Oxford, avril 2060

Venez tous ! Attelez-vous à la tâche, partez au combat, oubliez la fatigue – chacun à sa place, chacun à son poste, il n’y a plus une semaine, plus un jour, plus une heure à perdre.

Winston Churchill, 1940

Colin essaya la porte, mais elle était fermée. À l’évidence, le concierge, M. Purdy, avait parlé sans savoir quand il avait affirmé que M. Dunworthy était allé à Recherche. Zut ! j’aurais dû deviner qu’il ne serait pas là, se dit Colin. Seuls les historiens qui se préparaient pour des missions venaient à Recherche. Peut-être M. Dunworthy avait-il informé M. Purdy qu’il allait faire de la recherche, et dans ce cas il serait à la bibliothèque Bodléienne.

Colin s’y rendit, mais M. Dunworthy resta introuvable. Je vais devoir interroger son secrétaire, pensa Colin. Il revint à Balliol. Il aurait bien aimé que Finch soit toujours le secrétaire de M. Dunworthy, plutôt que ce nouveau type, Eddritch, qui ne manquerait pas de lui poser un tas de questions. Finch n’en aurait posé aucune, et ne lui aurait pas seulement dit où trouver le professeur, mais aussi quelle était son humeur.

Colin courut d’abord à l’appartement de M. Dunworthy, dans l’espoir que M. Purdy ne l’aurait pas vu revenir, mais il n’était pas là non plus. Puis il traversa la cour et entra dans Beard, gravissant les marches jusqu’au secrétariat.

— Je cherche M. Dunworthy, annonça-t-il. C’est important. Pouvez-vous me dire où…

Eddritch le regardait froidement.

— Avez-vous un rendez-vous, monsieur… ?

— Templer, se résigna Colin. Non, je…

— Êtes-vous étudiant de premier cycle ici, à Balliol ?

Colin fut tenté de répondre oui, mais Eddritch était du genre à vérifier s’il était bien inscrit.

— Non. Je le serai l’année prochaine.

— Si vous postulez pour devenir étudiant à Oxford, vous dépendez du bureau du principal, dans Longwall Street.

— Je ne suis pas candidat. Je suis un ami de M. Dunworthy…

— Oh ! M. Dunworthy m’a parlé de vous. (Il fronça les sourcils.) Je croyais que vous étiez à Eton.

— Nous sommes en vacances, mentit Colin. Il est essentiel que je voie M. Dunworthy. Si vous pouviez me dire où le…

— À quel sujet voulez-vous le voir ?

Mon avenir, pensa Colin. Et ça ne te regarde pas, mais une telle réponse, évidemment, ne lui serait d’aucun secours.

— C’est au sujet d’une mission historique. C’est urgent. Si vous pouviez juste me dire où il se trouve…, commença-t-il, mais Eddritch avait déjà ouvert le carnet de rendez-vous.

— M. Dunworthy ne peut pas vous recevoir avant la fin de la semaine prochaine.

Ce sera trop tard. Zut ! il faut que ce soit maintenant, avant que Polly revienne.

— Je peux vous donner un rendez-vous à 13 heures le 19, continuait Eddritch. Ou à 9 h 30 le 28.

Quelle est la partie du mot « urgent » qui échappe à ta compréhension ? se demandait Colin.

— Tant pis, prétendit-il.

Et, descendant l’escalier, il rejoignit l’accueil dans l’espoir d’obtenir davantage d’informations de M. Purdy.

— Êtes-vous certain qu’il a bien dit qu’il se rendait à Recherche ?

Quand le concierge eut répondu par l’affirmative, il insista :

— A-t-il déclaré où il se rendrait ensuite ?

— Non. Vous devriez essayer le labo. Il y est resté sacrément longtemps ces derniers jours. S’il n’y est pas, M. Chaudhuri saura peut-être vous indiquer où il se trouve.

Et s’il n’est pas là, je pourrai questionner Badri sur la date du retour de Polly.

— J’essaie le labo, l’informa Colin.

Allait-il lui demander de prévenir M. Dunworthy de son arrivée s’il le voyait ? Non, autant s’abstenir. Un homme averti en vaut deux. Ses chances seraient meilleures s’il lui sautait dessus à l’improviste.

