Warwickshire, février 1940

Par votre empressement à servir, vous avez aidé l’État dans une œuvre d’une grande importance.

La reine Elizabeth, en hommage à ceux qui prirent en charge des évacués, 1940.


Il se mit à pleuvoir juste à l’instant où Eileen s’apprêtait à étendre le linge. Il lui faudrait accrocher les fils dans la salle de bal au milieu des portraits des ancêtres de lord Edward et de lady Caroline en fraises et robes à paniers, puis y suspendre les draps mouillés, ce qui lui prendrait deux fois plus de temps. Quand elle en aurait terminé, les enfants rentreraient de l’école. Elle aurait voulu être partie avant leur arrivée. La dernière fois, les Hodbin l’avaient pistée dans les bois, et elle avait dû différer son transfert à la semaine suivante.

Et de nouveau, le lundi précédent, elle avait passé sa demi-journée de repos à désinfecter par fumigation les petits lits des gamins contre les punaises. Et le lundi d’avant, elle avait dû emmener Alf et Binnie jusqu’à la ferme de M. Rudman pour présenter des excuses, parce qu’ils avaient carbonisé sa meule de foin. Ils avaient soutenu qu’ils s’entraînaient à allumer des feux de signalisation dans la perspective d’une invasion.

— L’révérend y dit que si chacun y fait pas c’qui peut, c’t impossible de gagner la guerre, assurait Binnie.

J’ai l’impression que le pasteur ferait une exception dans ton cas, ruminait Eileen. Mais les Hodbin n’étaient pas les seuls à l’empêcher de partir. Depuis Noël, elle avait été mobilisée pendant chacune de ses prétendues demi-journées de congé. On lui demandait de quêter pour la vente de timbres épargne en vue de la récolte de fonds, ou de travailler à quelque autre projet que lady Caroline avait imaginé pour « soutenir l’effort de guerre », effort qui ne l’amenait jamais à s’impliquer elle-même, simplement ses servantes.

Si je ne rejoins pas très vite Oxford, ils vont penser que quelque chose m’est arrivé et envoyer une équipe de récupération.

Elle devait au moins expliquer au labo pourquoi elle n’avait pas pu se présenter, et peut-être les persuader d’ouvrir la fenêtre de saut plus d’une fois par semaine.

— Ce qui signifie qu’il me faut finir d’accrocher ces misérables draps avant que les Hodbin reviennent, dit-elle à haute voix au portrait d’une précédente lady Caroline à épagneuls.

Elle se courba pour attraper un autre drap dans le panier.

La fille de cuisine, Una, se tenait à la porte.

— À qui vous causiez ? interrogea-t-elle, scrutant la pièce entre les étendues de linge.

— Moi-même, répondit Eileen. C’est le premier signe de la folie !

— Oh ! s’écria Una. Ma’me Bascombe vous mande.

Et quoi, encore ? Je n’arriverai jamais à filer.

Elle pendit en vitesse le dernier drap et se hâta dans l’escalier qui menait à la cuisine.

Mme Bascombe cassait des œufs dans un bol.

— Passez un tablier propre, ordonna-t-elle. Madame vous réclame.

— Mais c’est ma demi-journée de repos, aujourd’hui, protesta Eileen.

— Oui ? Eh bien, vous pourrez partir après. Madame vous attend dans la salle de réception.

Le salon de l’étage ? Cela voulait dire que quelqu’un était venu récupérer son enfant pour le ramener chez lui. Le manoir avait régulièrement perdu des évacués depuis Noël. Si beaucoup plus s’en allaient, il ne resterait personne à observer. Ce qui était l’une des raisons pour lesquelles il fallait qu’elle se rende à Oxford sans délai. Elle tenterait de persuader M. Dunworthy de l’envoyer à un autre endroit. Ou de raccourcir cette mission et de la laisser choisir celle dont elle rêvait : le VE Day. Eileen se dépêcha de nouer un tablier impeccable autour de sa taille et de sortir de la cuisine.

— Attendez ! la rattrapa Mme Bascombe. Prenez les cachets pour les nerfs de Madame. Le docteur Stuart est passé les apporter.

Les cachets étaient de l’aspirine, dont Eileen doutait qu’elle puisse se montrer d’un grand secours pour les « nerfs » de lady Caroline. Une affection qui, de toute façon, servait essentiellement à exiger des évacués qu’ils se tiennent tranquilles. Eileen saisit la boîte que lui tendait Mme Bascombe et se hâta vers le salon de réception. Quels parents allait-elle découvrir ? Pourvu que ce ne soient pas les Magruder ! Barbara, Ewan et Peggy étaient les seuls enfants bien élevés qui restaient. Alf et Binnie avaient totalement corrompu les autres.

