Amis, quel est ce pays ?
Le halo irradiait déjà tellement qu’il avait englouti le labo et même les arabesques du filet. Polly ne percevait plus que l’évasement du point de transfert. Elle savait qu’il ne lui restait plus assez de temps pour demander à Badri et Linna de transmettre ses excuses à Colin, mais elle cria malgré tout, en direction de l’étincelant poudroiement :
— Dites à Colin ce qui s’est passé, et que je n’ai pas pu le prévenir. Dites-lui que je suis désolée, que je le remercie pour son aide précieuse, et que je le contacterai dès mon retour !
Trop tard, elle avait traversé.
Dans une cave, où elle discernait à peine un mur de brique et une porte noire dont la peinture s’écaillait à l’extrême. Sur les côtés, deux autres murs de brique et, au-dessus d’elle, un plafond bas. Derrière, trois marches conduisaient au reste de cette cave pavée, pleine de barriques et de caisses d’emballage. En temps normal, les sous-sols étaient de bons points de chute mais, pendant le Blitz, ils avaient servi de refuges.
Polly s’immobilisa un moment, l’oreille tendue vers un éventuel bruit de voix – ou de ronflement – en provenance d’une partie de la cave qu’elle ne pourrait pas voir, mais elle n’entendit rien. Discrètement, elle essaya d’ouvrir la porte. Qui était fermée.
Magnifique ! Elle avait débarqué sur un site verrouillé, et plus elle le détaillait dans la pénombre, plus elle en déduisait que ça ne datait pas d’hier. Entre les gonds de la porte et le sol dégoûtant, une toile d’araignée emprisonnait un bataillon de feuilles mortes. À moins qu’elle ne découvre une fenêtre pour filer d’ici, il lui faudrait attendre l’ouverture du point de transfert et demander à Badri de lui chercher un autre site. En priant pour que M. Dunworthy n’ait pas annulé sa mission dans l’intervalle.
Pourvu qu’il y ait une fenêtre ! se dit-elle en montant les marches et, quand elle en atteignit le sommet, elle comprit pourquoi elles étaient jonchées de feuilles mortes, elles aussi. La cave n’en était pas une. C’était un passage exigu entre deux bâtiments, et la porte close qu’elle avait tenté de forcer était l’entrée latérale d’un immeuble, enfoncée dans une embrasure. Une corniche au-dessus du passage avait au moins partiellement empêché quiconque de remarquer le halo depuis les étages, mais l’avait-il caché depuis la rue qui se trouvait à l’extrémité ? Si un passant pouvait le déceler, le saut ne serait praticable qu’une fois la voie désertée. De ce fait, il deviendrait difficile à utiliser.
Pour explorer plus avant, elle se faufila entre les piles de tonneaux, son manteau étroitement serré contre elle. Elle craignait qu’il se déchire. Ou se salisse. Une épaisse couche de poussière couvrait le haut des barriques, et des amas de feuilles mortes crissaient sous ses pas.
Pourvu que je sois bien arrivée en septembre, et pas en novembre ! se disait-elle alors qu’elle se glissait derrière l’avant-dernier baril. Je ferais mieux d’établir et de fixer mes coordonnées spatio-temporelles. Dès que j’aurai vérifié si le halo est perceptible de la rue.
Mais ce n’était pas une rue. C’était une allée, elle aussi pavée de briques, que bordaient les dos aveugles de bâtiments également en brique. Manufactures ? Magasins ? Quelle importance ! Ce qui comptait, c’était que même si le halo était visible d’ici, personne ne pourrait le voir des immeubles en face et, de nuit, l’endroit serait désert.
Attentive, elle se pencha pour regarder l’allée. Personne. Elle était presque aussi sombre que le passage. Trop pour 6 heures du matin. Soit il s’était produit un décalage, soit l’étroite allée était plus obscure que la rue. Elle jeta un coup d’œil à son extrémité. Les immeubles y formaient une masse indistincte.
Pas de décalage. Le brouillard. Ce qui signifiait qu’il pouvait être n’importe quelle heure. Dans le Londres des années 1940, il arrivait que le smog provoqué par les poêles à charbon transforme midi en minuit. Cependant, Polly avait sans le moindre doute atteint la Seconde Guerre mondiale : sur le mur qui jouxtait le passage, quelqu’un avait dessiné l’Union Jack et gribouillé à la craie « Londres tiendrat ! » Il y avait de fortes chances que son saut ait amené l’historienne exactement au moment voulu. Au petit matin du 10 septembre, le brouillard avait été très dense.
Elle se rendit au bout de l’allée, tendit l’oreille quelques instants afin de déceler un éventuel bruit de pas, puis se décida à jeter un coup d’œil circonspect dans la rue. Aussi loin que pouvait porter son regard à travers le brouillard, personne en vue, et pas un véhicule non plus sur la route plus large qu’elle devinait sur sa gauche, ce qui signifiait que la fin d’alerte n’avait pas sonné. Et qu’il n’y avait donc pratiquement pas eu de décalage.
Néanmoins, elle ne savait toujours pas où elle se trouvait. Elle devait le découvrir, si possible avant la fin de l’alerte, mais avant de quitter l’allée, il lui faudrait prendre des repères sûrs afin de la reconnaître et retrouver le site de transfert. Elle retourna vers le passage pour en mémoriser les immeubles. Le plus proche avait de larges doubles portes, et celui qui le jouxtait un escalier de bois délabré dont les deux branlantes volées de marches menaient à une porte noire d’apparence aussi dégradée que celle du point de saut. Puis s’ouvrait le passage, que Polly aurait loupé sans le graffiti « Londres tiendrat ! » Les barriques le cachaient aussi bien que le renfoncement. Un préposé à la Défense passive pouvait regarder droit dedans sans le repérer.
