Londres, le 25 octobre 1940

Seuls.

La une du Times de Londres, le 22 juin 1940


— Comment rentrer chez nous, si mon point de saut et celui de Polly sont fichus ?

Merope essayait à la fois de se faire entendre malgré le vacarme ambiant, et de rester inaudible pour les réfugiés installés sur les couvertures voisines.

— On n’est pas sûrs qu’ils sont fichus, remarqua Michael. Tu as dit qu’il y avait des soldats au manoir. Ils étaient peut-être assez près du site pour empêcher son ouverture.

Merope secoua la tête.

— La quarantaine était finie depuis un mois quand ils sont arrivés.

— À quelle distance était le site, dans les bois ? insista Michael. Quelqu’un pouvait-il l’apercevoir de la route ? ou l’un de tes évacués te suivre ? Et le tien, Polly ? Tu es certaine qu’il a été détruit ? Un garde de l’ARP qui traînait par là aurait pu repérer le halo, non ? ou un guetteur d’avions ?

Polly aurait voulu crier : « Tout ça n’a aucune importance ! Tu ne comprends donc pas ce qui s’est passé ? »

Je dois partir d’ici, se dit-elle, et elle se leva.

— Il faut que je vous quitte.

— Que tu nous quittes ? s’exclamèrent Michael et Merope, médusés.

— Oui, j’avais promis de retrouver des contemporains. Je dois les prévenir que je ne pourrai pas être là.

— On t’accompagne, déclara Michael.

Non. Ça ira plus vite si je les rejoins sans vous.

Et elle s’enfuit à travers la foule.

— Polly, attends ! l’entendit-elle appeler. Non, reste ici, Merope, je vais la chercher.

Polly se garda de se retourner, creusant son sillon au milieu des gens, par-dessus jambes étendues, couvertures et paniers de pique-niques, traversant l’arche et descendant le couloir, prête à tout pour s’échapper et trouver un endroit où elle pourrait s’installer seule, où elle pourrait assimiler ce que Michael et Merope venaient de lui apprendre. Mais, où qu’elle se tourne, c’était la cohue. Le hall principal se révélait encore plus envahi que les tunnels.

— Polly, attends ! répétait Michael.

Elle lui jeta un coup d’œil. Il gagnait du terrain en dépit de son handicap, et le hall était si bondé qu’elle ne parvenait pas à s’y frayer un chemin.

— Vous, là-bas, arrêtez-vous ! hurla quelqu’un.

Et deux enfants lui filèrent sous le nez, se faufilant telles des anguilles entre les gens, un garde de la station à leurs trousses. La foule s’écartait sur leur passage, et Polly profita de cette ouverture momentanée pour courir dans leur sillage alors qu’ils fonçaient vers l’escalier roulant. La foule se referma derrière elle.

Les petits démons, qui avaient tout l’air d’être les voleurs du panier de pique-nique à Holborn, dégringolèrent l’escalier mécanique jusqu’au niveau inférieur et s’engouffrèrent dans le tunnel de la Bakerloo Line desservant le sud, leur poursuivant et Polly en remorque.

— Stop, vous deux ! vociféra le garde alors qu’ils tournaient à l’angle du couloir.

Deux hommes quittèrent un groupe appuyé au mur pour se joindre à la chasse. Polly se glissa en vitesse à leur place et s’aplatit contre la paroi, le souffle court.

Elle se pencha devant les membres du groupe, qui n’avaient pas bougé, et regarda en arrière, mais Michael n’apparut pas dans l’escalier. Je l’ai semé. Elle était tranquille pour le moment.

Tranquille, se dit-elle avec lassitude. On est en plein Blitz, incapables d’en sortir. Et personne ne viendra nous chercher. Elle posa une main sur son estomac, comme pour y contenir cet affreux savoir, mais il débordait déjà, et l’engloutissait.