Peut-être est-ce leur mère ? pensa-t-elle, revigorée par cette idée. Mais ce n’était pas elle, pas plus que celle des Magruder. C’était le pasteur. Elle aurait été heureuse de le voir si sa présence ne s’expliquait pas d’évidence par un nouveau méfait commis par les Hodbin.

— Vous m’avez demandée, ma’ame ? s’enquit-elle.

— Oui, Ellen, répondit lady Caroline. Vous est-il arrivé de conduire une automobile ?

Oh non ! Ils ont volé la voiture du pasteur et l’ont fracassée !

— Conduire, ma’ame ? répéta-t-elle avec circonspection.

— Oui. Nous avons discuté, M. Goode et moi, de l’organisation de la Défense passive et, particulièrement, de cet impératif : la formation d’ambulanciers.

Le pasteur acquiesça.

— Dans l’éventualité d’un bombardement ou d’une invasion…

— Nous aurons besoin de conducteurs entraînés, termina lady Caroline. Savez-vous conduire, Ellen ?

À l’exception des chauffeurs, les serviteurs, en 1940, n’étaient pas censés avoir d’occasions de conduire, aussi cela n’avait pas fait partie de sa préparation.

— Non, ma’ame. Je crains de n’avoir jamais appris.

— Alors vous devrez. J’ai offert à M. Goode l’usage de ma Bentley pour aider à l’effort de guerre. Monsieur Goode, vous pouvez donner sa première leçon à Ellen cet après-midi.

— Cet après-midi ?

Eileen n’avait pu réprimer sa consternation. Elle se mordit la lèvre. Dans les années 1940, les domestiques ne répondaient pas.

— Est-ce un moment inopportun pour vous ? lui demanda le pasteur. Je pourrais tout aussi facilement commencer les leçons demain, lady Caroline.

— Il n’en est pas question, monsieur Goode. Backbury peut subir une attaque n’importe quand. (Elle se tourna vers Eileen.) Quand la guerre arrive, nous devons tous nous préparer à faire des sacrifices. Le révérend vous donnera votre leçon dès que nous aurons terminé ici. Et ensuite vous resterez pour le thé, n’est-ce pas, mon révérend ? Ellen, dites à Mme Bascombe que M. Goode reste pour le thé. Et dites-lui qu’elle et M. Samuels prendront leurs leçons après. Vous pouvez nous laisser.

— Oui, ma’ame.

Eileen fit sa révérence et descendit en courant l’escalier jusqu’à la cuisine. Maintenant, il devenait vraiment urgent qu’elle gagne le point de transfert. C’était une chose de ne pas savoir comment conduire, c’en était une autre de ne rien savoir du tout des automobiles en 1940. Il fallait qu’elle prenne un peu d’avance. Elle se demanda si elle allait essayer d’effectuer le saut aller-retour avant la leçon. Telle qu’elle connaissait lady Caroline, ils en avaient au moins pour une heure. Mais si ce n’était pas le cas…

Peut-être pourrais-je persuader Mme Bascombe de prendre sa leçon la première ?

Elle la trouva à la cuisine, en train d’enfourner des gâteaux.

— Les enfants viennent de rentrer. Je les ai envoyés à la nursery enlever leurs manteaux. Que voulait Madame ?

— Le révérend doit apprendre à conduire à tout le monde. Et lady Caroline m’a demandé de vous dire qu’il reste ici pour le thé.

À conduire ? s’exclama Mme Bascombe.

— Oui. De telle façon que nous puissions piloter une ambulance en cas de bombardement.

— Ou au cas où James serait mobilisé et où elle n’aurait plus personne pour l’emmener à ses réunions.

Eileen n’avait pas pensé à ça. Lady Caroline pouvait très bien s’être inquiétée de l’éventuelle mobilisation de son chauffeur. Le majordome et les deux valets de pied l’avaient été, le mois dernier, et Samuels, le vieux jardinier, était désormais de service à la porte d’entrée.

— Eh bien, il est hors de question qu’elle me fasse monter dans une automobile, déclara Mme Bascombe, bombardement ou pas.

En conclusion, Eileen ne pourrait pas changer de place avec elle. Il fallait convaincre Samuels.

— Et quand pourrions-nous trouver le temps pour ces leçons ? Nous avons déjà beaucoup trop à faire. Où allez-vous ?