À supposer même qu’on songe à contrôler l’allée. Elle semblait aussi encombrée de feuilles mortes et de toiles d’araignées que le passage. Ce qui était parfait.
Elle continua le long de la voie, en quête d’autres particularités remarquables, mais les immeubles de brique n’arboraient aucune marque distinctive, à l’exception de l’antépénultième, un ouvrage de style Tudor à colombages, noir et blanc.
Excellent : Tudor, « Londres tiendrat ! », escalier branlant, doubles portes brunes.
Elle n’aurait pas besoin de tout ça, comprit-elle dès qu’elle eut quitté la ruelle. Une grande affiche était appliquée sur le mur à proximité, une caricature d’Hitler, avec sa moustache si caractéristique, la mèche sur l’œil, qui glissait furtivement la tête au coin d’un bâtiment au-dessus de ces mots : « Restez vigilants. Dénoncez tout individu au comportement suspect. »
C’était une chance que la fin d’alerte n’ait pas sonné. Personne ne la verrait se comporter bizarrement dans la rue alors qu’elle tentait de comprendre où elle était arrivée. Ce qui ne s’annonçait pas simple. Au début de la guerre, les contemporains avaient démonté ou effacé d’un coup de pinceau tous les noms des rues afin de ralentir les Allemands en cas d’invasion. Pour déterminer sa localisation exacte, il ne lui restait plus qu’à espérer trouver un point de repère aussi efficace que la flèche d’une église, une station de métro ou, si elle était à Kensington, les portes de Kensington Gardens. Pas les grilles, démantelées et données lors de la campagne pour la collecte de la ferraille, mais, selon sa position géographique, l’Albert Memorial, ou la statue de Peter Pan.
Il fallait qu’elle se dépêche. Le brouillard s’épaississait. À l’exception des immeubles adjacents, tout se couvrait d’un voile. Le peu de lumière qui subsistait s’amenuisait. Une authentique purée de pois londonienne ! se disait-elle, marchant vers l’artère plus large dans l’espoir d’y bénéficier d’une meilleure perspective. Mais la mélasse y était encore plus dense, et plus lugubre de minute en minute. Elle voyait à peine l’avenue s’incurver un peu plus bas sur sa droite. Et elle s’était trompée sur la fin de l’alerte parce que deux femmes jaillirent du smog comme des fantômes et traversèrent sous son nez. Si l’on en jugeait par l’oreiller que la plus proche tenait dans ses bras, elles quittaient un abri pour rentrer chez elles. Elles descendirent rapidement la rue et les ténèbres les avalèrent.
Polly dépassa les bâtisses qui faisaient face à l’allée du point de transfert : une boulangerie, une boutique de tricot et, au coin, une pharmacie à bow-windows. Toutes paraissaient miteuses et en grand besoin de travaux de rénovation. Il fallait espérer que ce soit dû aux pénuries de la guerre, et non à un décalage qui l’aurait envoyée dans l’East End.
Je dois m’assurer que je n’ai pas atterri à Whitechapel ou à Stepney. C’est là que les raids du 10 septembre s’étaient abattus. En cas de décalage spatial, s’il s’avérait qu’elle se trouvait dans l’East End, elle devrait séance tenante regagner l’allée, Oxford et M. Dunworthy, que cela lui plaise ou non. Elle scruta les vitrines des magasins, en quête d’une note d’information qui lui donnerait un indice sur sa position. Elle n’en aperçut aucune, mais la présence de vitres lui indiquait qu’elle était bien arrivée au moment requis. Aucune n’était brisée, et un seul des commerçants avait quadrillé le verre de bandes de papier pour le renforcer. Le Blitz ne pouvait pas avoir commencé depuis plus de quelques jours.
Un taxi noir fantomatique la dépassa, et un homme coiffé d’un chapeau melon traversa devant elle d’un pas encore plus vif que celui des femmes.
En retard au travail !
Ce qui signifiait qu’elle s’était trompée : l’heure était plus tardive. Un journal était plié sous le bras du passant. Le vendeur devait être ouvert à proximité. Elle pourrait acheter le Times, et au moins s’assurer que la date du jour était bien la bonne, le 10. Et demander quelle était la rue. De toute façon, elle aurait besoin d’un journal pour chercher un appartement.
Elle n’apercevait pas de boutique de journaux de ce côté de la voie. Elle s’avança au bord du trottoir et scruta l’obscurité. Si un bus passait, il afficherait sa destination, mais Polly n’était pas certaine de réussir à la lire, avec ce brouillard qui assombrissait tout. Elle parviendrait peut-être à héler le conducteur, et elle lui raconterait qu’elle s’était perdue dans le smog, puis elle lui demanderait où diable elle avait abouti.
Hélas ! pas un bus, ni un taxi, ni une automobile ne se présentèrent. Elle attendit de longues minutes, dans une obscurité de plus en plus impénétrable, l’oreille tendue vers un éventuel bruit de moteur, puis elle laissa tomber et traversa la rue. Elle n’avait pas atteint le bord du trottoir quand un bus la frôla dans un rugissement.
Pauvre idiote !
