Warwickshire, mai 1940

Les filles ne partiront pas sans moi, et je ne partirai pas sans le roi.

Et le roi ne partira jamais.

La reine Mary, expliquant pourquoi elle n’avait pas évacué les princesses au Canada.


Grâce aux comprimés d’aspirine, sa fièvre tomba en partie et l’amélioration se maintint, mais Binnie était toujours gravement malade. Chaque heure qui passait rendait sa respiration plus laborieuse et, au matin, elle appelait sauvagement Eileen, alors que la jeune femme se trouvait à côté d’elle.

Eileen téléphona au docteur Stuart.

— Je crois qu’il serait préférable d’écrire à sa mère et de la prier de venir.

Oh non… !

Elle rejoignit Alf et lui demanda son adresse.

— Alors, elle va claquer, Binnie ?

— Bien sûr que non. C’est juste qu’elle se remettra plus vite si ta mère est là pour prendre soin d’elle.

Alf renifla.

— J’parie qu’elle viendra pas.

— Bien sûr que si. C’est votre mère.

Mais elle ne vint pas. Elle ne répondit même pas.

— Vipère ! commenta Mme Bascombe alors qu’elle apportait une tasse de thé à Binnie. Pas étonnant que ses gosses aient mal tourné. Est-ce que la petite respire un peu mieux ?

— Non.

— Ce thé contient de l’hysope. Cela soulagera ses poumons.

Binnie s’avéra trop faible pour boire plus de quelques gorgées du thé amer et, pire, trop faible pour refuser d’en boire.

C’était l’aspect le plus effrayant de sa maladie. Binnie ne résistait plus à rien de ce que lui faisait Eileen, ne protestait pas davantage. Elle avait perdu toute velléité de combat et reposait, apathique, quand Eileen la baignait, changeait sa chemise de nuit, lui donnait son aspirine.

— T’es sûre qu’elle est pas en train de crever ? demanda Alf.

Non. Je n’en suis pas sûre du tout.

— Oui, j’en suis sûre. Ta sœur est sur le point de guérir.

— Et si elle crève en vrai, y s’passera quoi, pour elle ?

— Tu ferais mieux de t’inquiéter de ce qui se passera pour toi, jeune homme, dit Mme Bascombe, de retour de l’office. Si tu veux aller au paradis, tu as intérêt à modifier tes manières.

— J’cause pas de ça ! s’exclama Alf, puis il hésita, affichant un air coupable. Y l’enterreront dans l’cimetière de Backbury ?

— Qu’as-tu fabriqué dans ce cimetière ? s’enquit Eileen d’un ton sévère.

— Nib de nib ! répondit le garçon, indigné. J’causais de Binnie.

Et il s’en fut en martelant le sol, mais le lendemain, quand le pasteur apporta le courrier, Alf l’appela depuis l’étage.

— Si Binnie crève, faudra lui mettre une pierre tombale ?

— Ne t’en fais pas, Alf. Le docteur Stuart et Mlle O’Reilly prennent grand soin de ta sœur.

— Je sais. Il en faudra une ?

— De quoi parles-tu, Alf ?

— De rien.

Et le garçon s’en fut de nouveau. Le pasteur déclara à Eileen :

— Il serait peut-être judicieux que j’inspecte le cimetière à mon retour. Alf pourrait avoir décidé que les pierres tombales feraient d’excellentes barricades en cas d’invasion allemande.

— Non, il y a autre chose. Si Alf n’était pas en cause, je penserais qu’il s’inquiète à l’idée que sa sœur (sa voix la trahit) soit enterrée si loin de chez eux.

— Pas d’amélioration ? demanda le pasteur avec gentillesse.

— Non.

Et si deux étages ne les avaient pas séparés, Eileen aurait posé sa tête sur son épaule et aurait éclaté en sanglots.

Il lui adressa un sourire réconfortant :

— Je sais que vous faites de votre mieux.

J’ai peur que cela ne suffise pas, se dit Eileen avant de rejoindre Binnie pour baigner ses membres brûlants et la persuader de prendre plus d’aspirine malgré sa crainte d’aggraver son état au lieu de l’améliorer. Cependant, la nuit suivante, quand elle décida qu’il valait mieux la laisser dormir et renonça à la réveiller pour lui donner les comprimés, la température bondit de nouveau. Eileen recommença les prises d’aspirine, se demandant ce qu’elle ferait quand elle serait à court de comprimés.

J’en parlerai au pasteur, en priant pour qu’il ne le répète pas au docteur Stuart. Ou je nouerai mes draps ensemble, et je passerai par la fenêtre pour aller en chercher.

Mais ce ne fut pas nécessaire. Cet après-midi-là, la température chuta brusquement, laissant Binnie trempée de sueur.