— Merci ! s’exclama-t-il.

Et il descendit en courant vers le High et jusqu’au labo.

M. Dunworthy ne s’y trouvait pas. Seuls Badri et une jolie tech qui ne paraissait guère plus vieille qu’une lycéenne occupaient les lieux. Ils étaient tous les deux penchés sur la console.

— Il me faut les coordonnées du 4 octobre 1950, dit Badri. Et… Qu’est-ce que tu fabriques ici, Colin ? Tu n’es pas censé te trouver au lycée ?

Pourquoi se conduisaient-ils tous comme des surveillants ?

— Tu n’as quand même pas été renvoyé, hein ?

— Négatif. (Pas s’ils ne m’attrapent pas.) Vacances scolaires.

— Si tu es venu me persuader de te laisser partir aux croisades, la réponse est non.

— Les croisades ? s’exclama Colin. C’était il y a des années

— M. Dunworthy sait-il que tu es là ? demanda Badri.

— En fait, je le cherche. À Balliol, le concierge m’a dit qu’il pourrait être ici.

— Il y était, intervint la tech. Tu viens juste de le rater.

— Savez-vous où il est allé ?

— Non. Tu devrais essayer Garde-robe.

Garde-robe ? D’abord Recherche, et maintenant Garde-robe. À l’évidence, M. Dunworthy se préparait pour une mission.

— Où part-il ? À la cathédrale Saint-Paul ?

— Oui, confirma la tech. Il cherche…

— Linna, je veux ces coordonnées, l’interrompit Badri en la fusillant du regard.

La tech hocha la tête et se rendit à l’autre bout du labo.

— Il part sauver les trésors de Saint-Paul, n’est-ce pas ?

— Le secrétaire de M. Dunworthy devrait savoir où il se trouve, lui opposa Badri, qui retournait à la console. Pourquoi ne pas retourner à Balliol et le lui demander ?

— Je l’ai fait. Il n’a rien voulu me dire.

Et il était clair que Badri ne lui en apprendrait pas plus.

— Colin, grogna-t-il. On est très occupés, ici.

La tech, Linna, qui était revenue avec les coordonnées, approuva.

— On a trois récupérations et deux transferts cet après-midi.

— C’est ce que vous faites en ce moment ? demanda Colin, s’avançant pour regarder les plis drapés du filet. Un transfert ?

Badri s’interposa sur-le-champ et l’empêcha d’approcher.

— Colin, si tu es ici pour essayer de…

— Essayer quoi ? Tu me traites comme si j’avais l’intention de me glisser sous le filet, ou quelque chose comme ça.

— Ça ne serait pas la première fois.

— Si je ne l’avais pas fait, M. Dunworthy serait mort, et Kivrin Engle aussi.

— Sans doute, mais ça ne signifie pas que tu peux en faire une habitude.

— Je n’en avais pas l’intention. Tout ce que je voulais…

— … c’est apprendre si M. Dunworthy se trouvait ici. Il n’y est pas, et Linna et moi sommes extrêmement occupés. Alors, s’il n’y a rien d’autre…

— Il y a. J’ai besoin de savoir quand la récupération de Polly Churchill est programmée.

— Polly Churchill ? fit Badri, immédiatement suspicieux. Pourquoi t’intéresses-tu à Polly Churchill ?

— Je l’ai aidée pour ses recherches de prépa. Pour le Blitz. Je veux être ici à son retour…

Il allait ajouter : pour lui donner ce travail, mais Badri était capable de lui dire de le laisser et qu’ils le lui donneraient eux-mêmes, aussi modula-t-il :

— … pour lui apprendre ce que j’ai repéré.

— Nous n’avons pas encore programmé sa récupération.

— Oh ! ira-t-elle directement à son affectation du Blitz quand elle rentrera ?

Linna secoua la tête.

— Nous ne lui avons pas encore ménagé de point de chute…, commença-t-elle, mais Badri l’interrompit en lui décochant un nouveau regard meurtrier.

— Ça ne sera pas en temps-flash, hein ?

— Non, en temps-réel. Colin, nous sommes extrêmement occupés.

