Londres, le 21 septembre 1940

Tout est perdu !

William Shakespeare, La Tempête[26]


Mlle Snelgrove dit à Polly qu’elle n’était pas en état de travailler et insista pour qu’elle s’allonge.

— Mlle Hayes prendra votre comptoir en charge, déclara-t-elle.

— Elle ne devrait pas rentrer chez elle ? interrogea Doreen, qui s’était approchée.

— C’est impossible, répondit Marjorie.

Elle ajouta quelque chose dans un murmure.

Comment sait-elle que le point de saut a été endommagé ? se demanda Polly.

— Venez avec moi, ordonna Mlle Snelgrove en l’entraînant dans l’ascenseur, puis dans l’abri souterrain du magasin. Il faut vous reposer.

Elle lui montra l’un des lits réservés en principe à la clientèle et, comme Polly ne bougeait pas, elle s’obstina :

— Allons, enlevez votre manteau.

Elle le lui déboutonna et le plia sur une chaise.

— Je suis désolée, je n’ai pas pu me procurer cette jupe noire.

Polly n’avait pas davantage brillé par son calme, ni par son courage. Tous les employés étaient censés garder leur sang-froid sous le feu ennemi.

— Et je vous prie de m’excuser, je…

— Tss-tss, à présent, on ne s’inquiète plus de rien. On ne s’inquiète de rien du tout, juste de bien dormir. On a subi un choc très violent.

Un choc très violent…

Polly obéit et s’assit sur le lit de camp. Sir Godfrey et Mlle Laburnum et tous les autres, morts, le point de saut qui ne fonctionnait pas… et l’équipe de récupération absente.

Ils auraient dû venir hier. Hier !

— On enlève ses chaussures, c’est bien. Et maintenant on s’allonge.

Elle tapota l’oreiller sur le lit.

Je n’aurais pas dû laisser l’oreiller rose à franges du vieux monsieur sur le trottoir. Il sera volé. J’aurais dû le mettre à l’intérieur du périmètre de l’incident.

— On s’allonge, voilà, c’est bien, bourdonnait Mlle Snelgrove.

Elle borda Polly avec une couverture puis éteignit la lumière.

— Essayez de vous reposer.

Polly acquiesça, ses yeux emplis de larmes à cause de la surprenante gentillesse de Mlle Snelgrove. Ses paupières se fermèrent, mais à cet instant l’image de l’église en ruine s’imposa, et il lui sembla qu’au-delà de l’église elle voyait les gens à l’intérieur, déchirés, fracassés, réduits en pulpe, le pasteur et Mme Wyvern et les petites filles. Bess Brightford, six ans, tuée sous le feu ennemi. Irene Brightford, cinq ans. Trot…

« Vous n’entendrez rien, avait dit M. Dorming. Vous ne saurez jamais ce qui vous est tombé dessus. »

Était-ce la vérité ? Elle souhaita de toutes ses forces que cela soit vrai, qu’ils n’aient pas un instant compris qu’ils étaient piégés, que l’église s’écroulait sur eux, pas un instant compris ce qui leur arrivait.

Comme moi je l’ai compris, songea-t-elle, nauséeuse. Elle refoula son sentiment de panique. Tu n’es pas piégée. Que le point de transfert soit endommagé ne signifie pas qu’ils ne pourront pas te sortir d’ici. Tu as tout ton temps.

Mais c’était justement là le problème. Oxford n’avait pas besoin de temps. Le temps leur appartenait. Même s’il fallait réparer le filet, et si cela prenait des semaines, ou des mois, ils pouvaient intervenir à l’instant même où l’incident se produisait. Alors, où sont-ils ?

Ils n’ont peut-être pas réussi à me trouver ?

L’épouvante pulsait de nouveau dans sa gorge. Elle ne s’était pas rendue au rapport, et ils ne connaissaient pas son adresse.

Et il n’y avait plus personne chez Mme Rickett pour leur indiquer que j’habitais à la pension.

Cependant, M. Dunworthy aurait obligé l’équipe de récupération à vérifier chaque chambre et chaque appartement recensés par les annonces « À louer » des journaux. Et ils savaient qu’elle travaillait sur Oxford Street. M. Dunworthy leur aurait fait contrôler chaque rayon de chaque grand magasin.