Si M. Dunworthy avait été là, il l’aurait sortie si prestement du Blitz qu’elle en aurait eu le tournis. Quant à la destination du bus, en sautant hors d’atteinte, elle avait manqué l’occasion de la lire.
Pas plus de marchand de journaux de ce côté de la voie. Juste une boucherie, qui côtoyait un magasin de primeurs. « T. Tubbins, fruits et légumes », mentionnait l’inscription sur le store d’un vert approprié. Des paniers pleins de choux s’adossaient au mur, de part et d’autre de la porte. Ce n’était pas encore ouvert, mais sur la vitrine de droite on avait affiché une annonce officielle ou quelque chose d’approchant.
Polly s’avança pour la déchiffrer. Elle espérait que ce serait des instructions antiaériennes et que l’adresse de l’abri le plus proche lui serait indiquée, ou au moins qu’elle serait tamponnée d’un « arrondissement de Marylebone » en bas de la feuille, mais il s’agissait seulement d’une liste des règles de rationnement.
Deux boutiques plus loin, elle découvrit un bureau de tabac qui n’était pas seulement ouvert, mais dont le comptoir présentait un assortiment de journaux. Derrière, un homme à la moustache adéquatement jaunie demanda :
— Puis-je vous aider, mademoiselle ?
— Oui, répondit-elle en franchissant le seuil. Je…
La sirène d’alerte de raid aérien commença d’entonner son chant miaulant caractéristique. Polly se retourna et regarda dehors, décontenancée.
— Chaque nuit un peu plus tôt ! s’exclama le buraliste avec amertume.
— Un peu plus tôt ? répéta-t-elle d’un air absent.
Il hocha la tête.
— La nuit dernière, c’était à sept heures et demie. Et ce soir, l’alerte…
L’alerte. Elle entendait le vagissement en montagnes russes d’un début d’alerte, pas de sa fin. Quand elle comprit son erreur, tout ce qu’elle avait vu jusque-là s’emboîta à sa place. On n’était pas le matin, mais le soir, et les femmes qu’elle avait croisées ne revenaient pas d’un refuge, elles s’y rendaient.
— Vaut mieux rentrer chez vous, déclara le marchand, qui tenait la porte.
— Attendez…, commença-t-elle en fouillant dans son sac pour en sortir son porte-monnaie, il me faut un journal !
Mais il avait fermé la porte.
— S’il vous plaît, appela-t-elle à travers la vitre. Où…
Il secoua la tête, descendit le store et verrouilla sa boutique. Une autre sirène, plus proche, se déclencha. Colin avait dit qu’on disposait de vingt à trente minutes avant le début d’un raid, mais Polly entendait déjà vrombir au loin les avions.
Dénicher un abri. Au plus vite ! Tu n’as rien à faire dehors pendant un raid aérien, a fortiori si tu te trouves dans l’East End.
Et même si ce n’était pas le cas. Colin avait raison. Il y avait eu un tas de bombes perdues. Et toutes les vitrines de ces magasins étaient en verre.
Il doit y avoir un refuge quelque part près d’ici. Les femmes s’y rendaient.
Elle revint en courant à la rue, en quête d’un avis placardé ou du symbole rouge barré d’une station de métro, mais durant les quelques minutes passées avec le buraliste la nuit et le brouillard étaient tombés comme un rideau de couvre-feu. Elle n’y voyait plus rien. Et les avions approchaient. Ils la survoleraient sous peu.
Ce qui signifiait qu’elle était bien dans l’East End, et qu’elle devait retourner à son point de chute afin d’en décamper aussi vite que possible. Hélas ! elle n’avait aucune chance de retrouver son chemin dans le noir. Elle ne parvenait même pas à discerner le trottoir devant elle, ni à décider si elle était sur le point d’en descendre.
Elle avança un pied prudent d’exploratrice… et s’écrasa contre quelqu’un.
— Oh ! je suis affreusement désolée ! Je ne vous avais pas vu.
Et elle n’y arrivait toujours pas. La personne était une épaisse silhouette d’obscurité qui se découpait sur les ténèbres plus vagues de la rue. Avant qu’il ne commence à parler, elle n’aurait pas su dire que c’était un homme.
— Vous fabriquez quoi dehors en plein raid, mam’selle ? gronda-t-il. Pourquoi vous êtes pas dans un abri ?
— Je le cherchais.
Elle plissait les yeux afin de déchiffrer les traits de l’inconnu. C’était inconfortable de converser avec quelqu’un qui demeurait invisible.
— Où se trouve-t-il ?
— Par ici.
Apparemment, lui la voyait puisqu’il l’attrapa par le bras. Il la tira jusqu’au croisement puis le long d’une allée transversale. Il ne me reste plus qu’à espérer que ce n’est pas l’un de ces agresseurs contre lesquels M. Dunworthy me mettait en garde, pensait Polly, qui serrait de près son sac en bandoulière tandis qu’elle se laissait entraîner dans la voie étroite. À moins que ce ne fût un passage, dans lequel il l’emmenait pour la détrousser ? ou pire !
Si je me fais assassiner pendant ma première nuit de Blitz, M. Dunworthy me tuera !
Son ravisseur la houspillait, et la course dans le noir lui sembla durer des siècles avant de prendre fin, brusquement.
— Descendez là ! lui ordonna-t-il en la poussant en avant.
À cet instant, une explosion suivit un grondement sourd et le ciel au sud s’embrasa brièvement, soulignant les immeubles autour d’eux d’un jaune criard, et illuminant droit devant elle une volée de marches en pierre qui s’enfonçaient dans les ténèbres.
