pas qui c’était. J’ignorais tout pour Marjorie avant d’arriver ici. J’étais tellement surprise…
— Bon. Dites à Mlle Steinberg qu’elle peut retourner à son rayon. Et je crois que vous avez un client.
— Ah ! oui, excusez-moi.
Et Polly se rendit à son poste, mais Mlle Snelgrove continuait de la guetter comme le faucon sa proie, si bien qu’elle ne trouva pas un instant pour interroger Sarah sur une éventuelle visite dans la matinée. Elle n’en eut pas davantage l’occasion avec Doreen avant que Mlle Snelgrove s’en aille pour sa pause-déjeuner. Dès qu’elle fut hors de vue, Polly se précipita au comptoir de Doreen.
— Avant qu’elle parte, Marjorie ne t’a pas dit si quelqu’un avait demandé à me voir ?
— Je n’ai pas eu une minute pour lui parler. On était submergées, avec toi qui étais malade. En plus, juste avant la fermeture, Mlle Snelgrove a prétendu que je m’étais trompée dans mes reçus de vente, et j’ai dû tout additionner de nouveau. Le temps que je finisse, Marjorie avait disparu.
Elle lui adressa un regard inquisiteur.
— Qui attendais-tu ? Quelqu’un que tu as rencontré ?
— Non.
Polly répéta l’histoire servie à Marjorie, sur sa cousine arrivant à Londres, avant d’insister :
— Et tu ne l’as vue discuter avec personne ?
— Non, je t’assure, on était affreusement débordées. Il y avait un article dans les journaux de samedi matin annonçant que le gouvernement allait rationner la soie parce que la RAF en avait besoin pour fabriquer des parachutes, et tout Londres a débarqué pour acheter des chemises de nuit et des culottes. Elle aurait au moins pu dire au revoir. (La voix de Doreen tremblait d’indignation.) Ou laisser un message, par exemple.
Un message. Polly revint à son comptoir et fouilla ses tiroirs et son livre de vente, puis, sous prétexte de ranger la marchandise, les tiroirs des bas et des gants, mais elle ne trouva qu’un bout de papier d’emballage sur lequel étaient écrits ces mots énigmatiques : « Porcelaine 6, Fumée 1 », sans doute un mémento pour commander des couleurs de bas. Ou la description d’un lieu bombardé. Mais pas de message.
Bien qu’il soit douteux que Sarah ait pu le découvrir et l’empocher, Polly courut aux « Articles ménagers » l’interroger pendant sa pause-thé. La jeune femme n’avait rien vu et, non, personne n’était venu demander Polly ce matin avant qu’elle n’arrive. Sarah n’avait pas non plus parlé à Marjorie samedi. Pas plus que les autres filles, à l’exception de Nan, et Marjorie n’avait mentionné aucun visiteur pour Polly.
— Regarde les choses en face, ma belle, il ne viendra pas, lui dit Doreen alors qu’elles couvraient leurs comptoirs.
— Pardon ? fit Polly, interloquée. Qui donc ?
— Ce petit ami pour qui tu questionnes tout le monde au magasin. Comment s’appelle-t-il ?
— Je n’ai pas de petit ami. Je t’ai expliqué, ma cousine…
Doreen n’avait pas l’air convaincue.
— Ce gars ne t’a pas… Tu n’as pas d’ennuis, hein ?
Si, mais pas le genre auquel tu penses.
— Non. Je te le répète, je n’ai pas de petit ami.
— Eh bien, une chose est sûre, tu n’en as pas en ce moment. Il t’a laissée en rade.
Non, ils ne m’ont pas abandonnée.
Cependant, personne ne l’attendait dehors, à l’entrée du personnel, personne devant la façade de Townsend Brothers. Polly patienta aussi longtemps qu’elle put, espérant que l’équipe ignorerait que l’heure de fermeture avait été avancée, mais la nuit – et, en conséquence, les raids – tombait plus tôt, maintenant qu’on était presque en octobre. Encore une semaine et les raids commenceraient avant que les gens aient quitté leur travail.
