Saltram-on-Sea, le 29 mai 1940

Il a raté le bus.

Neville Chamberlain, parlant d’Hitler, 5 avril 1940


Mike regardait fixement la fille.

— Qu’avez-vous dit ?

Il fallait qu’il ait mal entendu.

— J’ai dit que le bus était passé hier. Il vient les mardis et les vendredis.

Ce qui lui apprenait qu’on était aujourd’hui le mercredi 29, et qu’il avait déjà manqué trois jours de l’évacuation.

— Avant, il passait tous les jours, mais depuis la guerre…

— Mais vendredi, c’est le 31 ! explosa Mike. Il faut qu’il y ait un bus avant !

À cette date, l’armée britannique entière aurait été évacuée. Il aurait manqué l’intégralité de l’événement.

— Et à Ramsgate ? Le prochain bus y passe quand ?

— Je crains que ce soit vendredi aussi. C’est le même bus, vous comprenez ?

Méfiante, elle était remontée d’une marche, et il s’aperçut qu’il avait crié.

— Je suis désolé. C’est juste que j’étais supposé arriver à Douvres cet après-midi pour couvrir un événement, et maintenant je ne sais pas par quel miracle je vais réussir à m’y rendre. À quelle distance se trouve la station de chemin de fer la plus proche… je veux dire, la gare ?

S’il y en avait une dans le prochain village, peut-être pouvait-il marcher jusque-là.

— Treize kilomètres, mais il n’y a pas eu un seul train de voyageurs depuis le début de la guerre.

Évidemment !

— Et une voiture ? Y en a-t-il une dans le village que je pourrais louer ? ou quelqu’un que je pourrais payer pour me conduire à Douvres ? Je pourrais lui donner…

Ah ! bon Dieu ! Quel était le tarif pour la location d’une voiture en 1940 ?

— …trois livres.

— Trois livres ? s’exclama la fille dont les yeux s’étaient élargis. J’ai toujours entendu dire que les Amerloques étaient riches.

Traduction : c’était beaucoup trop.

— Je ne suis pas riche. C’est juste qu’il est très important pour moi de me rendre là-bas aujourd’hui.

— Oh ! M. Powney pourrait vous emmener dans son camion, suggéra-t-elle, mais je ne sais pas s’il est déjà rentré.

— Rentré ?

— Il est allé à Hawkhurst hier acheter un taureau. Il a peut-être décidé d’y dormir. Il déteste conduire pendant le black-out. Je demande à papa. Une minute !

Elle escalada les marches, lui jetant un regard de séductrice par-dessus son épaule à l’instant de disparaître. Il l’entendit appeler :

— Papa ? M. Powney est-il revenu de Hawkhurst ?

— Non. Avec qui parles-tu, Daphne ?

— Un Amerloque. C’est un journaliste.

Mike ne parvint pas à saisir le reste de la conversation. Au bout d’une minute, Daphne dévala l’escalier.

— Papa dit qu’il n’est pas rentré, mais il devrait arriver ce matin.

— Et il n’y a personne d’autre ici avec un truck ? Euh, je veux dire, un camion ? Ou une automobile ?

— Le docteur Grainger en a une, mais il n’est pas là non plus. Il est en visite chez sa sœur à Norwich. Et le pasteur a fait don de ses pneus pour la campagne du caoutchouc. Et avec le rationnement de l’essence, je… Oh ! voici Mlle Fintworth !

Une maigre femme à la chevelure négligée venait d’entrer.

— Notre postière. Peut-être saura-t-elle quand M. Powney va rentrer.

Elle l’ignorait.

— Voudriez-vous lui donner ceci quand il arrivera ?

Elle tendait une lettre à Daphne. La jeune fille la déposa sur une pile derrière le bar, et Mlle Fintworth s’en fut, frôlant un vieil homme édenté qui entrait à son tour.

— M. Tompkins saura, déclara Daphne avant de clamer : Monsieur Tompkins, savez-vous quand M. Powney revient ?

Le vieil homme murmura quelque chose que Mike ne comprit pas du tout, mais que Daphne réussit à entendre.

— M. Powney lui a indiqué qu’il avait prévu de revenir dès qu’il ferait jour. Il devrait donc être ici vers 9 heures ou neuf heures et demie.

9 h 30, et ensuite cela leur prendrait au moins deux heures pour atteindre Douvres, ce qui le ferait arriver là-bas vers midi. Si Powney ne devait pas auparavant sortir son taureau du camion, ou tirer le lait de ses vaches, ou nourrir les poulets, ou quoi que ce soit d’autre.