Je ne suis pas dans mon rayon !

Elle repoussa sa couverture, s’assit et attrapa ses chaussures mais, avant qu’elle ait pu les enfiler, Marjorie entra avec une tasse de thé et un paquet.

— Avez-vous réussi à dormir un peu ?

— Oui. Je me sens beaucoup mieux. Je suis prête à remonter à l’étage, maintenant.

Marjorie l’observa avec attention.

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Vous avez encore très mauvaise mine. (Elle tendit le thé à Polly.) Vous avez besoin de vous reposer. D’ailleurs, votre aide n’est pas nécessaire. C’est très tranquille, aujourd’hui.

— Est-ce que quelqu’un m’a demandée ? l’interrompit Polly.

— Vous voulez dire quelqu’un de l’ARP, ou de la Défense passive ? Non, personne n’est venu. Est-ce qu’ils ont dû creuser pour vous dégager ?

La question était étrange et Polly comprit qu’ils avaient imaginé que sa pension avait été bombardée.

— Non, ça n’est pas arrivé là où j’habite, tenta-t-elle d’expliquer. C’était au refuge. À l’église Saint-George. Dans la cave. Il y avait un abri où on m’accueillait pendant les raids. Je n’étais pas là…

Si elle n’avait pas essayé de gagner le point de transfert, si elle n’avait pas été immobilisée dans la station de métro, ou si elle s’était rendue plus tôt dans la semaine à Oxford pour y faire son rapport, elle aurait été parmi eux quand la mine parachutée avait explosé, quand l’église s’était effondrée, les écrasant…

— Quelle chance vous avez eu de ne pas être là ! disait Marjorie.

Chance ?

— Vous ne comprenez pas, ils…

Comme un coup de couteau, leur image la traversa, et elle les vit installés dans la cave à l’instant de leur mort : Mlle Hibbard tricotait, M. Simms caressait Nelson, Lila et Viv bavardaient, Bess et Irene – son pouce dans la bouche – et Trot se blottissaient contre leur mère, écoutant un conte de fées.

— Ils… Il y avait trois petites filles.

— Quelle horreur ! s’exclama Marjorie.

Elle posa le paquet sur le sol et s’assit sur le lit à côté de Polly.

— Pas étonnant que vous… Franchement, vous ne devriez pas rester ici. Où habitez-vous ? Je vais appeler votre propriétaire et lui demander de venir vous chercher pour vous ramener à la maison.

À la maison !

— Ce n’est pas possible, affirma Polly.

— Je croyais que vous disiez…

— Elle est morte. Mme Rickett était à Saint-George. Et tous ses pensionnaires, Mlle Hibbard et M. Dorming et Mlle Laburnum… (Sa voix chevrota.) Il n’y a plus personne là-bas pour…

— Voilà pourquoi vous avez dit que vous ne pouviez pas rentrer chez vous ! J’imagine que c’est impossible. Je ne sais pas ce qui se passe pour les pensionnaires quand le propriétaire d’une pension est tué. Je suppose que quelqu’un d’autre prend la relève… Savez-vous si Mme Rickett avait de la famille ?

— Non.

— S’ils décidaient de vendre… De toute façon, vous ne pouvez pas rester là-bas toute seule, après… Y a-t-il quelqu’un chez qui vous pourriez aller ? Avez-vous de la famille ou des amis à Londres ?

Non, s’aperçut Polly, qui sentait la panique revenir en force. Je suis toute seule ici, en plein milieu d’une guerre, et si l’équipe de récupération ne vient pas me chercher…

Marjorie la regardait, préoccupée.

— Non, admit Polly. Personne.

— Où habite votre famille ? Est-ce près de Londres ?

— Non. Dans le Northumberland.

— Oh ! tant pis, on va trouver quelque chose. En attendant, tenez, avalez votre thé. Vous vous sentirez mieux.

Rien ne pourra m’aider à me sentir mieux…

Cependant, Polly devait persuader Marjorie qu’elle était assez rétablie pour remonter à son étage, aussi but-elle entièrement la mixture. Elle était claire et tiédasse.