Était-ce un abri, là-dessous ? ou des complices à l’affût ? Aucun panneau porteur du symbole adéquat n’était accroché près de l’escalier.
Une seconde explosion retentit. Polly se tourna pour affronter l’homme, dans l’espoir que la déflagration lumineuse lui révélerait la rue, et un moyen de fuir. Tout lui apparut, la rue, et aussi les lettres peintes en blanc sur le casque métallique de l’homme.
Un garde de l’ARP. Soixante-quinze ans bien sonnés.
— Descendez ! ordonna-t-il de nouveau, désignant les marches maintenant invisibles. Vite !
Polly obéit, avançant aveuglément, ses mains cherchant la rampe, ses pieds tâtonnant au bord des marches étroites et hautes. Il y eut une autre explosion, également proche, qui ne produisit pas de lumière. Déjà bien engagée dans la descente, Polly ne voyait plus rien. Elle lorgna vers le haut des marches, mais tout était si noir qu’elle était incapable de savoir si le garde était resté pour contrôler qu’elle s’exécutait, ou s’il était parti alpaguer quelqu’un d’autre pour le tirer jusqu’à l’abri.
À condition qu’un abri soit bien ce qu’elle était censée trouver au pied de l’escalier. Si tant est qu’il ait un pied, d’ailleurs. Il semblait se prolonger à l’infini. Elle continua de progresser avec prudence, tâtant chaque marche avant de passer à la suivante. Une éternité plus tard, elle atteignit un sol pavé et découvrit une porte en bois, barrée par un antique loquet de fer. Qui refusa de s’ouvrir, sans doute condamné. Elle frappa.
Pas de réponse.
Ils ne m’ont pas entendue, se dit-elle, et elle frappa derechef, plus fort.
Toujours pas de réponse.
Et si le garde avait été désorienté dans le noir et m’avait amenée au mauvais endroit ? Et si c’est une allée qui mène à l’entrée latérale d’un entrepôt ? rumina-t-elle en se remémorant la toile d’araignée sur la porte noire du point de transfert. Et s’il n’y a personne de l’autre côté ?
Il y eut une nouvelle explosion. Je ne peux pas rester ici ! Elle fit demi-tour et revint à tâtons jusqu’à l’escalier. Une bombe percuta presque la tête des marches, et encore deux, coup sur coup.
Elle se retourna vers la porte.
— Laissez-moi entrer ! hurla-t-elle, martelant le panneau de ses deux poings.
Et, comme elle n’obtenait aucune réponse, elle enleva l’une de ses chaussures et tapa sur l’huis à coups redoublés, essayant de se faire entendre malgré le vacarme du raid.
La porte s’ouvrit. Le brutal afflux de lumière l’éblouit et elle éleva sa main – qui tenait toujours la chaussure – en visière pour protéger ses yeux. Debout sur le seuil, elle clignait des paupières, figée devant la scène qui s’offrait à elle. Des gens assis sur des couvertures et des tapis s’appuyaient contre les murs, et un chien était étendu de tout son long au pied de l’un des réfugiés. Trois vieilles femmes trônaient côte à côte sur un banc à haut dossier. Celle du milieu tricotait… ou plutôt elle avait tricoté jusque-là. Maintenant, comme tous les autres, elle examinait la porte et Polly. Dans le coin le plus éloigné, un homme âgé au maintien aristocratique avait baissé la lettre qu’il lisait pour regarder la nouvelle arrivante, tout comme les trois petites filles blondes qui s’étaient arrêtées en plein milieu d’une partie de serpents et échelles.
Leurs visages étaient dépourvus d’expression, pas un sourire de bienvenue, même l’homme qui lui avait ouvert restait impassible. Aucun ne bougeait ni n’émettait un son. Ils étaient pétrifiés, comme si elle les avait brusquement interrompus au milieu d’une phrase, et le danger et la peur régnaient en maîtres dans la pièce.
Une pensée traversa Polly tel un éclair. Ceci n’est pas un abri. L’individu qui m’a conduite ici n’était pas un vrai garde. Il a volé ce casque de l’ARP, et ces gens font juste semblant d’être venus chercher refuge.
Ridicule ! L’homme qui l’avait accueillie était à l’évidence un ecclésiastique. Il portait un col romain et des lunettes, et elle n’avait pas débarqué dans le Londres de Dickens, mais en 1940.
C’est moi. Il doit y avoir quelque chose qui cloche dans mon allure.
Elle s’aperçut qu’elle tenait toujours sa chaussure à la main et se pencha pour la remettre à son pied, puis regarda de nouveau l’assemblée et ce qu’elle avait perçu auparavant devait avoir été une illusion d’optique due à son imagination débordante parce que, maintenant, la scène lui paraissait parfaitement normale. La femme aux cheveux blancs lui sourit gentiment avant de reprendre son tricot ; le gentleman aristocratique plia sa lettre, la rangea dans son enveloppe et la glissa dans la poche intérieure de son manteau ; les petites filles recommencèrent à jouer ; le chien s’étendit et posa son museau sur ses pattes.
— Entrez donc, dit l’ecclésiastique, qui souriait.
— Fermez la porte ! cria une femme.
Et quelqu’un d’autre précisa :
— Le black-out…
— Oh ! désolée ! s’excusa Polly.
Elle se retourna pour fermer derrière elle.
— À cause de vous, nous serons tous à l’amende, râla un gros bonhomme.
Polly poussa la porte, et le révérend la barra, mais apparemment pas assez vite.