— Tenez, je vous prépare une bonne tasse de thé pendant que vous attendez, et vous me racontez tout des États-Unis. Alors, vous venez d’Omaha ? C’est dans l’Ohio, non ?

— Le Nebraska, corrigea-t-il d’un ton distrait.

Il essayait de décider s’il valait mieux marcher jusqu’au nord du village et tenter le stop ou s’il était préférable de patienter.

— C’est dans l’Ouest sauvage, n’est-ce pas ? On y trouve des Indiens rouges ?

Des Indiens rouges ?

— Il n’y en a plus. Combien de…

— Connaissez-vous des gangsters ?

Elle n’était clairement pas historienne.

— Non, désolé. Combien de véhicules passent dans une journée, Daphne ?

— Dans une journée ?

— Laissez tomber. Offrez-moi cette tasse de thé.

— Ah ! parfait. Vous allez tout me raconter. D’où venez-vous, déjà ? Nebraska ?

Oui, mais grâce à Dunworthy qui a changé mon planning, je n’ai pas eu le temps de faire une recherche, si bien que je suis un puits d’ignorance en la matière.

Il était évident que Daphne n’en savait pas plus, mais il valait mieux éviter le sujet.

— Pourquoi ne pas me parler de votre village, à la place ?

— Je crains qu’il n’y ait pas la moindre chose à dire. Il n’arrive quasiment rien dans cette partie du monde.

À moins de quatre-vingts kilomètres, les Allemands acculaient les armées britanniques et françaises à une retraite désespérée, on organisait une armada de fortune pour les secourir, du succès ou non de cette tentative dépendait l’issue de la guerre… et Daphne ignorait tout de ces événements. Il s’en doutait, cela n’aurait pas dû le surprendre. On avait censuré les informations à ce sujet dans les journaux jusqu’à ce que l’évacuation soit pratiquement terminée, et les seuls contemporains qui en avaient eu connaissance étaient ceux qui avaient aperçu la fumée de Dunkerque à l’horizon, ou les trains pleins de soldats épuisés et blessés rentrant à la maison.

Et Saltram-on-Sea n’avait pas de gare. Mais il y avait des bateaux, et Mike s’étonnait que le Small Vessels Pool ne soit pas venu là. Ses officiers avaient parcouru de long en large la côte de la Manche. Ils réquisitionnaient tous les chalutiers, yachts, navires de plaisance et leurs équipages pour partir au secours des soldats piégés.

— Je suppose que vous êtes allé dans un tas d’endroits excitants, s’exclama Daphne en posant une tasse de thé devant lui. Et que vous avez vu presque toute la guerre. C’est pour ça que vous devez vous rendre à Douvres ? À cause de la guerre ?

— Oui. J’écris un papier pour mon journal sur les dispositifs déployés contre l’invasion le long de la côte. Comment Saltram-on-Sea s’est-elle organisée ?

— Organisée ? Je l’ignore… Nous avons la Home Guard…

— Quelle est sa tâche ? Patrouiller sur les plages pendant la nuit ?

— Non. Les volontaires font surtout des manœuvres, dit-elle avant d’ajouter dans un murmure : et ils restent assis chez nous à se vanter de leurs exploits pendant la dernière guerre.

Ainsi, quelle que soit la raison qui avait empêché le transfert d’opérer la nuit d’avant, ce n’était pas la Home Guard.

— Avez-vous des guetteurs sur la côte ?

— Le docteur Grainger.

Qui était à Norwich, en visite chez sa sœur…

M. Tompkins émit depuis sa table un filet de syllabes incompréhensibles. Mike se tourna vers Daphne.

— Que dit-il ?

— Que nos gars ne laisseront jamais Hitler arriver en France.

Eh bien, Hitler était déjà en France, il avait pris Boulogne et Calais, et il était sur le point de conquérir Paris.

— Papa dit que nos gars chasseront Hitler et qu’il rentrera à Berlin la queue entre les jambes. Il dit que nous aurons gagné la guerre dans quinze jours.

Personne ne voit-il jamais se profiler un désastre ? se demandait Mike. C’était comme à Pearl Harbor. En dépit de dizaines d’alertes et d’avertissements, les Américains avaient été complètement surpris. Ils n’avaient pas davantage vu venir le World Trade Center, ni Jérusalem, ni la Pandémie. Et à Saint-Paul, le jour qui avait précédé l’arrivée à pied du terroriste qui portait sous son bras la bombe de précision, laquelle allait réduire en miettes la cathédrale et la moitié de Londres, le sujet brûlant, c’était de décider s’il était ou non approprié de vendre des tee-shirts arborant La Lumière du monde dans la boutique de cadeaux.

