Londres, le 25 octobre 1940

Étant donné la situation actuelle, tous les parents dont les enfants sont encore à Londres sont priés de les évacuer sans délai.

Annonce du gouvernement, septembre 1940


— On jurerait que les gens les plus désagréables de Londres ont décidé de faire leurs courses chez Padgett’s aujourd’hui, murmura Mlle Peterson à Eileen qui l’avait rejointe dans la réserve.

Eileen en convint. Elle avait passé tout l’après-midi à servir Mme Sadler et Roland, son insupportable fils, que l’on évacuait tardivement jeudi, en Écosse.

Dommage que ce ne soit pas en Australie !

Elle apportait un énième blazer pour que Roland l’essaie. Il refusa de tendre son bras afin qu’elle puisse lui enfiler la manche et, quand sa mère tourna le dos pour regarder les gilets, il envoya un violent coup de pied dans les tibias d’Eileen.

— Aïe !

— Oh ! vous ai-je cogné ? demanda le garçon d’une voix mielleuse. Veuillez m’en excuser.

Moi qui trouvais Alf et Binnie abominables ! C’étaient des anges comparés à Roland.

— Celui-ci vous convient-il, madame ?

Elle avait enfin obligé l’enfant à endosser le vêtement.

— Ah ! cela tombe beaucoup mieux, mais je ne suis pas sûre de la couleur. L’auriez-vous en bleu ?

— Je vais voir, madame.

Essayant d’oublier sa cheville lancinante, Eileen boitilla jusqu’à la réserve que masquait un rideau. Elle en rapporta un blazer bleu, puis brun, qu’elle dut mettre de force au rebelle Roland.

Pourquoi faut-il toujours que j’aie des gamins malfaisants sur le dos ? Je n’aurais jamais dû consentir à mon transfert de « Mercerie », et tant pis s’ils manquaient de vendeuse.

La raison de ce défaut de personnel au rayon « Vêtements enfants » lui apparaissait maintenant avec une clarté aveuglante.

Quand je serai de retour à Oxford, je n’accepterai plus jamais une mission impliquant des enfants. Même si cela me fait rater le VE Day.

— Ce bleu est beaucoup plus joli, disait Mme Sadler en palpant les revers, mais je crains qu’il ne soit pas assez chaud. Les hivers écossais sont très froids. Auriez-vous quelque chose en laine ?

Les quatre premiers qu’il a essayés.

— Je vais voir, madame.

Et elle repartit pour un voyage à la remise, ruminant : Pourquoi n’ai-je pas d’abord cherché dans les magasins d’en face ? Si elle avait commencé par là, elle n’aurait pas manqué Polly. Son amie n’aurait pas encore quitté Townsend Brothers quand Eileen y serait passée, et elles seraient rentrées à Oxford ensemble. Au lieu de quoi, Polly s’était envolée, et Eileen était coincée chez Padgett’s à servir des psychopathes de six ans jusqu’à ce qu’on vienne à son secours, ou qu’elle ait économisé assez d’argent pour retourner à Backbury.

Elle avait écrit au pasteur sous prétexte de lui annoncer qu’elle avait emmené les enfants à bon port, de façon qu’il sache où elle habitait et puisse l’indiquer à l’équipe de récupération mais, si elle revenait à Backbury, ils n’auraient pas besoin d’aller à sa recherche dans Londres.

Et ce serait plus sûr. Stepney était bombardé en permanence, et Oxford Street avait déjà écopé à deux reprises. La première fois, John Lewis avait été éventré, il ne devait donc pas faire partie des magasins que Polly avait mentionnés. Eileen avait dû confondre avec Leighton’s, qui avait un peu la même consonance, et c’est à cause de Townsend Brothers qu’elle s’était mis dans l’idée que c’était le nom d’un homme. Grâce à Dieu, elle n’avait pas été embauchée chez John Lewis. Mais on n’était en sécurité nulle part, sur Oxford Street. Si elle avait été en chemin vers le métro quand les vitrines du grand magasin avaient explosé…