— Sa fièvre est tombée, dit le docteur Stuart. Dieu merci ! Je craignais le pire, mais quelquefois, avec un coup de pouce de la Providence… et de bons soins (il tapota la main d’Eileen), le malade se rétablit.

— Alors, elle va s’en sortir ? interrogea Eileen.

Binnie lui semblait si amaigrie et si pâle…

Il acquiesça.

— Elle a surmonté le plus dur, maintenant.

Cela parut se vérifier, même si elle ne guérissait pas aussi vite que les autres enfants. Il fallut trois jours avant le retour à la normale de sa respiration, et une semaine entière avant qu’elle soit capable d’avaler seule un peu de bouillon. Et elle se montrait si… docile. Quand Eileen lisait des contes de fées, ce que Binnie détestait d’habitude, elle écoutait, tranquille.

— Je suis inquiète, annonça Eileen au pasteur. Le docteur dit qu’elle va mieux, mais elle reste juste avachie.

— Alf est venu la voir ?

Non. Il risque de provoquer une rechute.

— Ou de la sortir de son apathie !

— Je préfère attendre qu’elle soit plus solide.

Le même après-midi, pourtant, quand Eileen découvrit Binnie affalée sur sa couche, son regard vide fixé sur le plafond, elle envoya Una chercher Alf.

— T’as l’air d’un macchabée, lança le garçon.

Eh bien ! ça, c’était une bonne idée !

Eileen s’apprêtait à le raccompagner quand Binnie se redressa sur ses oreillers.

— Pas vrai ! protesta-t-elle.

— Sûr que c’est vrai. Tout le monde y disait qu’t’allais crever. T’avais perdu la boule et tout et tout.

— C’est faux !

Comme dans le bon vieux temps…

Pour la première fois depuis que Binnie était tombée malade, Eileen sentit se desserrer l’étau qui comprimait son cœur.

— Hein, qu’elle a failli clamser, Eileen ? insista Alf avant de se retourner vers sa sœur. Mais t’y passeras plus, c’est fini.

Cela sembla rassurer Binnie, mais la nuit venue, alors qu’Eileen lui enfilait une chemise propre, elle demanda :

— T’es sûre que je vais pas clamser ?

— Certaine, répondit Eileen en la bordant. Tu reprends des forces à vue d’œil.

— Y s’passe quoi, pour les gens qui crèvent, quand y z’ont pas un nom ?

— Tu veux dire, quand personne ne sait qui ils sont ?

— Non. Quand y z’ont pas un nom à marquer sur la tombe. On les enterre quand même au cimetière ?

C’est une enfant illégitime, comprit soudain Eileen. À l’époque, avoir une mère célibataire était une véritable tare pour les gamins, étiquetés comme bâtards.

Mais ce handicap ne les poursuivait pas jusque dans leur tombe.

— Binnie, ton nom est ton nom, peu importe que ta mère soit mariée ou pas…

L’adolescente émit un bruit de dégoût total. Si elle avait eu assez de force pour sortir du lit, Eileen ne doutait pas qu’elle aurait quitté la pièce en martelant le sol comme son frère. Dans son état, elle se contenta de se retourner face au mur.

Eileen regrettait l’absence du pasteur. Elle fouilla sa mémoire à la recherche des coutumes impliquant les noms et les pierres tombales en 1940, mais elle ne se rappela rien. Alf ! Il sait de quoi il est question. Elle se dépêcha de ramasser le linge sale.

— J’emporte ça en bas, indiqua-t-elle à Binnie. Je reviens tout de suite.

Pas de réponse. Eileen jeta le linge dans la buanderie et se rendit dans la salle de bal, où Alf enveloppait Rose dans des bandages.

— J’m’entraîne pour l’ambulance !

— Alf, suis-moi. Sur-le-champ.

Elle le poussa dans le salon de musique et ferma la porte.

— Je veux savoir pourquoi Binnie s’inquiète pour le nom qui figurerait sur sa tombe, et ne prétends pas que tu n’es pas au courant.

Quelque chose dans sa voix devait l’avoir convaincu qu’elle ne plaisantait pas parce qu’il marmotta :

— Elle en a pas.

— Une tombe ?

— Non, un blase.

Et comme Eileen lui lançait un regard abasourdi, il précisa :

— Binnie a pas de nom. Binnie, c’est juste ’Odbin en court.


Le lendemain, dès que le pasteur arriva, Eileen l’interpella :

— Je ne peux pas croire qu’il ait raconté à Binnie qu’elle n’avait pas de prénom ! Et apparemment elle a marché !

— Vous avez demandé à Binnie ?

— Que voulez-vous dire ? Vous rigolez ! Tout le monde a un prénom. Ce n’est pas parce qu’ils viennent d’une famille déshéritée que…

Il secouait la tête.