— Vous aviez raison, ça fait du bien, déclara-t-elle.

Et, tendant la tasse à Marjorie, elle tenta de se lever, mais la vendeuse l’arrêta.

— Mlle Snelgrove a dit que vous deviez vous reposer, proféra-t-elle d’un ton ferme.

— Mais je me sens beaucoup mieux, protesta Polly.

Marjorie secoua la tête.

— Les gens réagissent bizarrement aux états de choc. Mme Armentrude – c’est ma propriétaire –, sa nièce était dans un bus qui a été touché, et Mme Armentrude affirme qu’elle avait l’air de se porter à merveille, et puis une heure après elle est devenue toute blanche et elle s’est mise à trembler. On a dû l’emmener à l’hôpital.

— Je ne suis pas en état de choc. Je suis juste un peu émue, et je veux…

— Mlle Snelgrove a dit que vous deviez vous reposer, répéta Marjorie, et que je devais vous remettre ceci.

Elle tendit le paquet à Polly. Ses deux extrémités étaient parfaitement égales, et la ficelle qui l’entourait était tirée et nouée avec une précision irréprochable.

— C’est pour m’entraîner à l’emballage ?

— Non, bien sûr que non, répondit Marjorie, qui la regardait d’un air étrange. Vous êtes choquée, quoi que vous en disiez. Donnez-moi ça. (Elle reprit le paquet.) Laissez-moi l’ouvrir pour vous.

C’était une jupe noire.

— Mlle Snelgrove a indiqué qu’elle coûtait sept shillings et six pence, mais que vous ne devez pas vous en faire pour la rembourser et pour les tickets de rationnement avant votre rétablissement.

— Sept shillings six ?

Ce n’était rien du tout. Une paire de bas valait trois fois plus cher.

— Ça ne peut pas…

— Elle dit qu’elle l’a achetée aux soldes après bombardement chez Bourne and Hollingsworth. Dégât des eaux.

De toute évidence, la jupe qu’elle tendit à Polly ne provenait pas des soldes qui suivaient un bombardement. Elle était flambant neuve et immaculée, et Polly se doutait bien qu’elle venait tout droit du rayon « Vêtements de marque » de Townsend Brothers et qu’elle coûtait cinq livres pour le moins. Elle saisit la jupe, trop émue pour parler.

— Faites-lui savoir que c’est très gentil de sa part, finit-elle par articuler.

Marjorie acquiesça.

— Il lui arrive de se comporter presque comme un être humain, à l’occasion. Mais elle me fera la peau si je m’attarde plus longtemps.

Elle enleva la jupe à Polly et la déposa sur le dos d’une chaise.

— Y a-t-il autre chose que je pourrais faire pour vous ?

— Oui. Dites-lui que je suis prête à retourner à mon comptoir.

— Je ne le ferai sûrement pas. Vous n’avez pas retrouvé votre lucidité, et vous êtes blanche comme un linge. Et nous n’avons pas besoin d’héroïsme. On est chez Townsend Brothers, pas à Dunkerque. Maintenant, allongez-vous.

Polly s’exécuta, et Marjorie l’enveloppa dans une couverture.

— Interdiction de bouger !

Polly hocha la tête, et Marjorie se leva pour partir.

— Attendez ! s’exclama Polly en lui attrapant le poignet. Si quelqu’un demande si je travaille ici, vous lui indiquerez où je suis ?

— Bien sûr.

De nouveau, la vendeuse posait sur elle ce regard étrange.

— Et vous demanderez à Mlle Snelgrove si je peux revenir à mon étage cet après-midi ?

— Seulement si vous promettez d’essayer de dormir.

À peine sortie, Marjorie était de retour avec un sandwich et un verre de lait.

— Mlle Snelgrove dit que vous devez vous reposer jusqu’à 15 heures, et qu’elle verra à ce moment-là. Et aussi que vous devez manger quelque chose.

— D’accord, mentit Polly.