— Qu’est-ce que vous fabriquez ? s’enquit une femme décharnée à l’air revêche. Vous montrez aux Boches où on est ?
Adieu le mythe de la franche camaraderie du Blitz !
— Désolée, répéta-t-elle.
Elle jeta un coup d’œil à la ronde en quête d’un endroit où elle pourrait s’asseoir. Il n’y avait aucun meuble en dehors du banc et, comme il était occupé, tout le monde s’était installé sur le sol ou sur des couvertures. Il ne restait qu’une place libre, entre le gros réfugié qui craignait les amendes et deux jeunes femmes aux lèvres peintes et en robes brodées de paillettes, qui papotaient avec animation.
— Excusez-moi, puis-je m’asseoir ici ? interrogea Polly.
L’homme afficha un air contrarié, mais grommela son assentiment, et les jeunes femmes acquiescèrent, se serrant l’une contre l’autre pour lui faire de la place avant de continuer leur bavardage.
— … et après, il m’a demandé de le retrouver à Piccadilly Circus pour danser avec lui !
— Oh ! Lila, incroyable ! s’exclama son amie. Tu ne vas pas y aller, quand même !
— Non, bien sûr que non, Viv. Il est beaucoup trop vieux. Il a trente ans !
Polly se remémora Colin et réprima un sourire.
— Je lui ai dit : « Vous devez trouver quelqu’un de votre âge ! »
— Oh ! Lila, tu n’as pas pu faire ça !
— Bien sûr que si. Je ne serais pas sortie avec lui, de toute façon. Je ne choisis que des hommes en uniforme.
Polly enleva son manteau, l’étala, s’assit dessus et observa la pièce. À l’évidence, c’était l’une des caves de boutiques ou d’entrepôts transformées d’urgence en abris au début du Blitz. Elle s’était attendue à quelque chose de plus sommaire compte tenu de l’apparition récente des hostilités. En trois jours, les réfugiés avaient repoussé tout son contenu à l’extrémité, à l’exception du banc à haut dossier, et d’épaisses poutres en bois de charpente étayaient le plafond. Une pompe à main portative, un seau d’eau et une hache étaient dressés d’un côté de la porte. De l’autre, un réchaud à gaz, une bouilloire, des tasses, des soucoupes et des cuillères s’entassaient sur une table.
L’organisation des occupants n’évoquait pas non plus un abri de fortune. La tricoteuse avait apporté ses pelotes de laine, son châle et ses lunettes de lecture ; une nappe à thé brodée habillait la table et les petites filles, dont Polly estimait qu’elles étaient âgées de trois, quatre et cinq ans, ne disposaient pas seulement de leur jeu de société, mais aussi de plusieurs poupées, d’un ours en peluche, et d’un gros livre de contes de fées, dont elles réclamèrent la lecture à leur mère.
— Lis-nous « La Belle au bois dormant », demanda l’aînée.
— Non, l’histoire avec l’horloge, protesta la cadette.
L’horloge ? De quelle histoire s’agit-il ? s’interrogeait Polly.
Ses sœurs se posaient apparemment la même question.
— C’est quoi, cette histoire d’horloge ? s’enquit l’aînée.
— « Cendrillon », claironna la petite comme si la réponse était évidente.
La troisième enleva son pouce de sa bouche.
— C’est l’histoire avec la chaussure ! s’exclama-t-elle, et elle désigna Polly.
Qui supposa qu’elle lui avait sans doute évoqué Cendrillon, alors qu’elle se tenait à la porte avec un pied nu. Et, tout comme l’héroïne du conte, elle avait mal évalué ses coordonnées spatio-temporelles, avec un résultat approchant le désastre. La comparaison s’arrêtait là : Cendrillon ne se prenait pas des bombes sur la tête.
Badri avait envisagé un décalage de deux heures, pas de douze ! Le matin du dix devait être un sacré point de divergence pour qu’il y ait eu autant de différence. À moins que quelqu’un ne se soit trouvé dans le passage, en dépit de son apparence déserte, ou dans un endroit d’où l’on pouvait apercevoir le halo et empêcher le transfert d’opérer. Quelle qu’en soit la raison, elle avait perdu toute une journée d’une mission déjà trop courte.
Elle étudia les gens qui l’entouraient. À côté de la tricoteuse siégeait un portrait craché de vieille fille de ce début du XXe siècle avec ses chaussures brunes à lacets et son chignon gris fer que maintenaient des peignes en écaille. Tout ce petit monde aurait pu sortir d’un des romans policiers de Merope : la frêle doyenne aux cheveux blancs, le révérend, la grincheuse à la langue de vipère, le gros bourru qui évoquait furieusement un militaire à la retraite. Le colonel Moutarde dans un abri antiaérien avec son arme de service.
Voilà pourquoi elle les avait trouvés aussi sinistres au premier coup d’œil. À moins que ce ne soit à cause de leur incroyable sang-froid. Bien sûr, ils étaient les Londoniens légendaires qui avaient affronté le Blitz avec un courage et un humour exemplaires, qui n’avaient pas même flanché lors des attaques de V1 et V2. Mais alors, quatre ans et demi de bombardements les avaient endurcis. Là, ils ne vivaient que la quatrième nuit du Blitz, et toutes les recherches qu’elle avait effectuées prouvaient que cette première semaine les avait terrifiés… surtout avant que les canons de la DCA ne commencent à tonner, le 11 septembre. Ils n’avaient dominé leur peur des bombes que petit à petit.