— Le Comité d’évacuation a été confronté à plus d’un enfant sans prénom, dans les quartiers pauvres, et l’officier chargé du cantonnement devait leur en attribuer un dans l’instant. Avez-vous mesuré ce que vivaient certains de ces gosses chez eux ? à quel point c’était dur ? Je n’en suis pas sûr. Beaucoup n’avaient jamais dormi dans un lit avant d’arriver ici.

Ni utilisé des toilettes ! Eileen se rappelait sa prépa. Certains évacués des taudis avaient uriné sur les planchers de leurs maisons d’accueil, ou s’étaient tapis dans un coin. Et Mme Bascombe lui avait déclaré que plusieurs des gosses du manoir avaient dû apprendre à se servir d’un couteau et d’une fourchette à leur arrivée. Mais un nom !

— Alf a un nom, argumenta-t-elle.

Le pasteur ne se laissa pas convaincre.

— Leur père a peut-être ressenti autrement le fait d’avoir un garçon. Ou peut-être sont-ils de pères différents. Et, il faut bien l’admettre, Mme Hodbin… si on peut lui donner ce titre, n’a pas montré beaucoup d’instinct maternel.

— Exact. Mais quand même…

Quand Eileen retourna parler à Binnie, elle tenta de la rassurer.

— Je suis certaine que ton prénom n’est pas un diminutif de Hodbin. Alf te taquine. C’est sûrement un surnom…

— Pour quoi ? interrogea Binnie d’un ton agressif.

— Je l’ignore. Belinda ? Barbara ?

— Y a pas d’« n » dans Barbara.

— Les surnoms ne comportent pas toujours les mêmes lettres. Pense à Peggy. Le vrai prénom, c’est Margaret. Et il y a toutes sortes de surnoms pour Mary : Mamie, et Molly, et…

— Si Binnie c’est le surnom de quelque chose, pourquoi personne m’a jamais dit de quoi ?

Elle paraissait si sceptique qu’Eileen se demanda si des commentaires de leur mère ne leur avaient pas mis ces idées dans la tête. Quoi qu’il en soit, c’était la dernière des choses dont Binnie avait besoin pendant sa convalescence. Au bout d’une quinzaine de jours, ses yeux s’étaient ombrés de cernes, et elle n’avait regagné aucun des kilos perdus.

Eileen lui annonça brusquement :

— Si tu n’as pas de nom, alors tu dois t’en choisir un.

— En choisir un ?

— Oui, comme dans le conte Nain Tracassin.

— C’était pas choisir. C’était juste deviner.

Comment ai-je pu croire que ça marcherait ? se disait Eileen.

Pourtant, au bout d’une minute, Binnie interrogea :

— Si je choisis un blase, tu promets que tu le donnes quand tu m’appelles ?

— Oui, assura Eileen.

Ce qu’elle regretta aussitôt. Binnie passa les jours suivants à essayer des noms comme si c’étaient des chapeaux et à demander à Eileen ce qu’elle pensait de Gladys, et de princesse Élisabeth, et de Cendrillon… Pourtant, même si cette parade prenait une tournure infernale, elle remplit son office. Les progrès de Binnie s’accéléraient, la jeune fille s’arrondissait, ses joues rosissaient à vue d’œil.

Pendant ce temps, les Magruder démontrèrent, preuve à l’appui, qu’ils n’avaient jamais contracté la rougeole, quoi qu’en ait prétendu leur mère. Eddie et Patsy l’attrapèrent également. Alors que l’évacuation de Dunkerque commençait, Eileen avait dix-neuf patients à des degrés divers de l’éruption ou de la guérison.

L’opération de sauvetage en cours surexcitait Alf.

— Le pasteur y dit qu’y repêchent nos drilles avec des barcasses et des bateaux de pêche. Si seulement je pouvais y aller !

Si seulement je pouvais y aller, moi aussi, songeait Eileen. Michael Davies est à Douvres. Il observe l’évacuation à l’instant même.

— Y s’font canarder, y prennent des bombes plein la tronche et tout ça ! s’extasiait Alf.

Ce qui semblait infiniment plus attirant que de soigner un troupeau d’enfants fiévreux, pleurnicheurs, et qui muaient. Quand l’éruption disparaissait, leur peau pelait en longues plaques brunâtres.

— Maintenant, t’as vraiment la trogne d’un macchabée, dit Alf à Binnie. Si t’étais à Dunkerque, y croiraient qu’t’es crevée, y t’laisseraient sur la plage, et les Boches te f’raient la peau.

— Y l’f’raient pas ! hurla Binnie.

— Dehors ! ordonna Eileen.

— J’peux pas sortir, fit Alf d’un ton raisonneur. On est en quarantaine.

