Danger. Mines terrestres.
Debout à côté du lit de Mike, Hardy rayonnait.
— Cinq cent dix-neuf vies à votre crédit ! s’exclama-t-il, un sourire illuminant son visage constellé de taches de rousseur. Voilà des états de service dont on peut être fier !
Si je n’ai pas changé l’issue de la guerre, se dit Mike avec un haut-le-cœur. Si l’un des hommes sauvés par ma faute n’a pas altéré de façon critique la bataille d’El-Alamein, le jour J, la bataille des Ardennes, et modifié le cours de la guerre.
Et il était ridicule d’imaginer que ça ne s’était pas produit. Le continuum était sans doute en mesure d’annuler un ou deux changements, mais il n’y avait aucune chance pour qu’il gomme le sauvetage de cinq cent dix-neuf soldats perdus – et même cinq cent vingt, avec Hardy.
— Je n’avais pas l’intention de vous fatiguer, hésita Hardy. Je pensais juste que vous souhaiteriez qu’on vous remonte le moral. Je peux faire quelque chose pour vous ?
Tu en as déjà fait beaucoup trop, voulut lui répondre Mike, mais ce n’était pas la faute du garçon. Il avait essayé d’agir au mieux en revenant à Dunkerque. Il n’avait aucune idée des conséquences de ses actes.
— Je devrais vous laisser vous reposer.
C’était impossible. Il fallait que Mike sorte de là, qu’il se rende au point de transfert et qu’il prévienne Oxford de ce qu’il avait fait. S’il n’était pas trop tard, ce qui expliquerait l’absence de l’équipe de récupération… parce que Mike avait changé l’issue de la guerre et que l’équipe n’existait pas.
Pourtant, Hardy avait dit qu’il l’avait cru mort. L’équipe avait peut-être abouti à cette conclusion en ne trouvant aucune trace de lui. À moins qu’ils ne le cherchent toujours à Londres.
Et, même s’il était trop tard, il devait essayer. Ce qui impliquait de quitter ce foutu hôpital. Mais comment ? Impossible de filer en catimini. D’abord, il n’arrivait pas encore à descendre les escaliers. En eût-il été capable, il n’aurait pas dépassé deux rues en robe de chambre et pantoufles. Par ailleurs, il n’avait pas de papiers. Ni d’argent. Au minimum, il devrait régler son billet de train pour Douvres et le bus à destination de Saltram-on-Sea. Et se payer des chaussures.
Il devait convaincre les docteurs de le laisser sortir, ce qui signifiait qu’il lui faudrait marcher un peu mieux que maintenant. Mike attendit le départ de Hardy et la fin des rondes de l’infirmière de nuit, puis se leva et s’entraîna à boitiller sur toute la longueur de la salle pendant le reste de la nuit. Alors, il montra ses progrès au médecin, qui fut impressionné.
— Étonnant, déclara-t-il. Votre rétablissement est bien plus rapide que je ne l’avais envisagé. Nous devrions pouvoir vous opérer sans délai.
— M’opérer ?
— Oui. Pour réparer le tendon abîmé. C’était impossible tant que la blessure originelle n’était pas guérie.
— Non. Pas d’opération. Je veux être autorisé à quitter l’hôpital.
— Je peux entendre votre désir de retourner sur le front, mais comprenez bien que, sans opérations complémentaires, vos chances de retrouver le plein usage de votre pied sont infimes. Vous risquez d’être infirme toute votre vie.
Je risque sacrément plus en restant ici.
Mike passa les jours suivants à tenter de convaincre le docteur de le libérer, et l’attente le rendit quasi fou. Les sirènes et le bruit des bombes de plus en plus proches s’unissaient aux sanglots de Bevins pour ajouter à son tourment.
— C’est l’invasion, criait le caporal. Il faut sortir immédiatement !
J’essaie, se disait Mike, enfouissant sa tête sous son oreiller.
— Hitler arrive ! Il sera là d’un moment à l’autre !
Difficile d’imaginer que cela ne se produirait pas. D’après les journaux, la Luftwaffe pilonnait Londres nuit après nuit. La tour de Londres, Trafalgar Square, la station de métro Marble Arch et le palais de Buckingham avaient tous été frappés, et des milliers de gens tués.
— C’est épouvantable ! s’exclama Mme Ives quand elle apporta le Herald, dont la une affichait : « Aucune diminution des raids nocturnes : les Londoniens demeurent inébranlables. » Ma voisine a été bombardée la nuit dernière et…
— Comment faut-il procéder pour obtenir de nouveaux papiers d’identité ? l’interrompit Mike. Les miens ont été détruits à Dunkerque, et j’ignore où se sont envolés mes vêtements.