De toute façon, pour l’instant, elle n’avait pas réussi à économiser assez d’argent pour retourner à Backbury. Il ne lui faudrait pas seulement payer son billet de train, mais aussi ses dépenses quand elle séjournerait là-bas. Parce qu’elle gardait Theodore le soir, et parce que jusqu’ici ils avaient passé toutes leurs nuits dans l’Anderson, Mme Willett ne lui prenait pas de loyer. Mais elle lui faisait payer une pension, et s’y ajoutaient déjeuners et tickets de métro. Eileen devrait travailler encore une quinzaine entière avant de pouvoir envisager de s’en aller.

Quant à Mme Sadler, on aurait dit qu’elle mettrait autant de temps à se décider pour un blazer !

— Non, j’ai peur que celui-ci ne soit pas non plus assez chaud. Vous n’avez rien de plus épais ? Du tweed, peut-être ?

Eileen partit de nouveau en quête, priant pour que la cliente se prononce afin que ses achats puissent être inscrits sur le livre de comptes avant la fermeture de Padgett’s. Les raids avaient commencé de plus en plus tôt au fil de la semaine, et la route était longue jusqu’à Stepney. Si elle était forcée de rester à Londres, Theodore devrait rester, lui, chez la voisine de Mme Willett, à qui on ne pouvait se fier pour l’emmener dans l’Anderson. Deux nuits auparavant, Eileen avait dû dormir dans l’abri de Padgett’s et, quand elle était rentrée, Theodore lui avait raconté qu’il avait passé la nuit à jouer aux cartes dans la cuisine de Mme Owens.

— Elle m’apprend le gin-rami, déclara fièrement le garçon. Quand ça barde trop, on se cache dans le placard sous l’escalier.

Quand Eileen avait exigé des explications, Mme Owens avait répondu :

— Ce placard est plus sûr qu’un petit bout de tôle, je me fiche de ce que prétend le gouvernement.

Eileen espérait que la mère d’Alf et de Binnie se montrait moins cavalière en matière de refuges. Whitechapel était bombardé presque toutes les nuits. Pourvu qu’elle ait fait le bon choix en ne donnant pas la lettre du pasteur à Mme Hodbin ! Il était trop tard pour la lui remettre maintenant. Après le naufrage du City of Benares, les évacuations par voie maritime subventionnées par le Programme outre-mer avaient été supprimées, et la radio avait annoncé cette semaine qu’il y avait un sérieux manque de places pour les évacués.

— Non, ce tweed est beaucoup trop rêche. Roland est extrêmement délicat.

Délicat, mon œil !

— Vous n’avez rien en poil de chameau ?

La sonnerie de fermeture retentit alors qu’Eileen cherchait derechef. Dieu merci ! se dit-elle, mais Mme Sadler n’en fit aucun cas et pourtant, alentour, les clients s’en allaient et les vendeuses couvraient leurs comptoirs et mettaient manteau et chapeau.

— Excusez-moi, mais c’est l’heure de la fermeture, madame. Voulez-vous que l’on vous envoie les affaires que vous avez achetées jusqu’ici, et vous vous déciderez pour un blazer demain ?

— Non, ça n’ira pas du tout. Roland s’en va jeudi prochain, et s’il faut faire une retouche…

La chef de service d’Eileen, Mlle Haskins, les rejoignit en hâte.

— Un problème, Mme Sadler ?

Merci mon Dieu ! Dis-lui que le magasin ferme.

Hélas ! Mme Sadler s’était déjà lancée dans le récit de sa décision d’évacuer Roland en Écosse.

— Tout le monde m’a poussé à l’installer à la campagne, mais qu’est-ce qui empêche les Allemands de bombarder le Warwickshire en plus de Londres ? Je veux le savoir vraiment en sécurité. À mon avis, la reine est très imprudente de ne pas envoyer les princesses en Écosse. Après tout, on doit d’abord penser au salut de ses enfants, si douloureuse que soit la séparation.