Il bondissait contre les murs, littéralement. Eileen retrouva plusieurs portraits de travers. Quant à celui de lady Caroline accompagnée de ses chiens de chasse, il gisait renversé sur le plancher. Lorsqu’elle obligea les enfants à quitter la salle de bal, ils se réfugièrent dans la salle de bains de leur hôtesse, ce qu’Eileen ne découvrit qu’en voyant l’eau commencer à goutter du plafond de la bibliothèque.

— Avec Alf, on jouait à « l’évacuation de Dunkerque », expliqua un Theodore absolument trempé.


Quand le pasteur appela, sous la fenêtre de la nursery, pour demander s’il y avait besoin de quelque chose, Eileen répondit par l’affirmative, d’une voix plutôt désespérée.

— Quelque chose pour amuser ceux qui ne sont pas malades. Des jeux, des puzzles, n’importe quoi.

— Je vais voir ce que le Women’s Institute peut nous proposer.

Il revint le lendemain avec un panier plein de livres d’occasion – Le Petit lord Fauntleroy et Le Livre des martyrs, adapté aux enfants –, de puzzles – la cathédrale Saint-Paul et les Cotswolds au printemps –, et d’un jeu de plateau victorien nommé « Cow-boys et Indiens rouges » qui entraîna les Hodbin à la tête des enfants dans un déchaînement de cris et de peintures de guerre à travers les couloirs.

— Et hier j’ai attrapé Alf qui jouait à « brûlé sur le bûcher », indiqua Eileen au pasteur lors de sa visite suivante. Il s’amusait avec le portemanteau Louis XV de lady Caroline et une boîte d’allumettes.

Il éclata de rire.

— Je m’aperçois que des mesures plus énergiques s’imposent.

Il tint parole. Le jour suivant, le panier qu’il apporta contenait des brassards de l’ARP, un journal de bord et une carte officielle de la RAF présentant les silhouettes distinctes des Heinkel, Hurricane, et Dornier 17.

Alf devint vite un as en reconnaissance aérienne. Il enseignait à tous la différence entre un Messerschmitt et un Spitfire.

— Tu vois, il a huit mitrailleuses sur les ailes.

Il se pendait à la fenêtre de la salle de bal et, chaque fois qu’un avion apparaissait, il criait :

— Appareil ennemi à 3 heures !

Puis il fonçait enregistrer le numéro, le type et l’altitude dans le journal de bord. Le seul avion à les survoler tous les jours était le courrier pour Birmingham, mais cela ne le décourageait pas, et une paix relative régna pendant quelques jours.

Bien sûr, c’était trop beau pour durer. Très vite, Alf entreprit de piloter un bombardier dont les raids traversaient la cuisine. Et la chambre des malades. Et il se mit à torturer Binnie. Quand elle suggéra Belle, dans la liste de ses prénoms :

— Tu sais, comme dans La Belle au bois dormant.

Alf s’esclaffa…

— Belle ? La Bête, ça t’irait mieux ! Ou Bébé, vu comment qu’tu braillais quand t’étais mal foutue, à chialer pour qu’Eileen te colle. Même que tu l’as fait jurer, et tout ça.

— Jamais d’la vie ! répondit Binnie, indignée. J’l’aime même pas. Elle peut se tailler tout de suite, j’m’en balance.

Je le ferais si je le pouvais. Hélas ! pendant qu’Eileen s’occupait de ses évacués, Samuels avait cloué des planches sur toutes les portes à l’exception de celle de la cuisine et s’était installé avec sa chaise juste en face. Il avait aussi condamné les fenêtres de toutes les pièces hormis celles de la salle de bal, qui était toujours pleine d’enfants. Par ailleurs, il ne restait plus que dix jours. Si personne d’autre n’attrapait la rougeole.

Mais, si cela se produisait, Oxford tenterait sûrement de la récupérer. Elle était étonnée que ce ne soit pas déjà fait. Maintenant que la plupart des enfants étaient rétablis et que Binnie était hors de danger, Una et Mme Bascombe pouvaient facilement gérer la situation. Cependant, elle ne reçut pas plus de signe de l’équipe de récupération que de message de leur part.

— Aucune lettre n’est arrivée pour moi, n’est-ce pas ? demanda-t-elle à Samuels.

— Non.

Cela devait signifier que la quarantaine était presque terminée, et que les autres enfants n’attraperaient pas la rougeole. Eileen commença de compter les jours.

Deux jours avant la fin de la quarantaine, Lily Lovell tomba sévèrement malade, et dix jours plus tard c’était au tour de Ruth Steinberg, à laquelle succéda, deux semaines après, Theodore.

— À ce rythme, nous serons encore en quarantaine à la fête de Saint-Michael, grommela Samuels.