— Je sais, je sais. Je m’en vais. Si vous voyez M. Dunworthy, dites-lui que je le cherche.

— Linna, contrôle le départ de Colin. Ensuite, trouve-moi les coordonnées spatio-temporelles de Pearl Harbor, le 6 décembre 1941.

Linna hocha la tête et escorta Colin jusqu’à la porte.

— Désolée. Badri est d’une humeur de chien depuis quinze jours, chuchota-t-elle. La récupération de Polly Churchill est programmée à 14 heures, mercredi, la semaine prochaine.

— Merci, murmura Colin en retour.

Il lui adressa un sourire en coin, avant de s’esquiver.

Il avait espéré que ça se passerait le week-end, afin d’éviter une nouvelle fugue de l’école, mais au moins ce n’était pas ce mercredi. Il aurait plus d’une semaine pour persuader M. Dunworthy de le laisser partir en mission quelque part. S’il s’apprêtait à sauver les trésors, Colin pourrait imaginer un moyen de lui parler des travaux de recherche qu’il se sentait capable d’effectuer pour lui dans le passé. À condition qu’il se trouve encore à Garde-robe. Il tourna sur le Broad, le descendit jusqu’à Holywell Street et suivit la rue étroite qui menait à Garde-robe, puis escalada les marches, espérant ne pas l’avoir manqué de nouveau.

Ce n’était pas le cas. M. Dunworthy se tenait devant le miroir dans un blazer en tweed au moins quatre fois trop large pour lui et fusillait du regard la tech recroquevillée.

— Mais la seule veste en tweed que nous avions dans votre taille a déjà été attribuée à Gerald Phipps parce qu’elle lui allait, s’excusait-elle. Il lui fallait une veste en tweed parce qu’il part à…

— Je sais où il part, mugit M. Dunworthy, qui remarqua soudain Colin. Que diable fais-tu ici ?

— Je porte des vêtements qui me vont beaucoup mieux que les vôtres, sourit Colin. Est-ce ainsi que vous avez prévu de sortir clandestinement les trésors de Saint-Paul ? Sous votre manteau ?

D’un haussement d’épaules, M. Dunworthy se débarrassa de la veste.

— Trouvez-moi quelque chose à ma taille !

Et il balança le vêtement sur la tech, qui s’en saisit et partit en courant.

— Vous auriez dû le garder, dit Colin. Il était assez grand pour contenir La Lumière du monde, et la tombe de Newton au-dessous.

— La tombe de sir Isaac Newton est dans l’abbaye de Westminster. La tombe de lord Nelson est à Saint-Paul, ce que tu saurais si tu passais plus de temps au lycée, où tu devrais te trouver à cet instant. Pourquoi es-tu absent ?

Ça ne marcherait jamais, l’histoire des vacances.

— Une rupture de canalisation. Ils ont dû fermer des classes pour le reste de la journée, alors j’ai pensé en profiter pour venir voir ce que vous deveniez. Et j’ai bien fait, puisque vous vous apprêtez manifestement à partir pour Saint-Paul.

— Une canalisation, grommela M. Dunworthy d’un ton dubitatif.

— Oui. Elle a inondé ma chambre et la moitié de la cour. On a presque été obligés de nager !

— Étrange que ton maître d’internat ne l’ait pas évoquée quand Eddritch lui a téléphoné.

Je savais bien que je n’aimais pas Eddritch, pensa Colin.

— En revanche, il a signalé tes absences répétées. Et la note lamentable que tu as obtenue à ton dernier essai.

— C’est la faute de Beeson. Il m’a demandé de travailler sur ce livre : Voyages temporels : une menace imminente, et c’est complètement débile. Ça prétend que la théorie du voyage temporel est erronée, que les historiens ont une incidence réelle sur les événements, qu’ils les ont affectés de tout temps, mais que nous n’avons pas encore été capables de nous en apercevoir parce que le continuum spatio-temporel a pu annuler les changements. Mais qu’il n’aura pas toujours ce pouvoir, et que nous devons d’urgence arrêter d’envoyer des historiens dans le passé, et…

— Je suis parfaitement au courant des théories du docteur Ishiwaka.