« Douloureuse » est le mot.

Sa mère ayant cessé de le surveiller, Roland avait saisi l’occasion pour pincer de toutes ses forces le bras d’Eileen.

— … Alors, vous comprenez bien l’importance pour moi de terminer les courses de Roland aujourd’hui.

— Bien sûr. Mademoiselle O’Reilly, cela ne vous dérange pas de rester, n’est-ce pas ? (Mlle Haskins n’attendit pas la réponse.) Mlle O’Reilly sera très heureuse de vous aider. (Elle se retourna vers Eileen.) N’oubliez pas d’éteindre les lampes de votre rayon en partant.

— Oui, ma’ame.

Mlle Haskins s’en fut et, quelques instants après, les lumières du reste de l’étage s’éteignirent, laissant le rayon « Vêtements enfants » dans un îlot de clarté.

Eileen gagna la bataille du blazer en poil de chameau sans subir de nouvelles blessures.

— Celui-là lui sied à la perfection, dit-elle, esquivant habilement le coup de pied que l’enfant lui destinait. Et il est très chaud…

Elle s’arrêta pour écouter une sirène sonner.

Effectivement, il lui sied, réfléchissait Mme Sadler.

Eileen ne cessait de s’étonner du sang-froid des Londoniens pendant les raids. Les sirènes ou le bruit des canons de DCA ne paraissaient pas du tout les inquiéter et, quand ils se rendaient aux abris, ils flânaient comme s’ils faisaient du lèche-vitrines. Lors de ses premiers jours à Londres, Eileen avait pensé qu’ils en avaient simplement plus l’expérience qu’elle. « Vous vous habituerez vite », assurait la mère de Theodore lorsqu’elle la voyait tressaillir aux éclatements des bombes. Mais Eileen paniquait encore à chaque déclenchement des sirènes, même quand elle savait qu’elle ne courait aucun danger, comme ici, chez Padgett’s.

— Madame, les sirènes ont sonné, annonça-t-elle, le regard fixé sur le plafond.

Il lui semblait entendre, au loin, bourdonner les avions.

Roland les avait apparemment entendus, lui aussi.

— Maman, écoute ! s’exclama-t-il en lui tirant le bras. Des bombardiers.

— Oui, mon chéri. Il me plaît beaucoup, mais je ne suis pas sûre…

On comprenait sans peine pourquoi Mme Sadler avait mis plus d’un an avant de faire évacuer son fils. De toute évidence, elle avait traîné pour prendre sa décision de la même façon qu’elle traînait maintenant pour acheter ce blazer.

Tu accusais la reine de se montrer imprudente. Et ta conduite, là, tu appelles ça comment ? Padgett’s peut être bombardé d’un instant à l’autre.

— Madame, nous ne pouvons pas rester ici. Nous ne sommes pas en sécurité.

— Sera-t-il assez chaud, c’est toute la question.

Pour l’amour du ciel ! ce gosse ne part pas pour l’Antarctique !

— Mais nous n’avons rien vu de mieux… Très bien, je le prends.

Dieu merci !

— Parfait, madame. Il vous sera livré avec vos autres achats demain matin à la première heure.

— Il est peut-être préférable que je les emporte ?

Non, non, non. Si tu les emportes, il faudra les emballer et, là-haut, ce sont catégoriquement des avions.

— Vous me garantissez qu’ils seront livrés demain matin ? Roland…

… part en Écosse jeudi. Je sais.

— Absolument, madame. J’y veillerai en personne.

Elle les accompagna jusqu’aux ascenseurs où s’impatientait le liftier, puis fonça à son comptoir, rédigea le ticket de caisse, l’épingla à la pile d’habits dont elle se chargea pour l’emporter à la réserve.

Seigneur, non ! ils revenaient !

— Avez-vous oublié quelque chose, madame Sadler ?

— Non. Je veux voir Roland avec le blazer et le gilet en laine. Il fera très froid, en Écosse. Roland, déboutonne ton manteau.

— Pas question !

