Elle a des cornes pour te rentrer dedans, et sa bouche, elle fait « meuh » !
De l’autre côté du pâturage, le taureau étudia Ernest pendant un long moment menaçant. Derrière le camion, Cess criait :
— Worthing ! Cours ! Il y a un taureau !
— Ben, qu’esse qu’y m’ont foutu ! râlait le fermier. Y m’ont tout chagriné mon bestiau ! C’est son pré…
— Oui, je m’en serais douté, répondit Ernest, qui ne quittait pas l’animal des yeux.
Lequel le gardait tout autant dans son champ de mire. Où diable était passé le brouillard juste au moment où il était requis ?
Le taureau baissa son énorme tête.
Oh ! mon Dieu ! c’est parti !
Ernest poussa son dos contre le tank. La bête raclait la terre de ses sabots, et le garçon adressa un regard désespéré au fermier qui se tenait à la barrière, les bras croisés d’un air belliqueux.
— Et voilà, il est fâché ! Il aime pas comment vous avez bousillé son pré. Et moi non plus. Non mais, c’est quoi, c’bazar incroyable de traces ? Vous avez tout massacré son herbe avec vos saletés de chars, ça l’rend dingue !
— Je comprends, admit Ernest. On fait quoi, maintenant ?
— Cours ! hurla Cess.
Le taureau balança son mufle gigantesque dans la direction de cette nouvelle voix, puis revint à Ernest. Il renâcla.
— Pas par là…
Ernest tendait la main comme un policier réglerait la circulation, mais l’animal déboulait déjà droit sur lui à travers le pré.
— Cours ! brailla Cess.
Ernest courut jusqu’à l’extrémité du tank, puis le contourna comme si se tapir de l’autre côté allait lui procurer la moindre protection.
Le taureau mugit.
— Arrête ! Tu vas t’amocher ! criait le fermier, qui s’était décidé à bouger. T’es pas de taille contre un char ! Arrête !
Mais le taureau n’écoutait pas. Il baissa la tête et chargea, ses cornes pointées comme des baïonnettes, ses sabots labourant le champ, droit sur le tank. Ses cornes s’y enfoncèrent complètement.
Après un nouvel instant de suspense interminable, une plainte aiguë retentit, qui ressemblait à une sirène annonçant un raid aérien.
— Y m’l’ont tué, beugla le fermier, qui traversait le pâturage à toutes jambes. Sales petits bât…
Il s’interrompit, bouche bée.
La gueule du taureau était ouverte, elle aussi. La bête demeura immobile quelques secondes de plus, ses cornes fichées dans le char, puis elle se dégagea d’un pas ombrageux en arrière. Le char se rida et se ratatina en une masse informe de caoutchouc gris-vert. La plainte stridente se mua en une lamentation sifflante qui s’éteignit enfin. Un nouveau silence lui succéda, qui n’en finissait pas.
— Crénom d’un chien ! souffla le fermier doucement.
On aurait dit que le taureau voulait prononcer les mêmes mots. Il fixait d’un œil sidéré le tank effondré.
— Crénom d’un chien ! répéta le fermier, comme s’il se parlait à lui-même. Pas étonnant qu’les panzers ont mis la pâtée à nos gars, en France.
Le taureau leva les yeux et regarda Ernest, lâcha un chevrotement misérable, se retourna et fila retrouver la sécurité de sa barrière.
— Vous jouez à quoi, vous deux, nom de Dieu ? interrogea le fermier. C’est une foutue farce ou quoi ?
— C’est ça, opina Ernest. Nous sommes…
Il releva la tête en entendant un faible bruit de moteur.
— Un avion ! s’exclama Cess, inutilement.
Il les rejoignit au galop pour attraper la tourelle du tank dégonflé.
— Prends l’arrière ! Vite !
Ils se mirent à tirer le leurre sur l’herbe mouillée en direction des arbres.
— Je sais pas ce que vous fabriquez, au juste…, commença le fermier sur un ton offensif.
— Restez pas planté là ! Aidez-nous ! cria Ernest pour dominer le bourdonnement qui gagnait en amplitude. C’est un avion de reconnaissance allemand. On ne peut pas les laisser voir ça !
Le fermier regarda le ciel qui s’éclaircissait, puis le char et parut enfin comprendre la situation. Il courut maladroitement jusqu’à eux, saisit la chenille droite et les aida à tirer le tank en direction du bosquet.
Autant bouger un tas de gelée. Rien n’offrait une prise solide, et ça pesait une tonne. L’herbe mouillée et boueuse aurait dû leur permettre de déplacer l’énorme masse plus facilement, mais la seule chose qui glissait, c’était leurs pieds ! Quand Ernest essaya d’amener l’objet d’un coup sec par-dessus un petit monticule, il dérapa et s’étala de tout son long dans l’une des traces qu’il venait de faire.