Au moins, ici, les contemporains avaient une excuse : on avait lourdement censuré les nouvelles en provenance de France. D’un autre côté, ils étaient en guerre depuis presque huit mois, durant lesquels Hitler avait parcouru l’Europe comme un couteau tranche une motte de beurre. Et Dunkerque était juste de l’autre côté de la Manche.

On se serait attendu à ce qu’ils s’imaginent que quelque chose se passait.

Mais apparemment non. Aucun des fermiers et des pêcheurs qui entrèrent pendant l’heure suivante ne discutèrent d’autre chose que du temps, et tout ce qui intéressait Daphne, c’était de parler des stars de cinéma américaines.

— Je suppose que vous en avez rencontré des tas, en tant que journaliste. Connaissez-vous Clark Gable ?

— Non.

— Oh ! fit-elle, avec encore plus de déception que lorsqu’il lui avait appris qu’il n’y avait pas d’Indiens rouges. C’est l’acteur que je préfère !

Et elle se mit à lui raconter le scénario tout entier d’un film qu’elle avait vu la semaine précédente, et qui impliquait des espions, une amnésie, et la quête épique d’un amour perdu.

— Il l’a cherchée pendant des années et des années ! C’était terriblement romantique.

Et pendant ce temps, là-haut, à Douvres, la Royal Navy organise les bateaux en convois, et les marins à la retraite, les capitaines de pédalos et les pêcheurs se présentent, tous volontaires pour les armer, et je suis en train de rater ça !

Ce n’était pas comme s’il avait pu rentrer à Oxford et recommencer. Lorsqu’un historien avait visité un emplacement temporel, il ne pouvait plus y retourner, et ce n’était pas seulement l’une des précautions superfétatoires de Dunworthy. C’était une loi du voyage temporel, comme certains des premiers historiens l’avaient appris à leurs dépens. La nuit du 28 mai et maintenant le matin du 29 étaient désormais à jamais hors de son atteinte.

Peut-être pourrai-je assister aux derniers jours de l’évacuation, et ensuite revenir faire les trois premiers ?

Mais Dunworthy n’accepterait jamais. Si quelque chose tournait mal, et si Mike se trouvait toujours là quand la fin de son séjour le 28 sonnerait, il mourrait ! Par surcroît, lors d’un deuxième essai, le décalage risquait de s’aggraver encore.

Neuf heures, puis neuf heures et demie et 10 heures passèrent sans signe de M. Powney.

Je ne supporterai pas de rester assis ici toute la journée…

Mike informa Daphne qu’il sortait faire un tour dans le village.

— Oh ! mais je suis certaine que M. Powney arrivera vite, maintenant. Son départ a dû être retardé.

Le mien aussi ! pensa Mike avant de lui affirmer qu’il avait besoin d’interviewer quelques autres personnes du coin sur les préparatifs contre l’invasion. Il lui fit promettre de venir le chercher si Powney se montrait et quitta l’auberge. Il devait bien y avoir quelqu’un avec un véhicule dans ce village ! On était en 1940, bon Dieu, pas en 1740 ! Quelqu’un devait bien posséder une voiture ! ou un bateau, quoique Mike n’aimait guère l’idée de s’aventurer dans la Manche, qui était pleine de mines et de sous-marins. Plus de soixante des sept cents petites embarcations qui avaient participé à l’évacuation avaient été coulées. Il ne s’engagerait sur l’eau qu’en dernier ressort.

Cependant, malgré une recherche attentive dans chaque ruelle et jardin de derrière, il ne trouva rien, pas même un vélo. Et Douvres était trop éloigné pour l’atteindre à vélo. Il descendit jusqu’au quai où trois pêcheurs, dont l’édenté M. Tompkins, se prélassaient en discutant… de quoi ? Du temps !

— Ça s’annonce mal, assurait l’un d’eux sans ôter la pipe de sa bouche.

M. Tompkins marmonna quelque chose d’inintelligible, et le dernier, qui sentait fort le poisson, marqua son accord d’un ample hochement du crâne.

— Je dois me rendre à Douvres, dit Mike. Y a-t-il quelqu’un, ici, qui accepterait de m’y conduire en bateau ?