Eileen ne pensait pas pouvoir y résister. Alf faillit se défenestrer en tentant d’identifier un avion, et Binnie se mit à organiser des entraînements antiaériens. Debout au sommet de l’escalier principal, elle donnait une interprétation personnelle d’une sirène d’alerte. Alf intervint.

— C’est pas ça, la sirène pour annoncer un raid, pauvre empotée ! Tu sonnes la fin d’alerte. Voilà l’alerte de raid !

Et il lâcha un hurlement crescendo decrescendo à vous glacer le sang dans les artères, si puissant qu’Eileen s’attendait à ce qu’il pulvérise le cristal de lady Caroline.

— Ils ont simplement besoin de sortir dépenser un peu de leur énergie avant de saccager toute la maison, dit-elle à Mme Bascombe. Cela ne romprait pas la quarantaine s’ils se tenaient devant, sur la pelouse. Si quelqu’un vient, on pourrait rentrer aussitôt.

Mme Bascombe secoua la tête.

— Le docteur Stuart ne le permettra jamais…

Un vagissement d’outre-tombe leur parvint depuis l’escalier.

— Raid aérien ! cria Theodore, en plein fou rire.

Les enfants traversèrent en trombe la cuisine et s’engouffrèrent dans l’escalier de la cave, heurtant au passage une plaque de cuisson couverte de gâteaux. Elle tomba de la table et son contenu se répandit au sol où Alf, qui portait son brassard de l’ARP et une passoire en guise de casque, marcha tout droit.

— Combien de jours, exactement, jusqu’à la fin de la quarantaine ? demanda Mme Bascombe, qui aidait Eileen à ramasser les gâteaux.

— Quatre, répondit la jeune femme en s’étirant pour attraper celui qui avait filé sous la boîte à farine.

— Fin d’alerte ! hurla Binnie depuis la porte de la cave.

Et les enfants déboulèrent à travers la cuisine avant de se ruer de nouveau dans l’escalier en criant.

— On ne court pas ! lança inutilement Mme Bascombe dans leur dos. Où est passée Una ? Elle ne les surveille pas. Pourquoi ?

— Je vais la chercher.

Eileen se débarrassa du reste des gâteaux écrasés sur la plaque de cuisson et monta à l’étage. Tels qu’elle connaissait Alf et Binnie, Una pouvait être attachée à une chaise ou enfermée dans un placard.

Ce n’était pas le cas. Elle était étendue sur le lit de Peggy dans la salle de bal.

— Je crois que j’ai attrapé la rougeole, annonça-t-elle. Je me sens si brûlante, et j’ai atrocement mal à la tête.

— Vous disiez que vous l’aviez eue.

— Je sais. Je le croyais. J’ai dû me tromper.

— C’est peut-être juste un rhume. Una, vous ne pouvez pas avoir la rougeole !

Mais Una l’avait bien contractée. Le docteur Stuart le confirma lors de sa visite, et l’éruption apparut le lendemain. Mme Bascombe, déterminée à empêcher la quarantaine de se prolonger un mois de plus au cas où Eileen attraperait la rougeole à son tour, décida de soigner elle-même Una et interdit à Eileen de l’approcher. Laquelle considéra que c’était préférable. Elle se sentait capable d’étrangler la malade.

Il fallait occuper les enfants à des jeux calmes, afin de ne pas déranger Una…Une tâche presque impossible. Eileen tenta de leur lire des contes de fées, mais Alf et Binnie l’interrompaient sans cesse et remettaient en question chaque élément de l’histoire.

— Pourquoi qu’y z’ont pas juste bouclé la porte à clé quand la méchante fée voulait venir au baptême ? demandèrent-ils quand elle essaya de raconter La Belle au bois dormant.

Puis :

— Pourquoi que la bonne fée pouvait pas défaire tout le sort au lieu de la laisser roupiller cent ans ?

— Parce qu’elle est arrivée trop tard. Le sort était déjà jeté. Elle n’avait pas le pouvoir de le défaire.

— Ou alors, elle était pas très fortiche pour les sorts, dit Alf.

— Dans ce cas, pourquoi qu’elle est la bonne fée ? demanda Binnie.

Ce fut encore pire avec Raiponce. Binnie voulait savoir pourquoi Raiponce n’avait pas coupé ses cheveux elle-même afin de descendre de la tour, et elle tenta sur-le-champ de démontrer comment avec les tresses de Rose.

Pourquoi ai-je souhaité qu’elle redevienne la même enfant qu’avant ?

Eileen annonça qu’elle allait plutôt leur donner des leçons.

— T’as pas le droit ! protesta Binnie. C’est l’été !

— Ce sont les cours que tu as ratés quand tu étais malade.