Un événement terrible – non, pire que terrible –, un événement impensable s’était produit à Oxford. La faillite conjointe de son site et de celui de Merope, l’absence des équipes de récupération et de M. Dunworthy ne pouvaient s’expliquer autrement. M. Dunworthy n’aurait jamais abandonné un Michael blessé à l’hôpital, pas plus qu’il n’aurait laissé Merope en rade en pleine épidémie. Et il n’aurait jamais lâché Polly alors qu’il connaissait sa date limite. Il l’aurait extirpée à l’instant où il s’apercevait que le site de Merope ne fonctionnait plus, et il n’aurait pas envoyé une équipe de récupération chez Mme Rickett ou chez Townsend Brothers ou à Notting Hill Gate : c’est dans le passage, au moment même où Polly traversait, cette première nuit, qu’ils seraient intervenus. Et leur défaillance ne pouvait avoir qu’une cause.

M. Dunworthy doit être mort. Hébétée, elle se demanda ce qui s’était produit. Quelque chose que personne n’avait vu arriver, comme Pearl Harbor ? ou d’encore pire… un terroriste avec une bombe de précision, ou une seconde Pandémie ? ou la fin du monde ? Il fallait une vraie catastrophe, parce que le labo et son filet eussent-ils été détruits, on pouvait les reconstruire, et il s’agissait de voyage dans le temps. Quand bien même élaborer un nouveau filet et recalculer leurs coordonnées aurait pris cinq ans, ou cinquante, ils ne pouvaient pas moins la sortir de ce piège dès le premier jour, et récupérer Michael et Merope avant le début de la quarantaine, avant la blessure au pied. Sauf s’il ne restait plus personne en vie qui sache où ils se trouvaient.

Ce qui signifiait qu’ils étaient tous morts, Badri et Linna et M. Dunworthy. Et, oh ! mon Dieu ! Colin.

— Est-ce que ça va, ma petite ? lui demanda une femme ronde aux joues enluminées qui lui faisait face.

Elle regardait la main de Polly, pressée contre son cœur.

— Il ne faut pas avoir peur. Il y a toujours du boucan. (Elle désigna le plafond, d’où provenait, très faible, le bruit des bombes.) La première nuit que j’ai passée ici, j’ai cru qu’on était bons.

On le sera, pensa Polly sombrement. On est coincés au beau milieu du Blitz sans aucune perspective de secours. On y sera encore quand le couperet de ma date limite tombera.

— Vous êtes totalement en sécurité, continuait la femme. Les bombes ne peuvent pas nous atteindre, à cette profondeur… (Elle s’arrêta net pour interroger le garde, qui revenait dans le tunnel, la lippe maussade.) Les avez-vous trouvés ?

— Non. C’est comme s’ils s’étaient dissous dans l’air. Ils n’ont pas reparu par là ?

— Non, répondit la femme, qui se retourna vers Polly pour ajouter : Ces enfants, livrés à eux-mêmes… (Elle fit claquer sa langue.) J’espère vraiment qu’on en verra bientôt le bout, de cette guerre !

Toi peut-être. Moi, non. Je l’ai déjà vu. Et Polly eut la vision soudaine de la foule en liesse à Trafalgar Square, de…

Voilà pourquoi tu savais avant qu’Eileen ne t’apprenne que son site ne fonctionnait pas, comprit-elle brusquement, pourquoi tu savais déjà ce matin-là à Saint-George, avant d’arriver chez Townsend Brothers, avant que tu découvres l’absence de l’équipe de récupération.

Jusqu’ici, elle n’avait jamais fait le lien, même pas la nuit où Marjorie l’avait emmenée chez elle et où elles avaient abouti à Trafalgar Square. Elle avait écarté avec soin ce savoir de sa conscience, effrayée d’y toucher, effrayée même de le considérer, comme s’il était un UXB sur le point d’exploser. Et c’était exactement ça. La preuve définitive que cette chose terrible s’était produite, que personne n’était intervenu à temps. À moins que… Oh ! Seigneur ! Elle n’avait pas envisagé cette possibilité. Elle s’était imaginé… mais c’était encore pire…

— Vous vous sentez mal, ma petite ? lui demanda la femme. Venez, asseyez-vous. (Elle tapota sa couverture). Il y a de la place.

— Non, je dois y aller, répondit Polly d’une voix qui s’étranglait.