— Dépêche-toi ! le pressa Cess alors qu’il luttait pour se remettre sur ses pieds. Il est presque au-dessus de nous !
C’était le cas, et il suffirait d’une photo du bloc de caoutchouc dégonflé pour réduire à néant l’opération Fortitude. Ernest se planta dans ses bottes toutes crottées, fournit une nouvelle fois un formidable effort, et les trois hommes poussèrent, tirèrent, maltraitèrent le tank jusqu’à ce qu’il ait atteint le couvert des arbres.
Cess leva la tête.
— C’est l’un des nôtres. Un Tempest.
Ernest acquiesça. Il en reconnaissait le profil particulier.
— Pour cette fois. Mais la prochaine, ça pourrait ne pas être pareil.
Cess approuva.
— On ferait mieux d’embarquer ça avant qu’un autre pointe le nez. Va chercher le camion et conduis-le ici.
— Pas question sur mon pré, intervint le fermier. Vous m’l’avez déjà bien assez détruit. Sans parler d’la pâture du taureau, qu’est réduite à zéro. Vous lui enlevez l’foin d’la bouche.
Il désigna sa bête, près de la barrière, qui mastiquait d’un air placide deux ou trois grosses bouchées d’herbe.
— Et qui sait quel dommage il a subi ? J’suis censé l’amener à Sedlescombe la semaine prochaine pour la saillie, et maintenant regardez-le.
Le monstre ayant cessé de mâcher pour lorgner l’une des vaches de l’autre côté de la clôture, Ernest doutait que ce soit un problème, mais le paysan se montrait déterminé.
— J’vous laisserai pas l’chambouler davantage. Faudra rapporter c’tank sur vot’camion comme il est arrivé ici.
— Impossible, prévint Cess. Si un avion de reconnaissance allemand nous voit…
— Y verra rien du tout. L’brouillard revient.
Il s’étendait de fait en volutes épaisses à travers le champ, cachant le taureau qui paissait, le camion, les traces de char.
— Et quand ça s’ra fini, emportez donc les autres aussi.
Le fermier désignait les formes fantomatiques des tanks dont l’arrière faisait saillie hors du bosquet, et ils passèrent le quart d’heure suivant à tenter de lui expliquer pourquoi il était nécessaire que les leurres restent en place jusqu’à ce qu’un avion de reconnaissance allemand les photographie.
— Vous contribuerez à la défaite d’Hitler, déclara Cess.
— Avec un tas de foutus ballons ?
— Oui, répliqua Ernest d’une voix ferme.
Et un bon paquet d’avions en bois, de vieilles conduites d’égouts et de faux messages radio.
— L’armée de Sa Majesté sera heureuse de vous rembourser les dégâts subis par votre champ, indiqua Cess au fermier qui se ragaillardit aussitôt. Et les dommages infligés à la psyché de votre taureau.
Ne lui parle plus de sa bête ! s’affola Ernest. Mais le fermier souriait.
— J’avais jamais rien vu d’pareil à l’air qu’il a fait quand il a encorné vot’ char, dit-il, secouant la tête.
Il éclata de rire, en se claquant les cuisses.
— J’m’en vais d’ce pas leur raconter tout ça au pub…
— Non ! crièrent-ils à l’unisson.
— Vous ne pouvez rien dire à personne, expliqua Ernest.
— C’est top secret, ajouta Cess.
— Top secret, c’est vrai ?
Et le fermier parut encore plus ravi qu’au moment où il avait compris qu’on le dédommagerait.
— C’t en rapport avec l’invasion, pas vrai ?
— Oui, répondit Cess, et c’est terriblement important, mais on ne peut pas vous en dire plus.
— Vous en faites pas. J’peux résoudre l’énigme tout seul. Alors, on débarque en Normandie ? J’m’en doutais. Owen Batt disait Calais, mais j’y disais non, qu’les Allemands y nous prévoyaient là, et qu’on est plus malins qu’eux. Attendez que je leur…
— Vous ne pouvez rien dire à Owen Batt, ou à qui que ce soit, trancha Cess.
— Si vous le faites, vous pourriez nous faire perdre la guerre, ajouta Ernest.
Et ils passèrent un autre quart d’heure, debout dans le brouillard épais, à convaincre le fermier de garder le secret.
— Motus et bouche cousue, promit-il à contrecœur. Mais quel dommage ! La tête de mon taureau… (Son visage s’éclaircit.) Je pourrai le dire après le débarquement, non ?