— Le Service d’assistance aux victimes est responsable de toutes ces choses, je crois.
Et, le matin suivant, une jeune femme se présentait au chevet de Mike avec un calepin et des dizaines de questions pour lesquelles il n’avait pas de réponse, depuis son numéro de passeport jusqu’à la pointure de ses chaussures.
— Elle a changé récemment, indiqua-t-il. Ma pointure. Surtout celle du pied droit.
Elle passa outre.
— Quand votre passeport a-t-il été délivré ?
— C’est le rédacteur en chef, au journal, qui s’est occupé de mes papiers, affirma-t-il, priant pour qu’elle suppose une administration différente aux États-Unis.
— Quel est son nom ?
— James Dunworthy. Mais il n’est plus là. On l’a détaché en Égypte.
— Et le nom de votre journal ?
— L’Omaha Observer.
Ils vont vérifier, découvrir qu’il n’y a pas de journal à ce nom, pas davantage de passeport, et je me retrouverai bouclé dans la tour de Londres, avec tous les agents ennemis.
Cependant, quand elle revint cet après-midi-là, elle apportait une carte d’identité de secours, un carnet de rationnement et une carte de presse.
— Pour obtenir un nouveau passeport, il faut remplir ce formulaire et l’envoyer avec une photographie à l’ambassade américaine, à Londres. J’ai bien peur que cela prenne plusieurs mois. La guerre, vous savez.
Bénie soit la guerre !
— En attendant, voici un passeport temporaire et un visa. (Elle les lui tendit.) J’ai laissé des habits pour vous chez la surveillante générale.
Et soyez bénie, vous aussi.
— Avez-vous une idée de l’endroit où aller, en sortant d’ici ?
Il n’avait pensé à rien d’autre. Il avait besoin de retourner à Saltram-on-Sea et au point de transfert, mais il devait y arriver sans qu’un seul des villageois l’aperçoive, surtout Daphne. Dont il ne pouvait courir le risque qu’elle s’attache davantage à lui. Elle était capable de refuser un rendez-vous avec l’homme qu’elle était censée épouser, ou de se sentir abandonnée quand il partirait et de se jurer de renoncer aux journalistes. Ou aux Américains. Des centaines d’Anglaises s’étaient mariées à des soldats américains. Daphne pouvait très bien avoir été l’une d’elles. Et Mike avait déjà causé assez de dégâts. Il devait se sauver avant d’en créer encore. Se rendre à Douvres et, là, prendre le bus à destination de Saltram-on-Sea. Et prier pour que le chauffeur accepte de le déposer à hauteur de la plage… et pour que son pied lui permette de descendre le sentier jusqu’au point de saut.
— J’avais dans l’idée d’aller à Douvres, annonça-t-il à l’envoyée du Service d’assistance. J’ai un ami journaliste, là-bas. Il m’accueillera.
Le matin suivant, elle lui apportait un ticket de train pour Douvres, un bon d’hébergement, et un billet de cinq livres :
— Pour vous aider jusqu’à ce que vous soyez installé. Vous faut-il autre chose ?
— Mon autorisation de sortie.
Elle accomplissait vraiment des miracles, parce que le docteur la signa dans l’après-midi. Mike appela aussitôt sœur Gabriel et demanda ses vêtements.
— Pas avant que la surveillante ait contresigné vos papiers.
— Et c’est pour quand ?
On était mercredi et, comme son expérience malheureuse le lui avait appris, les bus pour Saltram-on-Sea ne circulaient que les mardis et vendredis. Il faudrait donc être sur place avant vendredi.
— Je ne suis pas sûre. Demain, peut-être. Vous ne devriez pas vous montrer si empressé de nous quitter.
Sœur Carmody lui témoigna plus de compréhension.
— Je sais ce qu’on ressent quand on veut retourner combattre et qu’on est forcé d’attendre. Ça fait des mois que j’ai réclamé mon transfert sur une antenne chirurgicale du front.
Et elle promit d’intervenir auprès de la surveillante.
Elle tint parole. Moins d’une heure avait passé quand elle revint avec le ballot des habits fournis par le Service d’assistance.
— Vous êtes autorisé à sortir aujourd’hui.
Le trousseau se composait d’un costume en tweed marron, d’une chemise blanche, d’une cravate, de boutons de manchette, de chaussettes, de sous-vêtements, d’un pardessus en laine, d’un chapeau mou et de chaussures dans lesquelles Mike souffrit le martyre en y enfilant son pied abîmé, sans parler de marcher avec.