Or personne ne demandait : « Où sont nos canons ? »
Ni : « Où sont nos forces ? Pourquoi n’y a-t-il pas de représailles ? »
Personne ne regardait le plafond avec anxiété. Personne n’accordait la moindre attention aux grondements sourds et aux éclatements des obus. Il leur avait suffi de trois nuits pour s’adapter aux raids. La femme aux cheveux blancs leva un visage ennuyé quand retentit une détonation particulièrement bruyante, puis elle recommença de compter ses mailles. Quant au pasteur, il se remit à discuter de son office du dimanche suivant avec une matrone grisonnante à l’air redoutable.
La réfugiée maigre et revêche arborait encore une expression hargneuse, mais elle ne s’en départait sans doute jamais. Le gentleman aristocratique lisait le Times, et le chien s’était endormi. Sans les bruits sporadiques des bombes là-haut et les commentaires de Lila sur ses rencontres avec des hommes en uniforme, rien n’aurait pu indiquer qu’une guerre était en cours.
Et rien non plus n’indiquait où l’abri se situait. Puisqu’un décalage temporel s’était produit et que le filet avait opéré le transfert avec douze heures de retard, un décalage spatial paraissait improbable. L’un excluait l’autre, en général. Cependant, les bombes tombaient trop près pour que l’on soit à Kensington ou Marylebone. Polly scruta les murs de l’abri, en quête d’un nom ou d’une adresse, mais le seul affichage concernait la procédure à suivre en cas d’attaque au gaz toxique.
Allait-elle prétendre s’être perdue dans le brouillard, pour demander ensuite à quel endroit elle se trouvait ? La suspicion qui avait accompagné son arrivée l’en dissuada. Elle décida d’écouter plutôt les conversations dans l’espoir qu’elles trahiraient quelque indice, même si Lila ne l’avait pas du tout aidée en racontant son rendez-vous. La jeune fille pouvait prendre le métro à destination de Piccadilly Circus n’importe où, y compris au fin fond de l’East End. Elle expliquait maintenant pourquoi elle ne sortait qu’avec des soldats.
— C’est ma façon de participer à l’effort de guerre !
Tandis que les femmes sur le banc discutaient de modèles de tricot.
Polly reporta son attention sur le révérend. Peut-être lui, ou cette formidable personne – qu’il appelait Mme Wyvern –, mentionneraient-ils le nom de leur église ? Hélas, ils ne parlaient que de décoration florale.
— Je pensais à du lilas. Ce serait joli, sur l’autel, avançait-il.
— Non, j’ai prévu des chrysanthèmes jaunes, rétorqua Mme Wyvern et, d’évidence, sa décision l’emporterait. On aura des dahlias bronze pour la chapelle latérale, et…
— Des souris ! gazouilla la cadette des filles.
— Oui, confirma sa mère. La marraine fée de Cendrillon changea les souris en chevaux et la citrouille en un magnifique carrosse. « Tu peux aller au bal, Cendrillon, dit-elle, mais tu devras être rentrée au douzième coup de minuit. »
— Si cet abruti de chef de rayon ne nous avait pas forcées à rester pour terminer l’étalage, grommelait Viv, nous aussi, on aurait pu aller danser.
Chef de rayon ? Étalages ? Alors, Viv et Lila étaient vendeuses ! Et Polly ne portait pas le bon costume. Il lui faudrait retourner à Oxford récupérer une robe à paillettes avant de chercher un emploi.
Si elle retrouvait le site de transfert. Elle n’avait pas la moindre idée de la direction à prendre depuis cet abri.
— Ce n’est pas tout à fait la faute du chef de rayon, observa Lila. Tu as insisté pour qu’on rentre d’abord chez nous se changer.
— Je voulais que Donald voie ma nouvelle robe de bal, protesta Viv.
Polly en soupira de soulagement. Elles ne mettaient pas ces tenues pour travailler. Mais c’était trop bête ! Viv n’avait pas révélé où elles s’étaient changées.
Cela ne peut être que Stepney ou Whitechapel. Les bombes explosaient juste au-dessus de sa tête. Les infrasons râpeux d’une déflagration éclatèrent tout près, suivis d’un fracas épouvantable, un mélange de coups de canon et de marteau de forgeron qui résonnaient dans les oreilles. Elle sursauta.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Tavistock Square, lui répondit le réfugié corpulent d’une voix calme.
— Non, c’est Regent’s Park, le corrigea l’homme au chien.
— Les canons de DCA, expliqua le révérend.
Et la tricoteuse aux cheveux blancs l’appuya d’un hochement de tête.
Les canons de DCA ? Mais ils n’avaient pas été opérationnels avant le 11 ! Et, quand les tirs avaient commencé, les Londoniens avaient d’abord été terrifiés par le bruit. Ce n’est qu’après, soulagés et fous de joie, qu’ils criaient : « Hourrah ! Z’en ont pris plein la tronche ! » et encore : « Enfin ! On leur rend la monnaie de leur pièce ! »
Pourtant, les occupants du refuge n’y prêtaient pas plus d’attention qu’aux bombes. Cendrillon captivait les petites filles, et le chien n’avait pas même ouvert les yeux. Ça ne pouvait pas être leur première nuit ici. on avait dû engager la défense antiaérienne dès le 8 ou le 9 septembre.
Un autre canon se mit à tirer dans un assourdissant « poum-poumpoumpoum ». De quoi vous dévisser les os !