— Oui, répondit Ernest, mais seulement trois semaines après.
— Pourquoi ?
— On ne peut pas vous parler de ça non plus, indiqua Cess. C’est top top secret.
— On vous laisse les tanks ? s’enquit Ernest. On vous jure qu’on reviendra les chercher dès qu’ils auront été photographiés.
Le fermier hocha la tête.
— Si j’aide à gagner la guerre…
— Ça aide.
Et Cess se dirigea vers le camion.
— Attendez une minute. J’ai dit d’accord pour les tanks, pas pour mener votre engin dans mon pré. Faudra déménager vot’ foutu ballon comme vous l’avez apporté.
— Mais ça va prendre une demi-heure, et si on nous voit d’un avion ? argumenta Cess. Ce brouillard peut se lever n’importe quand.
— Y s’lèvera pas.
Le fermier ne se trompait pas. Le brouillard s’installa sur la prairie et sur les bois telle une épaisse couverture grise. Toute orientation devenait impossible, si bien que leurs efforts pour tirer, pousser, malmener derechef le char effondré se révélèrent si imprécis qu’ils manquèrent le camion de près de cent mètres, Ernest réussissant à s’étaler de nouveau à deux reprises.
— Bon, au moins, ça ne pourrait pas être pire, commenta Cess alors qu’ils tentaient de hisser la masse effondrée à l’arrière du véhicule.
Au même instant, la pluie recommença de tomber, une pluie fine qui vous glaçait jusqu’aux os, et qui se maintint pendant toute la durée de stockage du tank, du traceur d’empreintes, de la pompe et du phonographe, et des remerciements au fermier qui, comme le taureau, avait observé l’intégralité de la scène avec intérêt. Quand ils arrivèrent à Cardew Castle, ils étaient trempés, gelés et affamés.
— Oh non ! on a raté le petit déjeuner, s’exclama Cess en sortant le phonographe. Je ne tiendrai jamais jusqu’au déjeuner. Je pourrais dormir une semaine. Que vas-tu faire, dormir, ou manger ?
— Ni l’un ni l’autre. Je dois écrire mes papiers.
— Ça ne peut pas attendre ?
— Non, il faut qu’ils soient à Croydon à 16 heures.
— Tu ne disais pas qu’ils étaient exigés ce matin ?
— Si, mais j’ai raté l’heure limite du Weekly Shopper de Sudbury parce que j’ai failli me faire tuer par un taureau furieux, alors maintenant je dois les rendre au Clarion Call de Croydon.
— Désolé.
— Ça ira. Nous n’aurons pas souffert en vain. Notre ami le fermier m’a donné une idée de lettre au rédacteur en chef. (Il prit la pile des disques du phonographe que Cess lui tendait.) « Cher monsieur, je me suis réveillé mardi matin pour découvrir qu’une… » Quelle brigade de tanks est censée stationner ici, actuellement ? Américaine ou anglaise ?
— Canadienne. La 4e brigade d’infanterie canadienne.
— « Pour découvrir qu’un escadron de tanks canadiens avaient détruit mon meilleur pâturage. Ils avaient écrasé mon herbe, effrayé mon taureau primé… »
— Pas autant qu’il t’a effrayé, toi ! se moqua Cess qui lui tendait la pompe à bicyclette.
— « … et laissé partout les traces boueuses de leurs tanks, tout ça sans même demander la permission. »
Il cala les disques sous son bras et fit passer la pompe dans sa main gauche pour tourner la poignée de la porte.
— « Je comprends que nous devons faire front pour obtenir la défaite des Allemands, et qu’en temps de guerre certains sacrifices se révèlent nécessaires, mais… »
Il ouvrit la porte.
— Où étiez-vous passés, vous deux ? demanda Moncrieff. On est en retard.
— Pour quoi ? s’enquit Ernest.
— Oh non ! s’exclama Cess. Ne me dis pas que nous avons encore des tanks à souffler. On est restés debout toute la nuit.
— Tu dormiras dans la voiture, annonça Moncrieff.
Et Prism entra, vêtu de tweed et cravaté.
— Tu ne peux pas aller au bal dans cette tenue, Cendrillon, déclara Prism.
Il déchargea Ernest de la pompe et des disques et ajouta :
— Allez, va te doucher et t’habiller. Tu as cinq minutes.
— Mais je dois envoyer mes articles à…
— Tu le feras plus tard, ordonna Prism.
Il jeta les disques sur le bureau et le propulsa vers la salle de bain.
— Mais le bouclage du Shopper de Sudbury…
— Ceci est plus important. Va me laver cette boue et habille-toi. Et prends ton pyjama.
— Mon pyjama ?
— Oui. Nous allons voir la reine.