Londres, le 25 octobre 1940

Voici la Marine… avec l’Armée !

Gros titre d’un article sur l’évacuation de Dunkerque, juin 1940


Marjorie sortit de l’ascenseur et traversa l’étage pour rejoindre Polly, qui était restée figée devant son comptoir.

— Marjorie ! souffla Polly.

Et elle courut vers elle.

Doreen arriva la première.

— Quand as-tu quitté l’hôpital ? demanda-t-elle. Pourquoi n’avoir rien dit ?

Marjorie négligea l’intervention de Doreen.

— Oh ! Polly ! s’exclama-t-elle. Je suis si contente de te retrouver !

Elle était effrayante à voir, si maigre, avec des cernes noirs sous les yeux… Quand Polly la serra dans ses bras, elle sursauta.

— Désolée. J’ai bien peur de m’être cassé quatre côtes.

— Et tu n’as rien à faire ici, la gronda Polly. Tu n’as pas l’air de quelqu’un qu’on aurait dû laisser sortir de l’hôpital.

— Pour le moins, rit Marjorie.

Mais sa voix chevrotait.

Mlle Snelgrove s’approcha.

— Que faites-vous là, Marjorie ? Votre docteur n’aurait jamais dû permettre…

— Il ne l’a pas fait. Je… je suis venue de mon propre chef.

Un peu vacillante, elle porta une main à son front.

— Mademoiselle Sebastian, courez lui chercher une chaise, ordonna Mlle Snelgrove.

Polly s’exécutait quand Marjorie saisit sa manche.

— Non, s’il te plaît, Polly, reste avec moi.

— J’y vais, proposa Doreen.

— Merci, acquiesça Marjorie, qui s’accrochait toujours à Polly.

Doreen partie, elle se tourna vers Mlle Snelgrove.

— Vous serait-il possible de signaler à M. Witherill que je suis ici ? J’avais l’intention de monter au bureau pour lui parler de mon retour, mais je crains de ne pas me sentir…

— Ne vous inquiétez pas, répondit gentiment Mlle Snelgrove. Je peux vous garantir que votre place vous attendra, quel que soit le moment de ce retour. (Doreen apportait la chaise, et Marjorie s’affala dessus.) Et prenez autant de temps qu’il le faudra.

— Merci, mais si je pouvais juste parler à M. Witherill…

— Certainement, ma chère.

Mlle Snelgrove lui tapota la main et se dirigea vers les ascenseurs.

— Que lui avez-vous fait ? dit Doreen, qui la regardait s’éloigner d’un air médusé. Ça fait des semaines qu’elle est d’une humeur massacrante ! (Elle se tourna vers Marjorie.) Tu ne nous as pas raconté ce que tu faisais à Jermyn Street.

— Doreen, pourrais-je avoir un verre d’eau ? réclama Marjorie d’une voix faible. Pardonne-moi de te casser les pieds…

— Je t’apporte ça tout de suite.

Et Doreen détala.

— Ah ! tu n’aurais pas dû venir, s’alarma Polly.

— Il le fallait. (Elle agrippa le bras de son amie.) Je l’ai envoyée chercher de l’eau pour te parler tranquillement. J’étais si inquiète. Tu as eu des ennuis ?

— Des ennuis ?

— Parce que je n’étais pas là pour prévenir Mlle Snelgrove de ton absence, déclara-t-elle, les larmes aux yeux. Je suis tellement désolée. Je ne m’en suis souvenue que ce matin. J’ai entendu deux des infirmières discuter, et la première disait qu’elle avait besoin de s’en aller tôt et demandait à la seconde de la couvrir. Et je me suis dit : Oh non ! j’étais censée couvrir Polly si elle ne rentrait pas à temps lundi. Je suis venue aussi vite que j’ai pu. Il a fallu que je m’échappe en douce de l’hôpital…

— Tout va bien. Il n’y a aucune raison que tu te tracasses. Il ne s’est rien passé.

— Alors, tu es vraiment rentrée à temps travailler ce lundi-là ! (Ses joues retrouvèrent leur couleur, et elle parut si soulagée que Polly n’eut pas le courage de la détromper.) L’idée que Mlle Snelgrove avait pu te virer me désespérait.

Elle aurait adoré ça.

— Non, je ne me suis pas fait virer.

— Et ta mère n’était pas trop mal ?