— Alors, vous savez que c’est nul. Et tout ce que j’ai fait, c’est de l’écrire dans mon essai, et Beeson m’a collé une note affreuse ! C’est totalement injuste. Je veux dire, Ishiwaka déclare ces trucs ridicules, comme son affirmation que le décalage ne se produit nullement afin d’empêcher les historiens de se rendre dans des temps et des lieux où ils auraient un impact sur les événements. Il soutient que c’est le symptôme que quelque chose ne va pas, comme la fièvre chez un patient victime d’une infection, et que l’importance du décalage va croître comme lorsqu’une infection empire, mais que nous ne serons pas en mesure de voir quoi que ce soit, parce que c’est exponentiel, ou quelque chose d’approchant, si bien qu’il n’y a aucune preuve de ça, mais que nous devrions arrêter d’envoyer des historiens parce qu’à un moment ou un autre nous aurons effectivement une preuve, et il sera trop tard, et il n’y aura plus aucun voyage dans le temps. C’est complètement nul !

M. Dunworthy fronçait les sourcils.

— Eh bien, ce n’est pas votre avis ?

Dunworthy ne répondait pas.

— Vous ne trouvez pas ? insista Colin.

Et comme son interlocuteur restait muet devant lui :

— Vous n’allez pas prétendre que vous croyez à cette théorie ? Monsieur Dunworthy ?

— Quoi ? Non. Comme tu dis, le docteur Ishiwaka n’a pas été capable de fournir des preuves convaincantes à l’appui de ses idées. D’un autre côté, il soulève certaines questions troublantes qui méritent investigation, plutôt qu’une réfutation comme « nullité intégrale ». Mais tu n’es manifestement pas venu ici pour débattre avec moi de théories sur le voyage temporel. Ou, comme tu l’as prétendu, pour prendre de mes nouvelles.

Il posa sur Colin un regard affûté :

Pourquoi es-tu venu ?

C’est là que ça devenait délicat.

— Parce que je suis en train de perdre mon temps à étudier les maths et le latin. Je veux étudier l’Histoire, et la réalité, pas des livres qui tombent en poussière. Je veux aller en mission. Et ne dites pas que je suis trop jeune. J’avais douze ans quand nous sommes allés affronter la peste noire. Et Jack Cargreaves n’en avait que dix-sept quand il est allé sur Mars.

— Et lady Jane Grey avait dix-sept ans quand on l’a décapitée, assena M. Dunworthy. Devenir historien est encore plus dangereux que de prétendre au trône. Il y a toutes sortes de risques, et c’est la raison pour laquelle les historiens…

— … doivent être des étudiants de troisième année, âgés d’au moins vingt ans, avant d’espérer se rendre dans le passé, récita Colin. Je sais tout ça. Mais je suis déjà allé dans le passé. Je vous ai assisté sur un dix. Rien ne peut être plus dangereux que ça. Et il y a toutes sortes de missions où quelqu’un de mon âge…

M. Dunworthy n’écoutait plus. Il regardait fixement la tech de retour avec une veste en cuir noir bardée de fermetures Éclair métalliques.

— Qu’avons-nous là, exactement ? interrogea-t-il.

— Un blouson de moto. Vous m’avez demandé quelque chose à votre taille, ajouta-t-elle, sur la défensive. Il vient de la bonne époque historique.

Mademoiselle Moss, dit M. Dunworthy sur le ton qui faisait toujours sursauter Colin, le but essentiel du costume d’un historien est le camouflage… lui permettre d’éviter d’attirer l’attention. De se fondre dans la foule. Comment espérez-vous y arriver (il gesticula en direction du blouson de cuir) en m’habillant de cette façon ?

— Mais nous avons des photographies d’un blouson comme celui-ci en 1950, commença la tech avant de se raviser. Je vais voir ce que je peux trouver d’autre.

Elle s’enfuit dans l’atelier, renfrognée.

— En tweed ! lui lança M. Dunworthy.

— Se fondre dans le décor est exactement ce dont j’étais en train de parler, dit Colin. Il y a toutes sortes d’événements historiques où un garçon de dix-sept ans s’intégrerait à la perfection.

— Comme le ghetto de Varsovie ? rétorqua sèchement M. Dunworthy. Ou les croisades ?