— Je sais que tu es fatigué, mon trésor, mais nous sommes presque au bout de nos peines.

Presque morts, oui.

Eileen jeta un coup d’œil nerveux au plafond. Les avions semblaient très proches, et le chemin était long du magasin jusqu’à la station de métro.

Où est l’équipe de récupération ? se lamenta-t-elle pour la millième fois depuis qu’elle était arrivée à Londres. S’ils ne viennent pas bientôt, il ne restera rien à récupérer.

— Veux-tu s’il te plaît mettre ce blazer pour ta mère ? plaidait Mme Sadler. Ça, c’est un gentil garçon.

Il était tout sauf gentil. Il secoua la tête avec violence quand Eileen tenta de lui passer le gilet et, alors qu’elle lui présentait la veste, il croisa les bras sur sa poitrine d’un air belliqueux.

— Je l’aime pas, celle-là. Elle m’a tordu le bras, tout à l’heure.

Sale petit menteur !

Eileen aurait voulu qu’Alf et Binnie soient présents.

— Je vais faire très attention, promit-elle avant d’ajouter dans un souffle : Tends-moi ton bras ou je te le casse.

Il le tendit sur-le-champ et elle lui enfila le blazer.

— Eh bien, ça lui sied parfaitement.

— Vous avez raison, c’est parfait. (Mme Sadler recula d’un pas, le doute inscrit dans ses yeux.) Mais, maintenant que je les regarde ensemble, je ne suis pas sûre…

— Je peux vous les mettre de côté, proposa Eileen avant qu’elle puisse demander à voir quelque chose d’autre.

— Ah ! je ne sais pas. J’avais tant espéré terminer mes achats aujourd’hui. Mais si vous n’avez rien en marron… Oui, je crois qu’il vaut mieux les mettre de côté.

Dieu merci ! soupira Eileen, même si cela voulait dire qu’elle devrait tout recommencer demain. Elle délivra Roland du blazer et du gilet et, dans son impatience de les voir partir, oublia de le surveiller. Il écrasa son pied de tout son poids. Quand elle cria de douleur, il lança d’un ton innocent :

— Oh ! j’ai marché sur votre pied ? Je suis vraiment désolé.

— Viens, Roland. Il faut se dépêcher.

Elle a enfin compris que nous sommes en plein milieu d’un raid, c’est pas malheureux !

Les projecteurs s’étaient allumés, et les canons de DCA commençaient à tonner.

— Vite, mon chéri. On doit aller chez Harrods regarder ce qu’ils ont.

Harrods est fermé.

Eileen se garderait bien de le dire, ou quoi que ce soit d’autre qui les retarde. Elle les accompagna de nouveau à l’ascenseur, puis clopina pour éteindre la lumière de son rayon. Elle se demandait si Roland ne lui avait pas cassé le pied.

Et juste quand il devient nécessaire de courir pour gagner l’abri du métro.

Elle retourna en boitant à son comptoir. Un nouveau canon, plus proche, se mit à tirer, et une explosion retentit.

Si je ne pars pas bientôt, je devrai encore passer la nuit ici.

Et peut-être serait-ce préférable. Les avions semblaient se diriger droit sur Oxford Street, et au moins elle était en sécurité, chez Padgett’s. Elle ramassa le blazer et le gilet, les jeta dans la réserve et couvrit son comptoir.

Alors, elle entendit des voix en provenance des ascenseurs.

Oh non ! Les revoilà !

Elle éteignit en vitesse la lampe de son comptoir et s’éclipsa dans la réserve. Ça ne l’étonnerait pas que Mme Sadler envoie Roland la chercher jusque-là. Elle gagna le fond de la remise en boitillant et se cacha derrière la dernière rangée d’étagères, l’oreille tendue pour percevoir les bruits malgré le grondement grandissant des avions.

Les voix s’approchaient. Je ne sortirai pas d’ici, quoi qu’il arrive. Elle se blottit dans le coin et se prépara à patienter jusqu’à ce qu’ils s’en aillent.

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