La seule idée de la nourriture lui donnait la nausée. Elle se rallongea et tenta de dormir comme on le lui avait ordonné, mais c’était impossible. Et si l’équipe de récupération n’interrogeait pas Marjorie sur sa présence ? Et s’ils parcouraient le rayon, comme de simples clients et, en son absence, concluaient qu’elle ne travaillait pas là et s’en allaient ? Elle envoya valser sa couverture, se leva, attrapa la jupe et se rendit aux toilettes pour se rafraîchir.

Son reflet dans le miroir l’horrifia. Pas étonnant que Mlle Snelgrove lui ait donné une jupe. La sienne n’était pas seulement sale et incrustée de poussière de brique, mais tout un pan en était tailladé. Elle avait dû s’accrocher sur une poutre déchiquetée. Pas étonnant non plus que tout le monde se montre si gentil : elle avait une mine de déterrée. Ses cheveux et sa figure étaient blanchis de plâtre, et ses joues striées par les larmes. Le sang de son genou avait dégouliné tout le long de sa jambe et coagulé sur ses bas déchirés. Les deux avaient de larges échelles, et plusieurs trous. Elle en lava le sang, mais ils restaient toujours aussi peu présentables, si bien qu’elle les enleva et les fourra dans son sac. Ça ferait l’affaire… les jeunes femmes étaient sorties jambes nues à cause de la pénurie de bas.

Non, cela s’était produit plus tard dans la guerre, pas en 1940. Marjorie ne se trompait pas, le jugement de Polly était obscurci. Elle devrait se cantonner à son comptoir et prier pour que les clients ne s’en aperçoivent pas.

Son chemisier n’était pas en trop mauvais état. Le manteau l’avait en partie protégé. Elle en frotta les traces autant qu’elle le put, enfila sa nouvelle jupe, se lava la figure et peigna ses cheveux. Il lui fallait un peu de rouge à lèvres – elle était si pâle –, mais après l’application elle se découvrit encore plus pâle. Elle effaça presque tout et se rendit à son comptoir.

— Que faites-vous là ? s’exclama Marjorie quand elle la vit. Il est seulement 14 heures ! Vous deviez vous reposer jusqu’à 15 heures.

— Mlle Snelgrove !

Elle avait appelé avant que Polly puisse l’en empêcher, et la chef de service accourait, l’air inquiète.

— Mademoiselle Sebastian, vous deviez vous reposer, désapprouva-t-elle.

— S’il vous plaît, laissez-moi rester.

— Je ne suis pas sûre, hésita-t-elle.

— Je me sens beaucoup mieux maintenant. Vraiment.

Polly tentait de trouver l’argument qui la convaincrait.

— Et M. Churchill assure que nous devons persévérer envers et contre tout, que nous ne devons pas baisser les bras devant l’ennemi.

— Très bien. Mais si jamais vous ne vous sentez pas bien ou si vous avez des vertiges…

— Merci, dit Polly d’un ton fervent.

Dès que Mlle Snelgrove eut ordonné à Marjorie de garder un œil sur elle et fut partie accueillir Mlle Toomley aux ascenseurs, Polly commença de scruter l’étage, à la recherche de quiconque pourrait appartenir à l’équipe de récupération.

Marjorie n’avait pas menti. Il n’y avait quasiment pas de clients, et ceux qui passèrent dans le courant de l’après-midi étaient des habitués : Mlle Varley, Mme Minnian et Mlle Culpepper. Laquelle voulut essayer des gants en peau de porc, puis se décida pour des gants en laine.

— Les journaux annoncent que l’hiver pourrait se révéler exceptionnellement froid, expliqua-t-elle.

Vous ne vous trompez pas, ça se pourrait bien ! pensait Polly, qui ficelait les gants tout en surveillant les ascenseurs dans l’espoir que les flèches au-dessus des grilles s’arrêteraient sur le chiffre trois, que les portes s’ouvriraient et que l’équipe de récupération en sortirait.

Mais personne ne vint, et à 17 heures l’étage se vida. Il ne restait que Mlle Culpepper, qui avait aussi décidé d’acheter une chemise de nuit en flanelle et patientait au comptoir de Marjorie. Les autres filles rangeaient leurs boîtes ou s’appuyaient sur leur comptoir, l’œil rivé sur l’horloge qui surmontait les ascenseurs.