— Je n’ai plus voulu faire les croisades depuis mes douze ans. C’est exactement ce dont je parle. Vous et…

Il se rattrapa :

— … vous, et tout le monde à l’école, vous me considérez encore comme un enfant, mais je ne le suis plus. J’ai presque dix-huit ans. Et il y a plein de missions que je pourrais mener à bien. Comme le deuxième attentat d’al-Qaida sur New York.

— New…

— Oui. Il y avait un lycée près du World Trade Center. Je pourrais passer pour un élève et assister à tout.

— Hors de question que je t’envoie au World Trade Center.

— Pas là. Le lycée est à quatre rues, et aucun des élèves n’a été tué. Aucun n’a même été blessé, si l’on excepte les produits toxiques et l’amiante qu’ils ont inhalé, et je pourrais…

— Hors de question que je t’envoie où que ce soit à proximité du World Trade Center. C’est bien trop dangereux. Tu pourrais être tué…

— Alors, envoyez-moi à un endroit qui n’est pas dangereux. Envoyez-moi en 1939, voir la « drôle de guerre ». Ou dans le nord de l’Angleterre, observer les enfants évacués.

— Pas question non plus de t’envoyer sur le terrain de la Seconde Guerre mondiale.

Vous êtes allé à l’époque du Blitz, et vous avez laissé Polly…

— Polly ? s’éveilla M. Dunworthy. Polly Churchill ? Qu’a-t-elle à voir avec ça ?

Crétin !

— Rien. Je veux juste dire que vous laissez vos historiens se rendre dans toutes sortes d’endroits dangereux, et vous allez dans toutes sortes d’endroits dangereux, et vous ne voulez même pas me laisser aller dans le nord de l’Angleterre, qui n’est pas dangereux du tout. Le gouvernement évacuait les enfants là pour qu’ils soient hors de danger. Je pourrais prétendre avoir emmené mes petits frères et sœurs…

— J’ai déjà un historien en 1940, qui observe les enfants évacués.

— Mais pas de 1942 à 1945. J’ai regardé, et certains des enfants sont restés à la campagne pendant toute la durée de la guerre. Je pourrais étudier les effets d’une aussi longue séparation avec les parents. Et manquer l’école ne serait pas un problème. Je pourrais y assister en recourant au temps-flash, puis…

— Pourquoi as-tu tellement envie de te rendre à l’époque de la Seconde Guerre mondiale ? Est-ce parce que Polly Churchill s’y trouve ?

— Je n’en ai pas si envie que ça. Je le suggérais seulement parce que vous ne voulez me laisser aller nulle part où je risquerais quelque chose. Et ça vous va bien de parler danger quand vous vous rendez à Saint-Paul la nuit qui précède l’explosion de la bombe de précision…

M. Dunworthy le regarda d’un air étonné.

— La nuit qui précède la bombe de précision ? De quoi parles-tu ?

— De votre sauvetage des trésors.

— Qui t’a dit que je sauvais les trésors de Saint-Paul ?

— Personne, mais il est évident que c’est pour ça que vous allez à Saint-Paul.

— Je ne suis pas…

— Dans ce cas, vous vous apprêtez à reconnaître les lieux, de façon à pouvoir procéder au sauvetage plus tard. Je pense que vous devriez m’emmener. Vous avez besoin de moi. Vous seriez mort si je ne vous avais pas accompagné en 1349. Je peux passer pour un étudiant de l’université venu examiner la tombe de Nelson, ou quoi que ce soit d’autre, et vous établir une liste de tous les trésors.

— Je ne sais pas où tu as eu cette idée ridicule, Colin. Personne ne part à Saint-Paul sauver quoi que ce soit.

— Alors pourquoi y allez-vous ?

— Ça ne te regarde pas… Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama-t-il alors que la tech revenait avec un long manteau en soie jaune brodée de fleurs violettes.

— Ça ? dit-elle. Oh ! ce n’est pas pour vous. C’est pour Kevin Boyle. Il se rend à la cour du roi Charles II. Il y a un appel téléphonique de Recherche pour vous. Dois-je leur répondre que vous êtes occupé ?

— Non. Je le prends.