— Voir M. Samuels. Le révérend doit me donner ma première leçon cet après-midi, mais c’est ma demi-journée de repos. Je pensais que nous pourrions faire un échange.

— Non. La réunion de la Home Guard a lieu cet après-midi.

— Mais c’est important, protesta Eileen. Est-ce qu’il ne pourrait pas manquer…

Mme Bascombe lui jeta un regard pénétrant.

— Pourquoi désirez-vous tant prendre votre demi-journée de repos aujourd’hui ? Vous n’avez pas rendez-vous avec un soldat, n’est-ce pas ? Binnie m’a affirmé qu’elle vous avait vue flirter avec un soldat à la gare.

Binnie, sale petite traîtresse ! Alors que j’avais tenu ma part du marché et que j’étais restée muette au sujet du serpent !

— Je ne flirtais pas. Je donnais des instructions à ce soldat pour qu’il remette Theodore Willett à sa mère.

Mme Bascombe ne paraissait pas convaincue.

— Les jeunes filles ne sont jamais trop prudentes, spécialement dans des moments comme ceux-ci. Les soldats leur tournent la tête, les entraînent à les rencontrer dans les bois, leur promettent le mariage…

Il y eut un bruit sourd de craquement au-dessus de leurs têtes, suivi d’un cri strident, et d’un martèlement qui ressemblait à celui que pourrait produire un troupeau de rhinocéros.

— Qu’est-ce que ces satanés gosses fabriquent ? Vous feriez mieux d’aller voir. Au son, on jurerait qu’ils se trouvent dans la salle de bal.

Ils s’y trouvaient. Et, à n’en pas douter, c’est la chute des fils à linge chargés de draps qui avait produit le bruit de craquement. Un petit groupe compact d’enfants était recroquevillé dans un coin de la pièce. Deux fantômes couverts de draps, les bras déployés, les menaçaient.

— Alf, Binnie, enlevez ça immédiatement ! ordonna Eileen.

— Ils nous ont dit qu’ils étaient des nazis, se justifia Jimmy, sur la défensive.

Ce qui n’éclaircissait en rien l’accoutrement de draps.

— Ils disent que les Allemands tuent les petits enfants, expliqua Barbara, du haut de ses cinq ans. Ils nous ont attaqués.

Les dommages semblaient n’avoir concerné que les draps – merci mon Dieu ! –, quoique le portrait de l’ancêtre en robe à paniers ait adopté un air penché que lady Caroline eût désapprouvé.

— On les a prévenus que c’était interdit de jouer ici, mais ils n’ont pas écouté, précisa Peggy, que ses huit ans n’empêchaient pas de prendre des poses vertueuses.

Alf et Binnie tentaient toujours de se dépêtrer des plis mouillés et collants de leur déguisement.

— Les Allemands tuent les petits enfants ? interrogea Barbara, qui tirait la jupe d’Eileen.

— Non.

La tête d’Alf émergea du drap.

— Y les tuent. Quand y vont débarquer, y zigouilleront les princesses Elizabeth et Margaret Rose. Elles s’f’ront couper le citron tout de suite.

— C’est vrai ? s’affola Barbara.

— Non, grinça Eileen. Allez, ouste, dehors !

— Mais y pleut ! protesta Alf.

— Il fallait y penser avant. Vous pouvez jouer dans l’écurie.

Elle conduisit la horde à l’extérieur et remonta dans la salle de bal. Elle redressa le portrait de l’ancêtre de lady Caroline, raccrocha les fils à linge, puis entreprit de ramasser les draps qui jonchaient le plancher. Elle devrait les laver de nouveau, tout comme les housses qui couvraient les meubles.

Je me demande à quel point j’affecterais l’Histoire si j’étranglais les Hodbin !

Théoriquement, aucun acte susceptible d’être accompli par un historien ne pouvait en altérer le cours. Le décalage évitait tout accident. Mais à coup sûr, dans une circonstance pareille, il ferait une exception. L’Histoire aurait été tellement plus confortable sans ces deux terreurs !

Elle se pencha pour ramasser un autre des draps piétinés.

— Vous d’mande pardon, mam’selle, clama Una depuis la porte, mais Madame vous réclame au salon.

Eileen plaqua son paquet de draps entre les bras de la fille et dévala les marches. Elle changea une nouvelle fois de tablier avant de remonter en hâte jusqu’à la pièce de réception.

M. et Mme Magruder étaient arrivés.

— Ils sont venus pour… hum… leurs enfants, annonça lady Caroline.