Ils ne me laisseront jamais sortir d’ici quand ils me verront boiter comme ça.
Et on le lui aurait interdit si l’hôpital n’avait pas eu pour politique d’accompagner en fauteuil roulant jusqu’à leur taxi les patients qui partaient. Au dernier moment, sœur Carmody lui donna une paire de béquilles.
— Ordre du docteur. Il veut que vous évitiez l’appui sur votre pied. Et voici quelque chose pour le voyage. (Elle lui tendait un paquet entouré de papier d’emballage.) De la part de nous tous. Écrivez pour dire comment vous allez.
— Je le ferai, mentit Mike.
Et il demanda au chauffeur du taxi de le conduire à la gare Victoria. En chemin, il ouvrit le paquet. C’était un recueil de mots croisés.
Il grimpa dans le premier train en partance pour Douvres et, dès son arrivée, s’en fut chez un prêteur sur gages troquer les boutons de manchette et le manteau pour quatre livres. Il aurait bien vendu les béquilles, mais elles s’étaient révélées précieuses, lui permettant d’obtenir une place assise dans une rame pleine à craquer. Avec un peu de chance, elles convaincraient aussi le chauffeur du bus de laisser descendre Mike à hauteur de la plage.
S’il parvenait à découvrir où se trouvait l’arrêt du bus. Personne ne semblait au courant, pas même le chef de gare. Ni le prêteur sur gages. Mike se creusait la tête. Dans les hôtels, on saurait. Il connaissait leur emplacement, grâce à la carte de Douvres qu’il avait mémorisée, des mois plus tôt, à Oxford, mais ils étaient tous trop éloignés pour s’y rendre à pied avec sa blessure. Il héla un taxi, se battit avec ses béquilles pour les glisser dans l’habitacle, et s’assit sur le siège arrière.
— On va où, mon pote ? demanda le chauffeur.
— L’hôtel Imperial. Non, attendez. (Cet homme saurait d’où les bus partaient.) J’ai besoin de prendre le bus pour Saltram-on-Sea.
— Aucun bus n’y va. Depuis juin. L’accès de la côte est interdit.
— Interdit ?
— À cause de l’invasion. Zone interdite. Aucun civil n’y pénètre, à moins d’y habiter ou de présenter un sauf-conduit.
Bon Dieu de bon Dieu !
— Je suis correspondant de guerre, annonça Mike en montrant sa carte de presse. Combien ça coûterait si vous me conduisez à Saltram-on-Sea ?
— Je peux pas, mon pote. J’ai pas assez de coupons d’essence pour faire autant de kilomètres, et même si je les avais la route de la côte est bourrée de cailloux. Mes pneus doivent tenir jusqu’à la fin de la guerre.
— Alors, où peut-on louer une voiture ?
Le chauffeur y réfléchit un moment avant de proposer :
— Je connais un garage qui pourrait en avoir une.
Et il l’y emmena.
Au garage, on ne disposait pas du moindre véhicule.
— Chez Noonan, suggérèrent-ils, juste en haut de la rue.
C’était beaucoup plus loin que ça. Quand Mike y parvint, il était vraiment content de ne pas avoir vendu ses béquilles.
Le garagiste était absent.
— Vous le trouverez au pub, lui déclara un garçon de dix ans maculé de cambouis.
Plus facile à dire qu’à faire. Le pub était aussi bondé que la Lady Jane au retour de Dunkerque. Mike ne réussirait jamais à traverser cette cohue avec ses béquilles. Il les déposa à l’entrée et fendit en boitant la masse des ouvriers, soldats et pêcheurs. Ils discutaient tous de l’invasion.
— Ça va nous tomber d’ssus c’te semaine, affirmait un gros bonhomme au nez rouge.
— Non, ils vont d’abord ramollir Londres un peu plus, soutenait son ami. Ça prendra encore au moins une quinzaine.
Son voisin le plus proche acquiesça.
— Ils enverront des espions pour tâter le terrain.
Lequel était le garagiste ?
— Excusez-moi, intervint Mike. Je cherche le propriétaire du garage, juste à côté. J’ai besoin de louer une voiture.
— Une voiture ? corna l’obèse. Z’êtes pas au courant qu’on est en guerre ?
— Pourquoi voulez-vous louer une voiture ? interrogea son ami.
— Je dois me rendre à Saltram-on-Sea.
— Pour quoi faire ?
Il le regardait avec méfiance, et son compagnon demanda, les yeux étrécis :
— Vous venez d’où ?
Ah ! bon Dieu ! ils le prenaient pour un espion !
— Des États-Unis.