Polly acquiesça.

— C’est bien. J’avais si peur que tu aies dû rester et que je t’aie laissée tomber.

Toi, me laisser tomber ? C’est moi qui t’ai laissée tomber. Je te croyais partie pour Bath. J’aurais dû savoir que tu ne pouvais pas avoir quitté Londres sans m’informer. J’aurais dû prévenir les autorités que tu avais disparu. J’aurais dû leur demander de reg…

Marjorie secouait la tête.

— Ils n’auraient pas pu me trouver. Je n’avais dit à personne où j’allais.

— Et allais-tu ?

Polly regretta aussitôt sa question. Marjorie avait l’air accablée.

— Ne t’inquiète pas, enchaîna-t-elle en hâte. Tu n’as pas besoin d’en parler si tu n’en as pas envie. (Elle regarda les ascenseurs.) Je ne comprends pas pourquoi Doreen met si longtemps avec l’eau. Je vais voir ce qui la retient.

— Merci. Ta cousine t’a-t-elle retrouvée ?

Polly se figea.

— Ma cousine ?

— Oui. Elle est venue le jour où tu étais partie. Eileen O’Reilly…

Merope. Ils avaient envoyé Merope. Bien sûr. Elle ne connaissait pas seulement Polly, mais aussi la période historique. Mais quelle ironie ! Pendant que Merope la cherchait ici, Polly était à Backbury à sa recherche.

— Elle m’a raconté que vous étiez allées à l’école ensemble.

À l’école.

— C’est vrai. Elle est passée le samedi de mon départ ?

Cela faisait presque quatre semaines.

— Oui. Je lui ai indiqué que tu serais de retour lundi. Elle n’est pas revenue ?

— Non. Qu’a-t-elle dit d’autre ?

— Elle a demandé si tu travaillais là, et j’ai répondu oui, et elle a demandé où elle pourrait te trouver.

— Et alors ?

— Elle était si pressée de te contacter ! Je lui ai appris que tu étais partie rendre visite à ta mère dans le Northumberland.

Et en entendant l’explication que le labo leur fournissait pour couvrir leur disparition en fin de mission, Merope avait dû conclure que Polly était déjà rentrée à Oxford. Voilà pourquoi elle n’était pas revenue lundi.

— Elle m’a donné son adresse, continua Marjorie, mais j’ai peur de l’avoir perdue. Elle était dans l’une de mes poches et, quand ils m’ont secourue, ils ont dû couper mes vêtements à cause de tout le sang… L’infirmière m’a dit qu’ils les avaient bazardés.

— Et tu ne t’en souviens pas ?

— Non, reconnut-elle, et l’accablement crispa de nouveau ses traits. C’était à Stepney. Ou Shoreditch. Quelque part dans l’East End. J’y ai juste jeté un coup d’œil, tu sais. Je pensais te l’apporter lundi matin. Mais je me rappelle où elle travaille.

— Elle travaille ? répéta Polly, stupéfaite.

— Oui. C’est facile parce que c’est ici, sur Oxford Street comme nous. Chez Padgett’s.

— Voilà, fit Doreen qui arrivait en tendant un verre d’eau. Excuse-moi, j’ai dû monter jusqu’à la salle à manger et, quand je leur ai appris que c’était pour toi, ils ont voulu que je leur donne de tes nouvelles. Il faut nous raconter ce qui s’est passé. On croyait que tu avais filé en douce, n’est-ce pas, Polly ? Pourquoi es-tu partie sans…

— Marjorie, l’interrompit Polly, es-tu certaine qu’elle a dit Padgett’s ?

— Oui, elle a dit qu’elle travaillait au…

Elle jeta un coup d’œil en direction des ascenseurs. Mlle Snelgrove et M. Witherill quittaient celui du centre. Ils les rejoindraient dans un instant.

— Elle travaillait au…, pressa Polly.

— Au troisième étage. À la mercerie. Je m’en souviens parce que c’est le même étage que le nôtre et, quand j’ai commencé chez Townsend Brothers, c’est aussi le rayon où je…

— Mademoiselle Hayes, déclama M. Witherill en approchant de Marjorie, au nom de Townsend Brothers, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue.

— Je lui ai promis qu’on maintiendrait son poste jusqu’à ce qu’elle soit prête à revenir, dit Mlle Snelgrove.