Sir Godfrey l’accueillit à Notting Hill Gate quand elle descendit du train. Il lui saisit le bras.
— Viola ! J’ai de tragiques nouvelles. Vous n’étiez pas là pour voter avec moi la nuit dernière, et nous sommes donc condamnés à jouer Barrie, ce crétin sentimental.
— Oh là là ! pas Peter Pan ?
— Non, Dieu merci ! s’exclama-t-il tandis qu’il l’escortait dans l’escalier roulant. Mais de justesse. M. Simms ne s’est pas contenté de voter pour, il a demandé que Nelson dispose d’une voix puisqu’il jouerait Nana. Alors que je suis le premier à être intervenu pour que ce misérable chien soit accepté ici. Ignoble traître !
Il lui adressa un sourire, puis fronça les sourcils.
— Cet air désespéré n’est pas de mise, mon enfant. Tout n’est pas perdu. S’il faut faire Barrie, au moins L’Admirable Crichton nous amusera. Et l’héroïne montre beaucoup de courage face à l’adversité.
— Ah ! parfait, vous voilà de retour, se réjouit Mlle Laburnum, qui descendait l’escalier mécanique. Sir Godfrey vous a-t-il appris que nous allons donner L’Admirable Crichton ?
Avant que Polly ait pu lui répondre, elle ajouta :
— Comment va votre chère mère ?
Mère ? se glaça Polly avant de se rappeler après un moment d’absence qu’elle était censée lui avoir rendu visite.
— Elle va beaucoup mieux, merci. C’était juste un virus.
— Un virus ? répéta Mlle Laburnum, déconcertée.
Seigneur ! les virus n’avaient-ils pas été découverts, en 1940 ?
— Je…
— Un virus est une forme de grippe, intervint sir Godfrey. C’est bien cela, Viola ?
— Oui, soupira-t-elle avec gratitude.
— Ah ! mince ! la grippe peut être affreusement mauvaise.
— C’est vrai, confirma sir Godfrey, mais pas si vous disposez des médicaments adéquats. Avez-vous donné son texte à Mlle Sebastian ?
Mlle Laburnum virevolta à travers la foule pour aller le chercher.
— Si elle vous demande quel type de médicament est approprié, murmura sir Godfrey à l’oreille de Polly, répondez-lui : « du gin ».
— Du gin ?
— Oui. Un remède des plus efficaces. Dites-lui que votre mère « s’est si vite rétablie qu’elle a arraché d’un coup de dents la tête de la cuillère ».
C’était une citation du Pygmalion de Shaw, et cela traduisait qu’il savait parfaitement qu’elle avait menti au sujet de sa mère. Elle rassembla ses forces en prévision de la question qui ne manquerait pas de suivre quant à sa destination, mais Mlle Laburnum était de retour, avec une pile de petits livres reliés en toile bleue.
Elle en tendit un à Polly.
— Hélas ! je n’ai pas réussi à dénicher assez d’exemplaires de Mary Rose pour que nous puissions jouer la pièce, déplora-t-elle en les entraînant vers le quai. J’étais pourtant certaine d’en avoir vu plusieurs dans les librairies pas plus tard que la semaine dernière.
Ils rejoignirent le groupe.
— La mère de Mlle Sebastian va beaucoup mieux, annonça-t-elle avant de s’éloigner pour donner son édition de la pièce au pasteur.
— J’espère que vous appréciez le sacrifice que j’ai fait pour vous, murmura sir Godfrey à l’oreille de Polly. J’ai dépensé trois livres dix afin d’acheter tous les exemplaires de Mary Rose sur Charing Cross Road, tout ça pour vous épargner un boniment sentimental du genre : « Au revoir, petite île qui aime bien trop qu’on la visite. »
Polly éclata de rire.