— Ça, c’est Tavistock Square, assura l’homme au chien et, comme un nouveau canon, encore plus tonitruant, se joignait au concert : et celui-là, c’est le nôtre.
Le gros réfugié acquiesça.
— Kensington Gardens.
Dieu merci ! elle se trouvait bien à Kensington, ou tout près. Que les raids aient principalement touché Stepney et Whitechapel n’impliquait pas qu’ils avaient épargné Kensington. Colin ne s’était pas trompé : il y avait un tas de bombes perdues. Et un tas d’erreurs dans les souvenirs des gens, telle la date des premiers tirs de la DCA. Il leur avait semblé que des jours et des jours passaient pendant qu’ils se terraient dans les abris alors qu’il ne s’en écoulait qu’un ou deux depuis le commencement du Blitz.
Voilà la raison pour laquelle les historiens doivent se rendre sur le terrain.
Les sources historiques étaient tout simplement truffées d’erreurs. Même si elle n’avait pas l’intention de s’en ouvrir à M. Dunworthy quand elle reviendrait. Ni de lui dire que Kensington avait été bombardé le 10. Ni comment elle s’était retrouvée dehors en plein milieu d’un raid. En fait, elle ferait mieux de ne rien lui apprendre du tout, à l’exception de son adresse et de son lieu de travail.
Si seulement le buraliste ne lui avait pas fermé la porte au nez sans lui laisser une chance d’acheter le journal ! Elle pourrait consulter les petites annonces pour trouver une chambre à louer au lieu d’y gâcher un temps précieux demain matin. Avec toutes les restrictions que M. Dunworthy lui avait imposées, ça lui prendrait des jours pour dénicher la perle rare, et elle avait déjà perdu le premier.
Elle jeta un coup d’œil au gentleman, mais il monopolisait toujours son Times. Elle examina les occupants de l’abri, se demandant si le réfugié corpulent cachait un quotidien dans la poche de son manteau, ou si la dame aux cheveux blancs avait rangé le sien sous ses pelotes, mais le seul journal visible était celui de l’homme au chien. Lequel s’était assis dessus et ne semblait pas prêt à bouger.
Pas plus que les autres. Tous se préparaient pour la nuit. La tricoteuse pliait son ouvrage ; la tête contre le mur, ses voisines se blottissaient sous leur pelisse ; la mère avait fermé le livre de contes :
— « Et le prince trouva Cendrillon et la ramena dans son château… »
— Et ils furent heureux à jamais ! explosa la cadette, incapable de se contenir.
— Exactement. Au lit, maintenant !
Les deux aînées se lovèrent contre leur mère, mais la plus jeune se raidit, obstinée.
— Non ! Je veux que tu racontes une autre histoire. Celle avec le chemin en miettes de pain.
« Hansel et Gretel », traduisit Polly.
— D’accord, si tu te couches, ordonna la mère.
La petite obéit et se pelotonna sur les genoux maternels. Près de Polly, le gros réfugié avait croisé les bras, fermé les yeux, et s’était mis immédiatement à ronfler, tout comme l’homme au chien.
Je devrai attendre demain pour me chercher une chambre à louer, se dit Polly, mais quelques minutes plus tard l’homme au chien se dressa. Il se courba pour caresser l’animal qui le suivit lorsqu’il s’éloigna vers le fond de la cave, se glissa entre le paravent et les bibliothèques, et disparut dans les ténèbres.
Il est parti aux toilettes.
Polly se leva et s’avança pour contrôler la date du journal étalé par terre. Si c’était le quotidien du jour, quand l’homme serait de retour, elle lui demanderait si elle pouvait consulter la liste des chambres à louer.
— Vous pouvez pas vous asseoir là, aboya la mégère qui l’avait houspillée à son arrivée. Cette place est réservée.
— Je sais bien ! Je souhaitais juste regarder…
— Ce journal appartient à M. Simms !
Elle se hissa non sans peine et commença de traverser la pièce comme si elle s’apprêtait à livrer bataille.
— Désolée, je n’avais pas compris…, murmura Polly, qui battait en retraite vers son propre espace dédié.
Cela ne suffit pas à calmer la furie. Qui continua :
— Révérend Norris, ce journal appartient à M. Simms.
— Je suis sûr que cette jeune femme ne lui voulait aucun mal, Mme Rickett, rétorqua le pasteur d’une voix douce.
Elle n’en tint pas compte.
— M. Simms, quelqu’un comptait faucher votre journal, annonça-t-elle à l’homme au chien alors qu’il revenait.
Elle pointa un doigt délateur sur Polly.
— Elle a marché droit dessus, juste quand vous partiez.
— Je ne comptais pas le voler, protesta l’accusée. Je désirais seulement regarder les chambres à louer…
— Les chambres à louer ? répéta Mme Rickett d’une voix mordante.
Elle n’en croyait manifestement pas un mot.
— Je viens d’arriver à Londres, j’ai besoin de trouver un endroit où loger.
Polly se demandait si elle aurait dû se lever de nouveau et s’avancer jusqu’à M. Simms pour lui présenter ses regrets, mais elle craignait d’envenimer encore la situation, aussi s’abstint-elle de bouger.
— Je vous prie de m’excuser, M. Simms.
— Le journal sert à marquer ma place, déclara-t-il.
— Oui, je suis au courant, prétendit Polly qui, en fait, ignorait complètement ce détail.
C’était la source du problème. En marchant jusqu’à ce bout de papier, elle avait transgressé une sorte de règle, et plutôt cruciale, à en juger par les regards braqués sur elle. Mme Wyvern et la tricoteuse la fusillaient des yeux. Même le chien affichait un air réprobateur.