Et elle se précipita dans le couloir et l’escalier roulant. Il fallait qu’elle retourne au quai interroger Merope…

— Polly ! appela une femme derrière elle.

C’était Mlle Laburnum. Chargée de deux sacs de courses, elle se frayait tant bien que mal un chemin à travers la fourmilière grouillante. Des mèches folles fusaient de son chignon, elle était écarlate et le souci plissait son visage.

Je vais faire comme si je ne l’avais pas vue.

Hélas ! la foule s’était refermée, et la retraite était coupée.

— Je suis si contente que vous soyez en retard pour la répétition, vous aussi. J’avais peur d’être la seule. Je suis allée à Croxley emprunter une livrée de maître d’hôtel à ma tante pour notre pièce. J’ai trouvé un très joli costume pour votre naufrage. Tenez-moi ça. (Elle tendit à Polly l’un des sacs et commença à fouiller dans l’autre.) Il est là-dedans.

— Mlle Laburnum…

— Je sais, nous sommes terriblement en retard. Au retour, le métro s’est arrêté… une bombe sur la voie. (Elle cessa de chercher.) Tant pis, je vous le montrerai à la répétition.

— Je ne peux pas venir avec vous.

Polly tenta de lui rendre son sac.

— Mais pourquoi ? Et la répétition ?

— Je…

Quelle excuse avancer ? Mes amis voyageurs temporels m’ont rejointe ? Difficile. Des camarades d’école ? Non, Merope s’était déjà présentée à Marjorie comme sa cousine.

Marjorie.

— Mon amie qui était à l’hôpital, vous vous en souvenez ? Vous étiez avec moi le soir où j’ai appris qu’elle avait été blessée.

— Oui, dit Mlle Laburnum, qui semblait enfin prêter attention à son expression tendue. Oh ! ma pauvre petite, votre amie n’est pas… ?

— Non, elle va beaucoup mieux, tellement mieux qu’elle peut recevoir des visites, maintenant, et j’ai promis que…

— Ah ! mais vous ne pouvez pas lui rendre visite en plein milieu d’un raid.

Trop préoccupée pour s’occuper de quoi que ce soit d’autre, Polly avait oublié les bombes qui pilonnaient la ville.

— Non, non, je ne lui rends pas visite. Je lui ai promis d’aller à Saint-Pancras voir sa logeuse pour lui donner les bonnes nouvelles et la liste des choses que Marjorie voudrait qu’elle lui apporte à l’hôpital.

— Bien sûr. Je comprends tout à fait. (Elle reprit son sac.) Mais vous serez là demain ?

Oui. Demain et après-demain et après-après-demain.[39]

— Annoncez à sir Godfrey que je serai à la répétition.

Et Polly partit en hâte. Elle devait rejoindre Merope et lui demander…

Une main lui agrippa l’épaule.

— Je t’ai cherchée partout, ragea Michael. Pourquoi t’es-tu enfuie comme ça ?

— Je te l’ai dit. Les contemporains que j’avais promis de retrouver : il fallait que je les prévienne que je ne pourrais pas venir.

Il ne l’écoutait pas.

— Ne me joue plus jamais un tour pareil ! J’ai passé trois semaines et demie à quadriller tout Londres pour te trouver. Je ne supporterai pas de te perdre.

— Je suis désolée.

Et surtout désolée que tu m’aies trouvée avant que je sois parvenue à déterminer…

— Michael, quand es-tu parti en mission à Douvres ?

— Juste après t’avoir croisée à Oxford.

Dieu merci !

Mais il s’agissait de voyage dans le temps. Il aurait pu se rendre à Pearl Harbor en temps-flash.

— Tu n’as pas réussi à convaincre M. Dunworthy de rétablir ton planning ?

Elle avait besoin de certitudes.

— Non, je n’ai même pas réussi à entrer pour le voir. (Il la regarda avec curiosité.) Pourquoi ?

— Je me demandais, c’est tout. On ferait mieux de rejoindre Merope. Elle va s’inquiéter.

Elle recommença de fendre la foule, espérant le semer de nouveau.