Elle fit apporter leurs livres d’école par le pasteur, et il devait avoir senti qu’elle approchait du point de rupture parce qu’il ajouta un panier de fraises et Le Meurtre de Roger Ackroyd, d’Agatha Christie.

— J’ai pensé que cela pourrait empêcher le meurtre d’Alf et Binnie Hodbin, expliqua-t-il.

Il arrivait aussi avec le courrier. Et des nouvelles de la guerre.

— La RAF tient bon, mais la Luftwaffe détient cinq fois plus d’avions, et les Allemands ont commencé d’attaquer nos petits terrains d’aviation et nos aérodromes.

Transmise à Alf, l’information entraîna presque une semaine de calme. Puis Eileen surprit le garçon les jambes dans le vide, assis sur la fenêtre du salon. Il utilisait les jumelles d’opéra de lady Caroline qu’il se hâta de dissimuler dans son dos, ce qui provoqua leur chute.

— Je voulais juste voir si c’était un Stuka, dit-il pendant qu’elle les ramassait.

Il y eut un tintement de verre de mauvais augure.

— C’est ta faute. Si tu m’avais pas foutu la pétoche, c’truc aurait pas valdingué.

Plus que six jours…

Eileen espérait que le manoir ne serait pas réduit à un amas de décombres d’ici là. Mais, finalement, le docteur Stuart déclara tout le monde tiré d’affaire et autorisa Samuels à déclouer les portes et à enlever les affiches.

Cinq minutes plus tard, Eileen partait pour le point de transfert. Elle n’avait même pas laissé la lettre au sujet de sa mère malade dans le Northumberland. Mme Bascombe croirait qu’elle n’avait pas réussi à en supporter davantage, ce qui n’était pas loin d’être la vérité.

Il pleuvait fort, mais elle ne s’en souciait pas. Je pourrai me sécher à Oxford. Dans un endroit où l’on ne rencontre pas le moindre enfant. Elle marchait d’un pas vif sur la route et coupa bientôt à travers bois. Les arbres étaient couverts de feuilles, et des pâquerettes et des violettes fleurissaient à leurs pieds.

J’espère que je vais retrouver les lieux, se dit-elle, un moment décontenancée par la verdure luxuriante. Puis elle aperçut la clairière et le frêne. L’herbe avait poussé, exubérante, le lierre et le chèvrefeuille avaient colonisé le site. D’un revers de main, Eileen chassa les gouttes de pluie du cadran de sa montre, vérifia l’heure, et s’assit pour attendre.

Une heure s’écoula, puis une autre. À midi, il était évident que le passage ne s’ouvrirait pas, mais elle ne bougea pas jusqu’à près de 14 heures.

Ils n’ont peut-être pas découvert que la quarantaine a été levée ce matin ?

À 14 h 15, la pluie devint torrentielle, et elle fut forcée d’abandonner. Elle revint d’un pas lourd à la route et regagna le manoir. Binnie la guettait à la porte de la cuisine.

— T’es trempée ! dit-elle, prévenante.

— Vraiment ? Je n’avais pas remarqué.

— T’as juste l’air d’un rat noyé ! Alf en avait attrapé un, une fois.

Binnie ajouta d’un ton accusateur :

— C’est pas ta d’mi-journée !

Ma demi-journée de repos ! Voilà pourquoi ça ne s’est pas ouvert. Ils prévoient que je traverse lundi.

Mais la fenêtre de saut ne s’ouvrit pas davantage le lundi, alors qu’Eileen avait attendu que les enfants soient tous rentrés pour le thé. Personne ne l’espionnerait, de cette façon. Pour plus de précautions, elle avait suivi un chemin détourné.

Le labo doit ignorer que la quarantaine est terminée.

Pourtant, la date de fin devait figurer dans les archives du ministère de la Santé. Le labo avait peut-être bien envoyé une équipe de récupération, laquelle aurait vu l’une des affichettes oubliées et conclu que le manoir était encore sous quarantaine ? Mais quand Eileen vérifia, toutes les affiches avaient été enlevées. Par ailleurs, si l’équipe était venue au manoir, comment ne pas s’apercevoir que tout était fini ? Les enfants jouaient dehors, leur literie en cours de désinfection sur la pelouse, et le garçon de l’épicier entrait et sortait librement de la cuisine. L’équipe pouvait facilement le guetter sur le chemin du retour et l’interroger sur ce qui se passait.

Et les parents des évacués avaient tous su quand la quarantaine était levée. Certains d’entre eux avaient envoyé chercher leurs enfants le lendemain même de l’annonce alors que la bataille d’Angleterre faisait rage, que les terrains d’aviation et les dépôts de pétrole étaient bombardés, et que la radio préparait tout le monde à une invasion.

Ce que faisaient aussi Alf et Binnie.