Polly s’éloigna furtivement. Elle essayait de trouver une logique à ce que Marjorie venait de lui apprendre. Cela ne pouvait être qu’une couverture. M. Dunworthy n’aurait jamais laissé Merope travailler dans un grand magasin de la liste interdite pendant les quelques jours nécessaires à la localisation de Polly. La jeune femme ne l’avait mentionné que pour établir un lien avec Marjorie, et l’adresse dans l’East End indiquait l’emplacement du nouveau point de saut.

Mais cela n’avait pas de sens. L’East End était tout aussi dangereux que Padgett’s. Et quand Merope s’était aperçue que Polly n’était pas revenue à Oxford, pourquoi n’était-elle pas retournée chez Townsend Brothers ? À moins qu’elle ne fasse pas du tout partie d’une équipe de récupération. À moins que sa propre fenêtre de saut refuse de s’ouvrir, et qu’elle soit venue à Londres pour retrouver Polly, exactement comme Polly était allée à Backbury pour la retrouver. Et lorsqu’elle avait annoncé qu’elle vivait à Shoreditch et travaillait chez Padgett’s, c’était la vérité. Chez Padgett’s, qui avait été frappé – ah ! Seigneur ! ce soir ! Et il y avait eu des victimes !

Il faut que je la trouve et que je la sorte de là, se dit Polly, se dirigeant comme un automate vers l’ascenseur. Hélas ! il était au sixième étage. Elle se retourna pour observer Mlle Snelgrove et M. Witherill. D’un instant à l’autre, ils risquaient de lever le nez et de la voir s’en aller. Elle gagna en vitesse la porte menant à l’escalier, puis descendit à toute allure les trois étages et se précipita dehors.

Il pleuvait dru, mais elle n’avait pas le temps de boutonner son manteau ni même de relever son col. Elle courait tête nue, bousculant les gens qui surgissaient des boutiques, repoussant les parapluies et les clients qui avançaient d’un pas pressé, tête baissée pour se protéger de la pluie, peu attentifs au maintien de leur cap. Si seulement elle avait su par ses recherches l’heure exacte du bombardement de Padgett’s

Mais je ne pensais pas me trouver encore ici…

Évitant un landau, elle tenta de se rappeler ce qu’elle avait lu sur Padgett’s. Il y avait eu trois victimes parce que le magasin avait été touché tôt, pendant le premier raid. Et le début des raids, ce soir, c’était à 18 h 22. Les sirènes sonneraient d’un instant à l’autre.

Encore deux croisements.

Elle traversa une rue pleine de flaques, et ce fut l’alerte. Les gens commençaient à se diriger vers un abri. Polly zigzagua parmi eux et parvint à l’entrée de Padgett’s. Un portier se tenait sous le porche aux colonnades, et discutait avec une femme et un petit garçon.

— Appelez-moi un taxi sur-le-champ, ordonna la femme.

— Les sirènes ont sonné, madame. Vous et votre fils devriez gagner un abri. Aïe !

Le pied du garçon lui avait percuté le tibia. Polly se précipita sur la porte à tambour et poussa, mais rien ne bougea.

— Désolé, mademoiselle, dit le portier, qui se détournait de la femme. Padgett’s est fermé.

— Mais je dois retrouver une amie, déclara Polly, qui tentait de voir l’intérieur du magasin à travers la porte. Elle…

— Elle sera partie. Et, comme je l’expliquais à cette dame, il faut gagner un abri…

— Je sais, mais je ne cherche pas une cliente. Mon amie est employée ici. Au troisième. Elle…

— Je dois me rendre chez Harrods avant la fermeture, s’entêta la femme.

Le petit garçon prenait son élan pour donner un autre coup de pied. Le portier s’écarta en vitesse et dit à Polly :

— C’est l’entrée du personnel qu’il vous faut.

— Où est-ce ?

— J’insiste pour que vous me trouviez un taxi immédiatement. Mon fils part pour l’Écosse jeudi, et il est essentiel qu’il dispose d’un équipement correct…

Polly ne pouvait pas attendre qu’on lui indique où était l’entrée du personnel. Elle dévala l’un des côtés de l’immeuble, puis le contourna par l’arrière. Des vendeuses sortaient, hésitaient sur le seuil pour estimer l’intensité de la pluie avant d’ouvrir leur parapluie et regardaient avec inquiétude le ciel et les avions, dont le grondement approchait.