Qui n’avait manifestement pas la moindre idée du nom desdits enfants.

— Pour Barbara, Ewan et Peggy, ma’ame ? l’aida Eileen.

— Oui.

Mme Magruder s’était tournée vers Eileen.

— Ils nous manquent tellement, expliqua-t-elle. Notre maison nous a paru d’un calme de tombe depuis qu’ils sont partis.

À la mention « d’un calme de tombe », lady Caroline eut un rictus douloureux. Elle devait avoir entendu crier les petits.

M. Magruder ajouta :

— Et maintenant que cet Hitler retrouve un peu de bon sens et s’aperçoit que l’Europe ne tolérera pas sa folie, il n’y a plus aucune raison qu’ils ne rentrent pas chez nous. Croyez que nous apprécions tout ce que vous avez fait pour eux, Votre Seigneurie, à les prendre avec vous et à les aimer comme s’ils étaient les vôtres.

— J’étais plus qu’heureuse de m’y consacrer, assura lady Caroline. Ellen, rassemblez les affaires de Peggy et… des autres enfants, et apportez-les ici.

— Oui, ma’ame.

Eileen exécuta sa révérence, et se dépêcha d’emprunter le corridor qui menait à la salle de bal. Si elle parvenait à croiser Una, elle pourrait lui demander d’empaqueter les affaires des petits Magruder pendant qu’elle-même se rendrait au point de transfert.

Seigneur, pourvu qu’elle n’ait pas quitté la salle de bal !

Elle s’y tenait, les bras emplis de l’énorme pile de draps mouillés.

— Una, emballez les affaires des Magruder, ordonna Eileen. Je cours chercher les gosses.

Et elle s’envola mais, alors qu’elle sortait du manoir, elle se trouva nez à nez avec le pasteur, debout près de la Bentley de lady Caroline.

— Mon révérend, je suis désolée, mais je ne peux pas prendre cette leçon maintenant, argua-t-elle. Les Magruder sont ici pour emmener Ewan et Peggy et…

— Je sais, l’interrompit-il. J’ai déjà parlé à Mme Bascombe, et je me suis arrangé pour que vos leçons commencent demain.

Je vous adore ! pensa-t-elle.

— Una prendra les siennes aujourd’hui.

Oh ! pauvre de vous !

Au moins, elle était libre de partir.

— Merci, mon révérend, dit-elle sur un ton fervent.

Et elle se dépêcha de traverser la pelouse qui la séparait des écuries, sous un crachin brumeux, puis bifurqua derrière la serre et fila jusqu’à la route le long de laquelle elle se hâta, soucieuse de ne pas se faire rattraper par Una et le pasteur dans la Bentley.

Elle s’était éloignée de quatre cents mètres quand il se mit à pleuvoir plus fort, mais au fond il fallait s’en féliciter. Même les Hodbin, ces sales petits inquisiteurs, n’essaieraient pas de la traquer sous une pluie torrentielle. Elle tourna dans les bois et courut sur le sentier boueux qui conduisait au frêne.

Pourvu que je ne vienne pas de manquer la phase d’ouverture, se dit-elle.

La fenêtre de saut ne s’ouvrait qu’une fois par heure, et dans une heure il ferait nuit. L’emplacement était assez enfoncé dans les bois pour que le miroitement ne puisse être aperçu de la route, mais avec le black-out toute lueur devenait suspecte, et la Home Guard, faute de mieux à faire, patrouillait quelquefois dans les bois, à la recherche de parachutistes allemands. Si l’une de leurs patrouilles, ou les Hodbin…

Elle perçut un soupçon de mouvement à la périphérie de son champ visuel et fit volte-face, s’efforçant de détecter l’un des rubans flottants de Binnie ou la casquette d’Alf.

— Qu’est-ce que vous faites ici ? dit une voix d’homme, derrière elle.

De terreur, elle fit un petit bond en l’air avant de se retourner brusquement. Une lueur à peine visible scintillait près du frêne. À travers, elle pouvait voir le filet, et Badri, qui se tenait à la console.

— Vous n’êtes pas censé partir avant le 10, déclarait-il. On ne vous a pas expliqué que votre transfert a été reprogrammé ?

— C’est bien pour ça que je suis là, fit une autre voix d’homme sur un ton coléreux, tandis que le scintillement gagnait en force. Je veux savoir pourquoi il a été reporté. Je…

— Cette explication devra attendre. Je suis en plein milieu d’une récupération…

Eileen traversa le halo et pénétra dans le labo.

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