— Hitler nous truffe de parachutistes pour préparer l’invasion ! déclara le garçon, tout excité, alors que le pasteur venait prendre Eileen et Lily Lovell pour les emmener à la gare. Y vont couper les fils du téléphone et péter les ponts et tout ça. J’parie qu’y s’planquent dans les bois, là, pendant qu’on cause.

Même le pasteur avoua qu’il craignait qu’une attaque se produise très vite. Mais aucune prédiction d’invasion n’eut le moindre effet sur les parents des évacués. Ils étaient déterminés à mettre leurs enfants « en sécurité à la maison », une allusion transparente au fait qu’ils les avaient expédiés loin d’eux uniquement pour qu’ils attrapent la rougeole, et rien ne pouvait les persuader de les laisser là où ils étaient. Eileen se demandait ce qui leur arriverait à Londres et se faisait du souci.

Quand l’équipe de récupération n’était pas l’objet de sa propre inquiétude. Comme Eileen n’en était qu’à sa première mission, elle ignorait quels étaient les délais avant qu’ils aillent chercher quelqu’un. Dix jours ? une quinzaine ? Mais il s’agissait de voyage dans le temps. Dès lors qu’ils s’apercevaient qu’elle avait du retard, ils auraient dû venir immédiatement. Quelque chose ne tournait pas rond. Le problème était ailleurs, une panne, ou quelque chose dans ce genre.

Alf et Binnie ont démoli le point de transfert.

Ou alors ils avaient empêché son ouverture en suivant Eileen. Pour qu’elle puisse s’y rendre sans risque d’être observée, elle demanda au pasteur de reprendre les leçons de conduite. Mais il ne s’ouvrait toujours pas.

Alf et Binnie ne sont pas les seuls à pouvoir m’épier.

La Home Guard pouvait patrouiller dans les bois à la recherche des parachutistes allemands dont Alf leur rebattait les oreilles. Ou bien le soldat que les deux enfants avaient vu parler avec Una se trouvait encore dans les parages.

Dans ce cas, le labo s’apercevrait que le transfert ne pouvait pas fonctionner, et ils feraient traverser une équipe de récupération par une autre fenêtre. Jusque-là, Eileen ne manquerait pas d’occupation. Il ne fallait pas seulement gérer le départ des évacués, mais aussi nettoyer et préparer la maison pour lady Caroline, qui avait écrit pour annoncer son retour.

Et réparer les dommages causés par les enfants !

— Seigneur ! quand elle va voir le plafond de la bibliothèque ! s’exclama Una.

Et le portemanteau Louis XV, et les jumelles d’opéra !

Eileen priait pour que l’équipe de récupération précède lady Caroline, mais elle ne se manifesta pas.

Lady Caroline avait prévenu que son fils Alan l’accompagnerait, mais elle se présenta sans lui et, quand Mme Bascombe s’enquit de sa date d’arrivée, elle lui apprit qu’il s’était enrôlé dans la RAF et s’entraînait pour devenir pilote.

— Il fait de son mieux pour gagner cette guerre, dit-elle fièrement, et nous ferons de même.

Et elle obligea son personnel à apprendre d’un bout à l’autre le Manuel des soins d’urgence du St John Ambulance. Entre ses tentatives pour obtenir le calme des évacués, ses excuses à M. Rudman, Mlle Fuller et M. Brown pour les derniers crimes d’Alf et de Binnie, ses trajets à la gare avec les enfants, Eileen dut intercaler la mémorisation d’« État de choc : blocage des systèmes périphériques par le corps dans son réflexe pour la survie ».

Georgie Cox rentra chez elle à Hampstead malgré le bombardement d’un aérodrome à proximité. Le grand-père d’Edwina et de Susan vint les chercher de Manchester. Et la tante de Jimmy, à Bristol, envoya quelqu’un pour l’emmener. Eileen se mit à espérer qu’un membre de la famille – de préférence quelqu’un qui ne les connaissait pas – demanderait à récupérer les Hodbin, mais tel ne fut pas le cas.

Ces gosses resteront accrochés à moi jusqu’à la fin des temps ! se dit-elle, résignée.

Renvoyer les évacués chez eux lui prenait presque toutes ses journées. Il fallait emballer leurs affaires, les accompagner à pied jusqu’à la gare, attendre ensuite sur le quai, parfois pendant des heures.

— C’est à cause de tous ces transports de troupes, expliqua M. Tooley. Et maintenant, les raids aériens. Les trains doivent s’arrêter jusqu’à la fin d’alerte.