— Votre attention, tout le monde ! clama Mme Wyvern en tapant des mains. Vous avez tous le texte ? Bien. Sir Godfrey jouera le rôle-titre, Mlle Sebastian sera Mary…
— Mary ? s’exclama Polly.
— Oui, le premier rôle féminin. Cela pose-t-il un problème ?
— Non, c’est seulement… Je ne pensais pas que nous faisions Mary Rose.
— Il ne s’agit pas de cette pièce, mais de L’Admirable Crichton. Vous serez lady Mary.
Sir Godfrey ajouta :
— Barrie aimait anormalement le prénom Mary.
— Ah ! je ne suis pas certaine de pouvoir assumer un rôle d’une telle importance, avec ma mère, et tout. Si je devais partir subitement…
— Mlle Laburnum peut être votre doublure, trancha sir Godfrey. Continuez, Mme Wyvern.
Mme Wyvern lut le reste de la distribution.
— Sir Godfrey accepte aussi très gentiment de faire la mise en scène. La pièce conte l’histoire du comte de Loam, de ses trois filles et de leurs fiancés. Ils font naufrage avec leurs domestiques…
Naufragés, comme c’est approprié.
— … sur une île déserte. Et le seul à disposer de quelque compétence en matière de survie, c’est leur maître d’hôtel, Crichton, qui devient leur chef. Au moment même où ils se sont résignés à séjourner à jamais sur l’île, on vient à leur secours…
Me résigner, voilà qui n’est pas une option. Je ne peux pas me permettre de rester assise ici en attendant les secours. Si je n’ai pas quitté l’île au moment de ma date limite…
Cependant, il n’y avait rien d’autre à faire que de rester assise et d’attendre l’équipe de récupération. Ou l’ouverture de la fenêtre de saut. Si le problème résultait d’un point de divergence, alors le site n’avait peut-être pas été dévasté, et sa panne n’était que temporaire. Dans ce cas, l’équipe ne se serait pas déplacée, parce que ce n’était pas nécessaire. Polly pourrait rentrer chez elle par ses propres moyens.
Quand la sirène de fin d’alerte retentit, le lendemain matin, Polly s’attarda, prétendant qu’elle voulait apprendre son texte. Elle leur donna une demi-heure pour arriver chez eux et se rendit au point de transfert.
Des ouvriers avaient commencé à déblayer les lieux, et le passage était encore plus apparent depuis Lampden Road, mais personne ne traînait alentour. Le passage et le renfoncement avaient le même aspect que la nuit où Polly avait guetté l’ouverture, à part l’épaisse couche de plâtre qui provenait manifestement du chantier en cours de l’autre côté. Pas une trace de pas dans la poussière. Aucun des hommes qui nettoyaient l’endroit n’avait donc trouvé le passage, ce qui était heureux, mais il n’y avait pas davantage d’empreintes sur les marches descendant au point de transfert, ni le moindre signe que l’équipe avait traversé.
Polly s’assit sur les marches pour attendre, regardant d’un œil fixe les écailles de la porte noire et pensant à La Lumière du monde. Et à Marjorie. Cela lui ressemblait si peu de s’en aller quand elle avait promis de couvrir l’absence de Polly… Et sans prévenir personne ! Avait-elle craint qu’on la dissuade de son projet si elle en parlait ? ou d’être accusée de manquer de courage et de se sauver ? Elle aurait alors patienté jusqu’à ce que Polly soit partie et que le magasin grouille d’animation avant de s’éclipser ?
Si tu avais trouvé Merope à Backbury, tu aurais disparu tout aussi brutalement. Et ce sera le cas maintenant, si jamais la fenêtre s’ouvre.
Mais elle resta fermée. Tout comme le matin suivant. Et la nuit d’après. Soit le point de divergence était toujours actif, soit le site avait bien été endommagé, finalement. Cependant, même dans cette hypothèse, et si l’équipe était obligée de passer par un autre site, il était possible qu’ils viennent ici en quête d’indices pour localiser l’historienne.