— Sam tonnerai qu’fo rouffiez rérin phare iri, déclara M. Tompkins.

Comme il avait secoué la tête en même temps qu’il parlait, Mike interpréta ses paroles comme un non.

— Et l’un de vous ? Je pourrais payer…

Il hésita. Trois livres, c’était évidemment beaucoup trop.

— Dix shillings, compléta-t-il.

C’était évidemment trop peu. Tompkins et le type à l’odeur de poisson secouèrent leur tête sur-le-champ.

— C’est la tempête, là, ça souffle ! assura le fumeur de pipe.

La Manche avait été aussi tranquille qu’une mer d’huile pendant la totalité des neuf jours de l’évacuation, mais Mike ne pouvait guère avancer ce fait.

— Je vous paierai une livre.

— Non, fiston, intervint l’homme au parfum de hareng. La Manche est trop dangereuse.

Aucun de ces trois-là ne serait volontaire pour aller à Dunkerque, c’était clair.

Il faudrait qu’il déniche quelqu’un d’autre. Il commença de descendre le quai.

— Harold fra peut-être cap de t’embarquer, lui cria le fumeur de pipe.

Mike revint sur ses pas.

— Harold ?

— Oui. Capitaine Harold.

Un officier de marine. Parfait. Il saurait comment gouverner à l’écart des sous-marins et des mines.

— Où puis-je le trouver ?

— Fol roffrez sul Lassie June, baragouina M. Tompkins. Il briroldssu pique lardsu la litre dla molle vaisselle coule y a coince choux.

Mike se tourna vers le fumeur de pipe.

— Où puis-je trouver le… quel est le nom du bateau, déjà ?

Mais avant qu’il ait pu obtenir la réponse, M. Tompkins proféra :

Tletty Gin.

Il désigna le bas des docks.

— Aléa marabout, athée fait brise aux six pailles.

Ce qui signifiait Dieu savait quoi, mais la flotille alignée le long du quai n’était pas si nombreuse, et les noms seraient peints sur la proue. Il remercia le trio pour son aide, si maigre fût-elle, et descendit la jetée, examinant les bateaux amarrés. Le Marigold, le Princess Margaret, le Wren[5]. Leurs noms n’avaient guère de consonances guerrières, mais pas plus que n’en avaient eu ceux des yachts, des barges et des bateaux de pêche qui avaient réussi la plus importante évacuation militaire de l’Histoire : le Fair Breeze, le Kitty, le Sunbeam, le Smiling Through[6].

Cependant, avec un peu de chance, ils étaient en meilleur état que le ramassis de vieilleries entassées là. Antédiluviennes pour la plupart, aucune n’avait été raclée ni peinte depuis un bail et le moteur de l’une d’elles, le Sea Sprite[7], gisait en pièces détachées sur le pont. D’évidence, celle-là ne ferait pas le voyage à Dunkerque, mais certaines des autres peut-être bien. Tous les villages de la côte avaient été ratissés. Mike aurait aimé avoir eu le temps de mémoriser la liste des petites embarcations qui avaient pris part à l’évacuation. Il aurait pu savoir, de cette façon, si l’une de celles qui pourrissaient ici avait appareillé.

Et lesquelles étaient revenues. Dans la liste, un astérisque marquait le nom des bateaux coulés. S’il n’avait pas gâché tout un après-midi à poireauter en attendant Dunworthy, il aurait pu faire le tri.

Il atteignit le bout du quai. Pas de Tletty Gin. Ni de Lassie June. Il fit demi-tour en longeant la rangée des antiquités.

— Ohé ! appela une voix.

Mike leva la tête pour découvrir un vieux bonhomme coiffé d’une casquette de marin et appuyé au bastingage d’une vedette de douze mètres.

— Vous, là ! Êtes-vous envoyé par le Small Vessels Pool ?

— Non. Je cherche le capitaine Harold.

Le vieil homme se fendit d’un sourire immense et, par bonheur, plein de dents !

— C’est moi, le capitaine Harold. Vous devez être envoyé par l’Amirauté. Vous venez pour mon ordre de mission ? J’avais tiré une croix sur vous. Montez donc.

Ça, le capitaine Harold ? Il devait avoir soixante-dix ans bien sonnés ! Pas étonnant que l’Amirauté ne se soit pas pressée pour le mobiliser.