Le pasteur gratifiait Eileen et les enfants de tours en voiture à la gare quand il était disponible, mais il était fréquemment requis par les réunions de « préparation à l’invasion » que lady Caroline organisait. Eileen ne lui en tenait pas rigueur. Le chemin du retour lui donnait l’occasion de contrôler le point de transfert. Lorsqu’elle pouvait échapper aux regards des Hodbin à l’affût, ce qui ne se produisait pas souvent.

Mais ce jour-là, en voyant partir Patsy Foster, Alf et Binnie avaient fini par se lasser d’attendre et ils s’étaient envolés. Quelques instants après, le train était arrivé, si bien qu’Eileen n’eut pas seulement le loisir de se rendre à la clairière, elle y resta l’après-midi au cas où la fenêtre de saut ne s’ouvrirait que toutes les heures et demie, ou toutes les deux heures.

Elle ne s’ouvrit pas, et il n’y avait toujours aucun signe de l’équipe de récupération… pas plus que du soldat d’Una, ou d’un parachutiste allemand. Quelle était la source de l’empêchement ? Elle se remémora soudain le retard des trains et se demanda si quelque chose se passait à Oxford de nature à expliquer ce délai, un équivalent des trains militaires ou des raids aériens.

Si tel était le cas, l’équipe risquait d’apparaître au manoir à tout instant, et elle ferait mieux de s’y trouver. Elle se dépêcha de traverser les bois. Comme elle approchait de l’allée, elle aperçut quelqu’un, debout de l’autre côté. Elle se dissimula derrière un arbre, puis jeta un coup d’œil prudent pour voir de qui il s’agissait.

C’était Alf.

Je le savais ! Lui et Binnie m’espionnaient. Voilà pourquoi cela ne peut pas s’ouvrir.

Mais le garçon ne regardait pas en direction des bois. Il scrutait l’allée dans la direction du manoir comme s’il attendait quelqu’un. Et, quand Eileen se manifesta, il fit un bond en l’air.

— Que fais-tu ici, Alf ?

— Nib, grogna-t-il, cachant ses mains derrière son dos.

— Alors que tiens-tu dans ta main ? Tu as encore répandu des punaises, n’est-ce pas ?

— Non, protesta-t-il.

Étrangement, sa voix avait un accent de vérité. Mais c’était Alf.

— Montre-moi ce que tu as là.

Elle tendit le bras. Alf s’adossa à un buisson, il y eut un très douteux bruit mat, et il montra ses deux mains, vides.

— Tu jetais des pierres sur les voitures, l’accusa-t-elle.

Mais à cet instant elle se rappela comment Alf regardait en direction du manoir. Il s’attendait de toute évidence à ce qu’une voiture en sorte, et cela ne pouvait être la Bentley de lady Caroline. Laquelle s’était rendue à une réunion de la Croix-Rouge à Nuneaton. Et le pasteur était parti avec elle, si bien que ce n’était pas non plus l’Austin.

— Alf, qui est au manoir ?

Il fronça les sourcils, essayant de décider si la question recélait un piège.

— Sais pas. Des inconnus.

Enfin !

— Qui sont-ils venus voir ?

— Sais pas. J’les ai juste matés quand y sont passés.

— En voiture ?

Il hocha la tête.

— Une pareille que lady Caroline. Mais j’allais pas lui balancer des pierres, j’le jure, que d’la boue. J’m’entraîne pour quand les Boches y z’envahissent. Moi et Binnie, on veut leur canarder les tanks avec des pierres.

Elle n’écoutait plus. Une voiture comme celle de lady Caroline. Une Bentley. L’équipe de récupération avait pu s’exercer sur une Bentley, à Oxford, tout comme elle, puis en avoir loué une après le transfert pour venir la chercher. Elle partit vers le manoir en courant.

La Bentley était garée devant la porte. Eileen monta les marches, se rappela qu’elle était encore une domestique, au moins pour quelques heures de plus, et se hâta de gagner l’entrée de service. Elle espérait que Mme Bascombe serait dans la cuisine. Elle s’y trouvait et battait violemment avec une cuillère en bois un bol de pâte qu’elle tenait dans le creux de son bras.

— Qui est arrivé ? demanda Eileen, tentant de contenir l’excitation de sa voix. J’ai aperçu une voiture devant quand je…

— Ils sont envoyés par le War Office.

— Mais…

Le War Office ? Pourquoi l’équipe de récupération se présenterait-elle ainsi à lady Caroline ?

— Ils sont ici pour voir si la maison et les terres conviennent.

— Les mottes de boue, ça fait nib de nib, proféra Alf, à son côté. C’est que d’la saleté.

Eileen haussa les épaules.

— Conviennent pour quoi ?

— Pour l’armée, dit Mme Bascombe, fouettant furieusement sa pâte. Le gouvernement prend le pouvoir au manoir jusqu’à perpète. Ils le transforment en camp d’entraînement.

Загрузка...