— Un Amerloque ? renifla l’homme. Quand c’est que vous déclarez la guerre, vous autres ?
Et un minuscule individu, l’air tout timide sous son chapeau melon, lança d’un ton belliqueux :
— Vous attendez quoi, sacré nom d’un chien ?
— Si vous pouviez juste m’indiquer où est le propriétaire du garage…
— L’est là derrière, au bar, lâcha le gros bonhomme, le pointant du doigt. Harry ! Cet Amerloque veut te causer pour une location de bagnole.
— Dis-lui d’essayer chez Noonan.
— Je l’ai déjà fait ! cria Mike.
Peine perdue, le garagiste s’était retourné face au bar.
C’était sans espoir. Mike devrait tenter de se faire prendre en stop par un fermier. M. Powney est peut-être en ville, en train d’acheter un autre taureau ? Il se dirigea vers la porte et ses béquilles.
— Attendez un peu ! lança l’obèse en désignant le pied de Mike. Comment vous avez attrapé ça ?
— Un Stuka. À Dunkerque.
Et Mike sentit soudain l’hostilité s’évanouir de la salle.
— Quel navire ? demanda le petit homme au chapeau melon, qui avait abandonné sa posture agressive.
Le garagiste quittait le bar et s’approchait.
— La Lady Jane. Ce n’était pas un navire. C’était une vedette.
— Elle est revenue ?
— De mon voyage, oui, mais pas du suivant, commença d’expliquer Mike.
Mais ils le bombardaient déjà de questions.
— C’est une torpille qui l’a coulée ?
— Combien d’hommes vous avez ramenés ?
— Vous y étiez quand ?
— Vous avez vu le Lily Belle ?
— Laissez-le parler ! cria le garagiste. Et donnez-lui une bière. Et un siège, bon sang ! Ah ! c’est brillant, forcer un héros de Dunkerque à rester debout sans même lui offrir un verre !
Quelqu’un lui avança un banc, et quelqu’un d’autre un verre de bière.
— Alors, vous rentrez chez vous ? demanda l’obèse.
— Oui. Je viens de sortir de l’hôpital.
— J’aimerais bien vous aider, dit le garagiste, mais tout ce que je possède, c’est une Morris sans son carburateur et une Daimler sans magnéto, et aucun moyen de me procurer l’un ou l’autre.
— Il peut emprunter ma voiture, proposa le minuscule individu qui s’était révélé si querelleur. Attendez-moi.
Quelques minutes après, il était de retour avec une Austin.
— Voici la clé de contact. Il y a un bidon de secours dans le coffre si jamais vous tombez à court d’essence. (Il regarda le pied de Mike d’un air sceptique.) Vous êtes certain de pouvoir appuyer sur les pédales ?
— Oui, assura Mike en hâte, de peur qu’il lui offre de le conduire. Je peux vous payer l’essence. Et la location.
— Ah ! n’y pensez même pas ! Les papiers sont dans la boîte à gants, au cas où vous devriez les montrer à un contrôle. Laissez la voiture ici, au pub, quand vous reviendrez.
Je ne reviendrai pas, se dit Mike, qui éprouvait un sentiment de culpabilité.
— Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans vous. Vous me sauvez la vie.
— N’en parlons plus. (Il tapota le capot de l’Austin.) J’y étais, moi aussi. À Dunkerque. Sur le Marigold.
Il regagna le pub. Mike posa ses béquilles sur le siège arrière, s’installa et démarra, vouant une éternelle reconnaissance au petit homme qui n’était pas resté pour le regarder tenter de faire avancer la voiture ou se battre avec le levier de vitesses.
Il ne me l’aurait jamais prêtée s’il avait assisté à ça, songeait-il, tressautant d’embardée en embardée sur la route de la côte. J’aurais dû prendre des leçons de conduite, comme Merope.
Il roula vers le sud, surveillant les plages qu’il dépassait. S’il avait bien été un espion, son rapport aurait découragé Hitler. Le littoral se hérissait de fil de fer barbelé, de pieux taillés en pointe, de pylônes en béton et de grandes pancartes annonçant : « Cette zone est minée : vous entrez à vos risques et périls. » Il espérait qu’ils n’avaient pas miné la plage à Saltram-on-Sea, ni dressé d’obstacles tels qu’il en apercevait alors qu’il approchait de Folkestone.
Il y eut un contrôle là-bas, et un autre à Hythe, tous deux tenus par des gardes en armes qui l’interrogèrent et examinèrent ses papiers avant de le laisser passer.