— Quel ennui ! s’exclama l’une d’elles alors que Polly les croisait. Je voulais m’acheter une côtelette pour mon thé en rentrant. Maintenant, je suis bonne pour les sandwichs du refuge. Encore une fois. Jamais ils ne prennent une nuit de congé, ces Boches ?

Chez Townsend Brothers, l’entrée du personnel était gardée, mais ça ne semblait pas le cas chez Padgett’s, Dieu merci ! Polly dépassa les vendeuses et leurs parapluies et se faufila à l’intérieur.

Pour percuter un garde qui se tenait juste derrière la porte.

— Où allez-vous ? interrogea-t-il.

Il fallait qu’elle prétende travailler là.

— J’ai oublié mon chapeau.

Elle se dépêcha de le contourner comme si elle connaissait les lieux. Elle n’apercevait aucun escalier, juste une succession de portes le long d’un vaste couloir. Laquelle menait aux étages supérieurs ?

— Vous, là, attendez ! criait le garde derrière elle.

Alors, la dernière porte à gauche s’ouvrit, révélant une cage d’escalier et deux jeunes femmes qui enfilaient leurs gants. Polly se glissa derrière elles et monta les marches en courant. Au moment où la porte se fermait, elle entendit le garde appeler :

— Hé ! où croyez-vous aller ?

Un bruit de course maladroite lui indiqua qu’il se lançait à sa poursuite. Elle accéléra, dépassa l’entrée de la mezzanine et continua jusqu’au premier. Le garde arriverait d’une seconde à l’autre. Elle ouvrit la porte et fila à travers l’étage, priant pour qu’il soit désert. Il l’était. On avait éteint les lumières et recouvert les vitrines pour la nuit. Polly plongea derrière le comptoir le plus proche et se tint accroupie. L’accès à l’escalier ne tarda pas à grincer. Recroquevillée, sa respiration suspendue, Polly écoutait le bruit des pas qui finirent par battre en retraite. La porte se referma.

Polly attendit une longue minute, l’oreille aux aguets. Elle n’entendait plus rien que le grondement des avions, encore distant, mais qui se rapprochait sans cesse. Elle jeta un coup d’œil à l’ascenseur. Elle pourrait le faire fonctionner – elle avait observé les liftiers chez Townsend Brothers –, mais le cadran au-dessus de la porte indiquait que l’appareil était au rez-de-chaussée. Il n’arriverait pas au premier sans opérateur. Et si elle retournait dans l’escalier et que le garde était monté plus haut, elle lui rentrerait droit dedans.

Elle traversa l’étage. Elle pensait trouver une autre cage d’escalier en face, et ce fut le cas. Elle fonça vers le haut, comptant les niveaux. Un et demi. Deux. Pourquoi Merope n’avait-elle pas eu l’idée de travailler au rez-de-chaussée ?

Le bourdon des avions gagnait en force. Elle espérait que la cage d’escalier amplifiait le vacarme. Sinon…

Deux… deux et demi… Trois.

Elle ouvrit la porte en silence et observa les lieux. Aucun signe du gardien ni de Merope dans l’espace obscur. Le bruit des avions était moins fort ici que dans l’escalier, mais l’affaiblissement était marginal et, loin vers l’est, Polly entendit le sourd éclatement d’une bombe.

Elle entreprit de traverser l’étage, en quête du rayon « Mercerie ».

— Merope ! cria-t-elle. Où es-tu ?

Pas de réponse. Polly se souvint que la jeune femme n’avait pas identifié son nom, ce jour où son amie l’avait appelée, à Oxford. Et si quelqu’un d’autre s’était attardé, il ne connaîtrait pas davantage ce nom.

— Eileen !

Toujours pas de réponse. Elle n’est pas là. Polly courut à travers le rayon « Linge de maison ». Ou alors les avions couvrent ma voix.

— Eileen ! hurla-t-elle de toutes ses forces. Eileen O’Reilly !

Une main attrapa son bras. Polly tournoya, essayant de trouver une excuse à fournir au gardien.

— D’accord, vous avez dit que le magasin avait fermé, mais…

Elle s’arrêta, bouche bée d’étonnement.

Ce n’était pas le gardien. C’était Michael Davies.

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