Mike scruta la proue. Il s’efforçait de déchiffrer le nom du bateau. La peinture était si défraîchie qu’elle rendait la lecture hasardeuse. Ah ! Lady Jane. Quel nom calamiteux, pour un bateau ! Lady Jane Grey avait à peine régné neuf jours avant d’être décapitée, et il ne semblait pas que la vedette tiendrait beaucoup plus longtemps. Elle était constellée de bernacles et n’avait pas été peinte depuis des années.

— Montez à bord, mon garçon, clamait le capitaine, et parlez-moi de cet ordre de mission…

— Je ne viens pas de l’…

— Pourquoi vous restez planté là ? Montez !

Mike s’exécuta. De plus près, le vieil homme paraissait encore plus âgé. Sous la casquette, ses cheveux l’auréolaient d’un blanc duvet de chardon, et sa main nouée d’arthrite avait accompagné son salut militaire d’un craquement.

— Je ne suis pas envoyé par l’Amirauté, je…

— Faut croire qu’ils ont créé un nouveau ministère juste pour attribuer les missions. De mon temps, la Royal Navy n’avait pas tous ces services, ces règlements, ces formulaires à remplir. Que serait-il arrivé à Trafalgar si lord Nelson avait dû se taper toute cette paperasse qu’on nous impose aujourd’hui ?

Nelson avait été tué à Trafalgar, mais il ne semblait pas très avisé d’en faire mention, en admettant que Mike réussisse à placer un mot, ce qui se révélait impossible.

— C’est miraculeux qu’ils parviennent à sortir leurs bateaux de cale sèche, ces jours-ci, avec cette paperasserie. Vous savez depuis quand j’espère mon ordre de mission ? (Il n’attendit pas la réponse.) Neuf mois. J’ai postulé le lendemain de la déclaration de guerre. Vous en avez mis, du temps ! Quand j’étais en active, j’aurais déjà écumé les mers. Alors ? quelle sorte de navire m’ont-ils confié ? Un cuirassé ? un croiseur ?

— Je n’ai rien à voir avec le gouvernement. Je suis journaliste.

Le visage du capitaine se décomposa.

— Pour l’Omaha Observer.

— Omaha. C’est au Kansas, non ?

— Nebraska.

— Qu’est-ce que vous fabriquez à Saltram-on-Sea ?

— J’écris un article sur les mesures prises contre l’invasion le long de la côte d’Angleterre.

— Préparatifs ! éructa le capitaine. Quels préparatifs ? Vous avez longé notre côte, Kansas ? Elle ressemble à une foutue station de vacances ! Pas de barricades, pas de fossés antichars, pas même un rouleau de barbelés. Et quand je me suis plaint à l’Amirauté, vous savez ce que leur petit blanc-bec m’a répondu ? « Nous attendons l’autorisation du quartier général. » Devinez ce que je lui ai balancé ! « Si vous attendez plus longtemps, c’est Himmler qui vous l’accordera ! » Sais-tu nager ?

— Nager ? répéta Mike, égaré. Oui, je…

— De mon temps, tout homme au service de la Royal Navy devait avoir appris à nager, de l’amiral au moussaillon de base. Maintenant, la moitié de leur fichue navale n’a jamais posé les pieds sur le pont d’un navire. Ils restent vissés sur leur cul à Londres, à taper leurs autorisations… Viens là, Kansas, je veux te montrer quelque chose.

— Je suis ici pour vous demander…, commença Mike.

Mais, passant par une écoutille, le capitaine avait déjà disparu dans la cale. Mike hésita. Si M. Powney apparaissait, Daphne chercherait à savoir où l’Amerloque était parti. Mike ne voulait pas rater le conducteur. D’un autre côté, il avait également besoin d’apprendre si le capitaine accepterait de l’emmener à Douvres. Si oui, ce serait la voie la plus rapide pour atteindre la ville, et cela résoudrait le problème de l’accès aux docks. Ainsi, il pourrait interviewer les soldats descendant des bateaux de retour. Et, s’ils naviguaient près du rivage, la Manche ne pouvait se révéler à ce point dangereuse.

Mike jeta un coup d’œil à l’entrée du quai. Les trois vieux bonshommes s’y prélassaient toujours. Ils indiqueraient à Daphne où il se trouvait. Si elle parvient à comprendre ce qu’ils lui disent ! Et il dégringola l’échelle à la suite du capitaine. Il régnait un noir d’encre sous l’écoutille. Momentanément aveuglé, Mike tâtonna sur les derniers barreaux et sauta.

Il atterrit dans trente centimètres d’eau…

Загрузка...