Il la suivit dans l’atelier. Colin l’entendit demander :

— Rien sur Paternoster Row ? Et sur Ave Maria Lane ? Ou Amen Corner ?

Longue pause, puis :

— Et les listes des victimes ? Avez-vous été capable d’en trouver une pour le 17 ? Non ? C’est ce que je craignais. Oui, bon, tenez-moi au courant dès que vous avez du nouveau.

Il sortit de l’atelier.

— Ce coup de fil était-il lié à votre prochaine visite à Saint-Paul ? demanda Colin. Parce que si vous avez besoin de découvrir quelque chose je pourrais revenir à Saint-Paul et…

— Tu ne vas pas à Saint-Paul, ni à la Seconde Guerre mondiale, ni au World Trade Center. Tu retournes au lycée. Après que tu auras passé tes examens et que tu auras été admis en section d’Histoire à Oxford, alors nous pourrons discuter de tes déplacements vers…

— Mais alors il sera trop tard, murmura Colin.

— Trop tard ? releva M. Dunworthy d’un ton coupant. Que veux-tu dire ?

— Rien. Je suis prêt à partir en mission maintenant, c’est tout.

— Si c’est le cas, pourquoi t’exclamer : « Mais alors il sera trop tard » ?

— C’est juste que trois ans, c’est une éternité. Quand vous me laisserez enfin partir en mission, les événements les meilleurs auront tous été pris, et il ne restera plus rien de passionnant.

— Comme les enfants évacués, remarqua M. Dunworthy. Ou la « drôle de guerre ». Et c’est pour ça que tu sèches tes cours et que tu es venu jusqu’ici pour me convaincre de te laisser partir en mission tout de suite, parce que tu craignais que quelqu’un d’autre prenne la « drôle de… »

— Que pensez-vous de ça ? l’interrompit la tech, surgissant avec une veste de tir en tweed ceinturée et des knickers.

— Qu’est-ce que votre « ça » est supposé être ? gronda M. Dunworthy.

— Une veste en tweed, repartit-elle sur un ton innocent. Vous avez dit…

— J’ai dit que je voulais me fondre dans…

— Je dois retourner au lycée, intervint Colin, avant de s’esquiver.

Il fallait bouger avant qu’il soit trop tard. Quand M. Dunworthy se saisissait de quelque chose, il ressemblait à un chien acharné sur son os. Colin n’aurait jamais dû mentionner Polly. S’il comprend pourquoi je veux partir en mission, il refusera même de l’envisager, pensait-il tandis qu’il marchait vers le Broad.

Non qu’il soit en train de l’envisager, pour l’heure. Colin allait devoir trouver d’autres arguments s’il voulait le convaincre. Ou, faute d’y arriver, un autre moyen de partir pour le passé. S’il pouvait découvrir pourquoi M. Dunworthy se rendait à Saint-Paul, peut-être réussirait-il à le persuader qu’il avait grand besoin de lui à son côté. La tech avait dit quelque chose à propos de la provenance de la veste. Elle venait de l’année 1950. Pourquoi M. Dunworthy aurait-il voulu aller à Saint-Paul en 1950 ?

Linna saurait. Il tourna dans Catte Street et descendit en courant jusqu’au labo, mais le trouva verrouillé.

Ils n’ont pas pu fermer ! Ils disaient qu’ils avaient deux transferts en cours, et trois récupérations.

Il frappa.

Linna ouvrit la porte au minimum. Elle semblait affligée.

— Je suis désolée. Tu ne peux pas entrer.

— Pourquoi ? Quelque chose a dérapé ? Rien n’est arrivé à Polly, n’est-ce pas ?

— Polly ? répéta-t-elle, surprise. Non, bien sûr que non.

— L’une des récupérations a échoué ?

— Non… Colin, je ne suis pas supposée te parler.

— Je sais que tu es très occupée, mais j’ai seulement besoin de te poser quelques questions. Laisse-moi entrer, et…

— Je ne peux pas, dit-elle, l’air encore plus accablée. Tu n’es pas autorisé à entrer dans le labo.

— Pas autorisé ? Est-ce que Badri…

— Non. M. Dunworthy vient de nous appeler. Nous ne pouvons plus te permettre d’approcher du filet.

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