Voilà pourquoi l’équipe de récupération n’est pas montée. Parce que tout le monde regardait. Tout le monde les aurait vus sortir, aurait vu Polly courir pour les rejoindre, aurait vu le soulagement sur son visage.

Ils attendent en bas que le magasin ferme de façon à pouvoir me parler tranquillement.

Dès que la sonnerie de fermeture retentit, Polly se dépêcha de mettre manteau et chapeau, se précipita dans l’escalier et se rua dehors par la sortie des employés, mais personne ne l’attendait là.

Ils sont devant, de l’autre côté.

Elle se hâta de gagner les portes principales, mais elle n’y trouva que le portier, qui aidait une vieille femme à monter dans un taxi.

Il poussa la porte et parla au chauffeur. Le taxi démarra, et le portier se retourna vers Polly.

— Puis-je vous aider, mademoiselle ?

Non, personne ne peut m’aider. Où étaient-ils ?

— Merci, mais non, j’attends quelqu’un.

Il hocha la tête, effleura de la main sa casquette pour la saluer et rentra dans le magasin.

L’équipe de récupération ne sait pas que Townsend Brothers ferme plus tôt.

Polly regardait les clients se dépêcher de héler des taxis, les vendeuses et les liftiers s’écouler de l’entrée des employés et se hâter vers l’arrêt de bus ou les marches descendant à Oxford Circus.

Voilà pourquoi ils sont en retard. Ils viendront à 18 heures.

Mais alors que les minutes passaient, la peur qu’elle avait tenté de tenir à distance toute la journée commença de s’épaissir tel le brouillard la première nuit de sa mission.

Où sont-ils ?

La morsure du froid sur ses jambes nues la faisait frissonner.

Elle s’avança jusqu’au bord du trottoir et se pencha pour observer le haut de la rue.

Que leur est-il arrivé ? Et s’ils ne se manifestaient pas du tout ?

Une main se referma sur son bras.

— Vous voilà enfin ! dit Marjorie, à bout de souffle. Je vous ai cherchée partout. Pourquoi donc avez-vous filé comme ça ? Venez. Je vous emmène chez moi ce soir. Ordre de Mlle Snelgrove.

— Oh ! mais c’est impossible, déclara Polly.

Si l’équipe de récupération survenait…

— Vous ne pouvez pas retourner à votre pension puisqu’il n’y a plus personne là-bas. Mlle Snelgrove et moi, nous sommes d’accord sur le fait que vous ne devez pas rester seule.

— Il faut que je…

— Nous pourrons aller récupérer vos affaires plus tard. Ce soir, je vous prêterai une chemise de nuit, et demain nous irons ensemble voir si nous vous trouvons un autre logement.

— Mais…

— Il n’y a rien que vous puissiez faire ce soir. Et demain vous vous sentirez plus forte et tout sera plus facile. Demain, c’est dimanche. Nous aurons toute la journée pour…

Dimanche…

Polly se rappelait le pasteur et Mme Wyvern occupés à préparer la composition des fleurs pour l’autel. L’autel et l’église effondrée qui avaient réduit en bouillie sir Godfrey, Mlle Laburnum, Trot…

— Vous voyez ? dit Marjorie, qui lui prenait le bras. Vous n’êtes pas assez bien pour rester seule. Vous tremblez comme une feuille. Et j’ai promis à Mlle Snelgrove que je prendrais soin de vous. Vous ne voulez pas que je me fasse virer, n’est-ce pas ? (Elle lui adressa un sourire encourageant.) Venez. Il est plus de 18 heures. Mon bus va passer…

Plus de 18 heures et l’équipe de récupération n’était toujours pas là.

Parce qu’ils ne viendront pas, comprit Polly, qui considérait Marjorie d’un œil hébété. Je suis piégée ici.

— Je sais. C’est affreux, ce qui est arrivé, dit Marjorie avec empathie.

Non, tu ne sais pas.

Elle laissa pourtant Marjorie la guider jusqu’à l’arrêt de bus.