— Elle a fait une bêtise, maman ? interrogea la fillette.
— Chh ! murmura sa mère.
— Je suis vraiment désolée ! insista Polly. Je promets que cela n’arrivera plus.
Elle espérait que ses plates excuses mettraient un terme à l’incident, mais ce ne fut pas le cas.
— M. Simms s’assoit là tous les soirs, dit le gros réfugié.
— Respecter l’agencement de l’abri pour chacun est vital, vous n’êtes pas d’accord, révérend ? soutint à son tour Mme Wyvern.
Au secours ! pensait Polly. Colin, tu prétendais que tu viendrais me sauver si j’avais des ennuis. C’est le moment !
— Si elle voulait un journal, s’acharnait Mme Rickett, elle aurait dû l’acheter chez le…
Elle s’interrompit, les yeux fixés sur le gentleman. Debout, son journal plié en quatre, il traversait la pièce. Il s’arrêta devant Polly et lui présenta le quotidien avec une politesse solennelle.
— Accepteriez-vous mon Times, ma chère enfant ?
Il parlait avec douceur, mais Polly nota que sa voix, aussi raffinée que son apparence, demeurait audible pour toute l’assistance.
— Je…
— Je l’ai terminé.
Il le lui tendait toujours.
— Merci, dit-elle avec reconnaissance.
L’incident était clos. Renfrognée, Mme Rickett se rassit sur le banc. La dame aux cheveux blancs se remit à son tricot et commença de compter ses rangs, le pasteur rouvrit son livre et Lila chuchota :
— Vous tracassez pas pour la mère Rickett. C’est une vieille peau.
Puis elle reprit le cours de sa conversation avec Viv, détaillant la soirée qu’elles rataient. Le gentleman avait réussi à désamorcer complètement le conflit. Polly ne comprenait pas bien comment. Elle lui adressa un regard de pure gratitude, mais il s’était de nouveau réfugié dans son coin pour lire un livre. Remarquant qu’il avait plié le quotidien à la page « Chambres à louer », elle entreprit aussitôt d’en inventorier les colonnes, en quête des adresses autorisées. Mayfair ? Non, trop cher. Stepney, non. Shoreditch, non. Croydon, non, catégoriquement non.
Ah ! celle-là pourrait coller. Kensington, Ashbury Lane. Quelle était l’adresse ?
S’il vous plaît, pas six, ni dix-neuf, ni vingt et un !
Sa prière muette aboutit : Onze. Excellent ! Une adresse approuvée, à proximité d’Oxford Street, et qui ne sortait pas du cadre de son budget. Pourvu qu’elle soit également proche d’une station de métro ! L’annonce indiquait : « à côté de la station Marble Arch »… qui avait été touchée de plein fouet le 17 septembre !
Elle tira une croix dessus et continua sa lecture. Kensal Green. Non, trop loin. Whitechapel, non.
— On dirait que ça se tasse, là-haut, observa Lila.
Effectivement, le vacarme semblait diminuer. Le bruit des explosions s’éloignait, et l’un des canons s’était arrêté de tonner.
— Eh, Viv ! la fin d’alerte sonnera peut-être tôt, ce soir, et on pourra encore aller danser !
Elle avait à peine fini sa phrase que le tir de barrage revenait à la charge.
— Je déteste Hitler ! s’emporta Viv. Se retrouver piégées ici un samedi soir, c’est totalement injuste !
Polly sursauta. Samedi ? On est mardi, aujourd’hui !
Mais à l’instant où cette pensée la traversait, l’évidence la foudroya. Elle l’avait eue sous les yeux tout du long : le bal où Lila et Viv avaient prévu d’aller, les canons qui tiraient depuis mercredi, si bien que personne ne les remarquait plus, les étais du plafond, le jeu de serpents et échelles, la nappe à thé brodée, autant de signes que les occupants de l’abri s’y étaient installés depuis plus de trois jours. Puis la discussion entre le pasteur et la virago quant à l’organisation de la cérémonie du dimanche… Demain !
Elle s’était complètement méprise sur les indices, tout comme à son arrivée dans la ruelle, quand elle croyait l’heure très matinale. Les canons n’étaient pas intervenus avant le 11, en définitive, et il n’était pas étonnant qu’elle ait entendu les raids frapper au-dessus de sa tête : le bombardement de Kensington datait du samedi.
Si nous sommes samedi, quatre jours se sont évaporés. Et pas n’importe lesquels ! Les premiers jours d’adaptation au Blitz avaient été cruciaux pour les Londoniens. Voilà pourquoi ils paraissaient si calmes, si bien installés. Ils s’étaient déjà cuirassés.
J’ai tout raté ! fulmina-t-elle. Badri s’attendait à un décalage de deux heures, pas de quatre jours et demi ! Et la situation s’avérait même encore pire. Demain, c’était dimanche. Impossible de chercher un emploi avant lundi.
Et comme je ne pourrai pas commencer à travailler avant mardi, j’aurai perdu une semaine entière d’observation des vendeuses, alors que j’en ai seulement six.
On ne peut pas être le 14, se dit-elle en saisissant le journal pour en feuilleter les pages à rebours, jusqu’à la une. Déjà, je ne disposais pas d’assez de temps.
Mais la date était cruellement la bonne. « Samedi, 14 septembre 1940 », indiquait l’en-tête. Et dessous, fort à propos : « Dernière édition ».