— Avez-vous vu des étrangers suspects sur la route ? lui demandèrent-ils au deuxième barrage et, quand il eut répondu par la négative, ils ajoutèrent : Si vous remarquez des personnes non autorisées sur une plage, ou dont le comportement vous paraît douteux, le genre qui pose des questions ou prend des photos, contactez les autorités.
Voilà pourquoi l’équipe de récupération n’est pas venue, se disait Mike tout en conduisant. Parce que Badri n’a pas réussi à trouver un point de chute. Depuis Dunkerque, la côte tout entière grouillait de soldats, de garde-côtes, d’avions de reconnaissance. De plus, chaque fermier, chaque chauffeur, chaque pilier de bistrot surveillaient les parachutistes et les espions. Il n’y avait aucune chance que l’équipe ait pu traverser dans la zone interdite, où que ce soit, sans se faire repérer, et s’ils avaient traversé à l’extérieur de la zone, ils auraient rencontré les mêmes problèmes que lui pour se rendre à Saltram-on-Sea. Pas étonnant qu’ils ne l’aient pas encore retrouvé.
Je n’ai pas modifié le futur, exulta-t-il. Nous n’avons pas perdu la guerre à cause de moi. Et si je parviens au site sans rien changer d’autre, je rentrerai libre à la maison.
Si j’arrive à descendre à la plage, corrigea-t-il après un regard aux falaises de craie, qui s’élevaient de kilomètre en kilomètre. Point positif, les militaires comptaient apparemment sur ces falaises pour arrêter les tanks. Les seules défenses sur les plages en contrebas consistaient en fil de fer barbelé doublé de deux rangées de pieux.
Il avait commencé à pleuvoir juste après Hythe. À travers le pare-brise, Mike scrutait la route blanche et l’océan gris qu’il apercevait brièvement derrière les falaises, en quête de repères qu’il pourrait reconnaître. La route s’écarta de nouveau de la Manche puis s’en rapprocha tandis qu’elle montait. Mike ne devait plus être loin…
C’était là. On grimpait au sommet d’une petite colline d’où l’on découvrait tout le versant qui menait à Saltram-on-Sea, et la côte au-delà. Mike gara son véhicule sur l’herbe et sortit, affichant une mine renfrognée à destination de quiconque serait en train de l’observer, avant de claquer la porte avec colère. Il souleva le capot et se pencha dessous. Il aurait aimé savoir comment faire jaillir de la vapeur pour produire l’effet d’une surchauffe, mais il n’avait pas la moindre idée du fonctionnement d’un moteur à essence et il ne voulait pas risquer une panne réelle.
Il simula quelques ajustements puis, comme s’il était excédé, administra une gifle brutale à l’aile de la voiture, clopina jusqu’au bord de la falaise, regarda d’un air dégoûté la Manche grise, le ciel gris, et enfin la plage en bas. Malgré une saillie pointue de l’escarpement qui lui masquait le point de transfert, il voyait presque tout le reste de la plage. Mêmes pieux et fils de fer barbelés, mais pas de nids de mitrailleuse, pas de gardes postés, pas de barbelés coupants. Parfait.
À moins que la plage ne soit minée. Cependant le site n’était pas éloigné de la paroi de la falaise, et on aurait probablement enfoui les mines à proximité de la ligne d’eau, ou entre les fossés antichars. On s’attendait à une invasion depuis la plage, pas depuis la terre.
Le vent soufflait fort au sommet de la colline. Debout dans le crachin humide, Mike se refroidissait. Il releva le col de sa veste, regrettant d’avoir vendu son manteau. Surtout si la fenêtre de saut tardait à s’ouvrir. Mais cela ne se produirait pas. Le bon point avec ces barbelés et ce temps misérable, c’est qu’il n’avait pas besoin de s’inquiéter de la présence de quelqu’un dehors, y compris des gardes-côtes. Et s’il y avait des bateaux là-bas, dans cette houle impétueuse, ce dont il doutait, leurs équipages auraient les yeux fixés sur la Manche, pas sur la plage. Mike aurait donc le champ libre.
S’il pouvait atteindre le site. Il avança un peu plus loin afin de dégager sa perspective, mais l’éperon la bouchait encore. Il revint à la voiture, s’y installa, fit semblant de tester un démarrage, puis sortit derechef et boita le long de la route comme s’il cherchait une maison où il pourrait demander de l’aide. Quand il jugea qu’il avait dépassé le ressaut de l’escarpement, il clopina de nouveau vers le bord de la falaise.
On découvrait clairement le point de saut depuis cet endroit. Mike voyait les deux flancs dentelés du rocher jaillir du sable. Et entre les deux, au milieu, pile au sommet du site, un canon d’artillerie de 152 mm.