Elle griffonna son nom et « Townsend Brothers » sur un bout de papier, le plia, le coinça sous la porte noire et, après son travail, le lendemain, courut au service des retouches y voler un morceau de craie.
Il plut cette nuit-là, ce qui l’empêcha de retourner au site, si bien qu’elle se rendit à Holborn. Sous prétexte d’emprunter un policier d’Agatha Christie à la bibliothèque de prêt, elle inonda la bibliothécaire aux cheveux crêpelés de détails sur sa troupe de théâtre et sur L’Admirable Crichton, citant son nom deux fois, et trois fois Notting Hill Gate.
— Pendant la journée, je suis employée au rayon des bas chez Townsend Brothers alors, jouer un rôle, ça me change joliment les idées. Il faudra venir voir la pièce. On est sur le quai nord de la District Line.
Le lendemain, elle fit de même au travail, pendant ses pauses-thé et déjeuner. Après la fermeture, elle écrivit son adresse et le numéro de téléphone de Mme Rickett au dos de son livre de ventes et, malgré un léger crachin, elle gagna le point de transfert.
Elle avait oublié les hommes qui déblayaient les lieux. Elle dut se tapir dans l’allée où elle s’était cachée du garde jusqu’à ce que le dernier ouvrier fût parti avant de pouvoir se hisser sur ce qui subsistait de l’amas de décombres et d’atteindre, non sans mal, le passage.
Les seules marques de pas étaient les siennes, et son petit mot n’avait pas bougé. Polly le récupéra, sortit le morceau de craie qu’elle avait volé, puis resta indécise un moment, les yeux fixés sur la porte, se demandant quel message laisser. Elle ne pouvait pas écrire ce qu’elle aurait souhaité : « Au secours ! Je suis bloquée en 1940 ! Venez me chercher. » Que les ouvriers n’aient pas encore découvert le passage ne signifiait pas que cela ne se produirait pas.
À la place, elle traça : « Pour un bon moment, appelez Polly », ajouta sur la porte le numéro de Mme Rickett puis, tout en bas dans le coin, là où personne ne les remarquerait sans les chercher explicitement, le cercle barré qui symbolisait le métro et la mention « Notting Hill Gate ». Elle remonta dans le passage, dessina une flèche sur le tonneau le plus proche des marches, puis s’accroupit pour écrire sur le flanc face au mur : « Polly Sebastian, Townsend Brothers » et l’adresse de la pension. Elle s’assit enfin et attendit une heure entière, au cas où le site serait redevenu opérationnel.
Apparemment, ce n’était pas le cas. Elle s’accorda dix minutes de plus avant de sortir dans l’allée, effacer ses empreintes de pas, saupoudrer le sol de poussière de plâtre et griffonner : « Sebastian était là » sur le mur de l’entrepôt, au-dessus de « Londres tiendrat ! », puis elle s’en fut à Notting Hill Gate.
Mlle Laburnum la cueillit au sommet de l’escalier roulant.
— La jeune femme vous a-t-elle trouvée ?
Le cœur de Polly se mit à cogner.
— Quelle jeune femme ?
— Elle ne m’a pas laissé son nom. Elle disait qu’elle venait de chez Townsend Brothers. Donnez-moi votre avis pour lady Mary : dentelle blanche dans l’acte I, puis bleue dans les scènes avec les naufragés ? J’ai toujours pensé que le bleu passe bien sur les planches…
— Où est-elle allée ? l’interrompit Polly qui scrutait la foule alentour. La jeune femme ?
— Ma pauvre, je n’en sais rien. Elle… Oh ! la voilà.
C’était Doreen. Elle était écarlate et à bout de souffle.
— Ah ! Polly ! s’exclama-t-elle, pantelante. Je te cherche partout. C’est Marjorie. Sa logeuse a téléphoné à Mlle Snelgrove juste après ton départ. Marjorie n’était pas à Bath, finalement.
— Que veux-tu dire ? Où était-elle ?
— À Jermyn Street. (Doreen fondit en larmes.) Quand la rue a été bombardée.