— Mlle Snelgrove a demandé que je vous prépare un bon repas chaud, continua la vendeuse alors qu’elles rejoignaient la queue. Et que je veille à ce que vous preniez une bonne nuit de sommeil. Elle vous aurait bien emmenée chez elle, mais sa sœur et sa famille se sont fait bombarder et ils habitent avec elle. Et moi j’ai plein de place. La fille avec qui je logeais est partie pour Bath. Ah ! parfait, voilà le bus.

Elle poussa Polly dans le véhicule encombré, puis vers un siège libre. Polly se pencha par-dessus la femme assise à côté d’elle pour observer Townsend Brothers, mais le trottoir du magasin était désert et, quand le bus passa devant Selfridges, l’horloge indiquait 18 h 15.

— Nous arriverons chez moi en un clin d’œil. Il n’y a que trois arrêts.

Cependant, dès que le bus eut dépassé Oxford Circus, il se rangea sur le côté et s’immobilisa. Le conducteur descendit.

— Déviation, expliqua-t-il en remontant. UXB.

Et il tourna dans une rue latérale, puis dans une autre, et une autre encore.

— Ah ! mince ! on aurait mieux fait de prendre le métro, se lamenta Marjorie, qui examinait Polly avec anxiété. Je suis désolée, Polly.

— Ce n’est pas votre faute.

Le bus s’immobilisa de nouveau. Le chauffeur échangea quelques mots avec un garde de l’ARP puis il se remit en route.

— Où diable allons-nous ? s’inquiéta Marjorie, qui se penchait par-dessus Polly pour regarder par la fenêtre. C’est ridicule, nous sommes presque au Strand. Nous n’arriverons jamais à la maison, à ce régime.

Elle tira sur le cordon pour demander l’arrêt.

— Venez, nous prenons le métro.

Elles descendirent dans une rue quasiment plongée dans les ténèbres. Polly pouvait apercevoir la flèche d’une église sur sa gauche, au-dessus des immeubles.

— Savez-vous où nous sommes ? interrogea-t-elle.

— Oui. Par là, c’est la station du Strand.

— La station du Strand ? répéta Polly.

Elle sentit ses jambes flancher de nouveau et se rattrapa au lampadaire qu’elles croisaient.

— Ce n’est pas loin, dit Marjorie, qui continuait d’avancer. Voilà la flèche de Saint-Martin-in-the-Fields, et après, c’est Trafalgar Square. J’espère que la ligne Piccadilly fonctionne. Elle a été touchée deux fois cette semaine. Hier, une bombe est tombée sur les voies entre… Polly, vous allez bien ? (Elle courut auprès d’elle.) Je suis tellement désolée. Je n’ai pas réfléchi. Je n’aurais pas dû parler de bombe…

Elle jeta des regards éperdus sur la rue désertée, en quête d’assistance.

— Là, asseyez-vous ici.

Elle conduisit Polly jusqu’à l’entrée d’un magasin et l’installa sur les marches qui menaient à la porte.

Une porte. Comme c’est approprié. Mais ça ne sert à rien. Ça ne s’ouvrira pas. Mon point de transfert est hors service.

— Y a-t-il quelque chose que je pourrais faire ? demanda Marjorie d’un ton anxieux. Dois-je aller chercher un docteur ?

Polly secoua la tête.

— Il ne faut pas désespérer, dit Marjorie, qui s’asseyait près d’elle et l’entourait de son bras. On finira par s’en sortir.

Polly secoua la tête.

— Je sais, cette horrible guerre a l’air de vouloir durer à jamais, mais elle s’arrêtera. Ce vieux débris d’Hitler sera vaincu et on triomphera.

Tu as raison, c’est ce qui se passera.

Elle leva la tête et regarda la flèche de Saint-Martin-in-the-Fields.

Je le sais. J’étais à Trafalgar Square le jour où la guerre s’est terminée. Mais tu te trompes si tu penses que je m’en sortirai… à moins que l’équipe de récupération vienne me chercher avant la date limite. Un historien ne peut pas se trouver deux fois aux mêmes coordonnées temporelles. Et ils auraient dû être là hier. Hier ! C’est de voyage dans le temps qu’il s’agit.

— Vous verrez, disait Marjorie en la serrant fort, à la fin, tout ira bien.

À l’est, une sirène se mit à hurler.

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