— Non, attends ! (Michael verrouilla une main sur son bras.) Je dois savoir…

— Polly ! cria Merope.

Ils se tournèrent tous les deux vers la jeune femme qui arrivait par l’escalier roulant, jouant des coudes pour en descendre et les rejoindre.

— Michael ! Merci, mon Dieu ! Je vous ai cherchés partout. L’homme à qui cette couverture appartenait est revenu et j’ai dû partir. Il disait que c’était son emplacement, et que sa femme avait fait la queue depuis midi pour le lui garder, et il n’y avait pas d’autre endroit pour s’asseoir, alors je me suis mise à votre recherche, mais je ne pouvais vous trouver nulle part, et j’ai eu peur de ne plus jamais vous revoir !

Elle éclata en sanglots.

— Ne pleure pas. (Michael lui entoura les épaules.) Tout va bien. Tu nous as retrouvés.

— Je sais. (Elle s’éloigna de lui et s’essuya les joues.) Je suis désolée. Je n’ai pas pleuré une seule fois depuis que je suis arrivée ici, même pas quand j’ai appris que tu étais retournée à Oxford, Polly. Je veux dire, je sais que tu n’y es pas allée, mais je croyais que oui, et que je restais toute seule ici…

Elle se remit à sangloter.

— Tu n’es plus seule, maintenant, dit Michael, qui lui tendait un mouchoir.

— Merci. Je sais. C’est ridicule de pleurer maintenant. C’est sûrement la réaction. Je suis désolée d’avoir perdu cette place où on était assis…

— Tout va bien, on en trouvera une autre. Que penses-tu de l’étage au-dessus, Polly ?

— On peut essayer.

Et Polly partit vers l’escalier mécanique.

— Attends ! s’exclama Merope, agrippant la main de Polly. Que fait-on si nous sommes séparés ?

— Elle a raison, dit Michael. Il faut décider d’un point de rendez-vous. Que diriez-vous du pied de l’escalier roulant ?

— Vous seriez d’accord pour l’étage le plus bas ? interrogea Merope.

Elle jetait des coups d’œil angoissés en direction du plafond et du grondement assourdi des bombes.

— Parfait, résuma Michael. Si on est de nouveau séparés, ou si quoi que ce soit se produit, on se rend directement au niveau le plus bas de l’escalier et on attend les autres. D’accord ?

Merope et Polly acquiescèrent, et ils gagnèrent l’étage supérieur. Tout aussi bondé.

— Lorsque le trafic s’arrêtera, on pourra peut-être se glisser en douce près de la rue, proposa Polly. Il n’y aura plus que le garde pour surveiller la station.

— Et les raids ? demanda Merope, effrayée.

— Oxford Circus n’a pas été touchée…

— Tu disais que Padgett’s ne l’avait pas été non plus, l’accusa Merope.

Et Michael secoua la tête pour avertir Polly avant d’avancer :

— Je ne crois pas que monter soit un bon plan. On ne peut pas trouver quelque chose en bas ?

— Non.

Polly regardait les entrées des couloirs et elle tentait d’imaginer lequel pourrait…

Elle fronça les sourcils. Sous ses yeux, émergeant du sud, sortaient les deux vauriens que le garde avait pourchassés. Comment étaient-ils arrivés là ? Le garde avait affirmé qu’ils s’étaient « dissous dans l’air ».

— Attendez, j’ai une idée. Restez ici.

Et, avant qu’ils puissent émettre une objection, elle se précipita dans le couloir.

À mi-chemin, elle découvrit une porte en métal gris qui portait l’inscription « Sortie de secours » et, sous celle-ci : « Accès interdit ». Assis devant, sur un plaid écossais, un couple relevait plusieurs assiettes renversées et tamponnait une mare de thé.

Polly rejoignit en courant Merope et Michael.

— Je crois que j’ai trouvé quelque chose, annonça-t-elle.

Elle tendit son sac à Merope.

— Pourquoi me donnes-tu ça ?

— Tu verras. Suivez-moi. (Elle les emmena dans le couloir et s’arrêta à quelques mètres de la porte.)

— Affirme à ces gens que tu es un employé du métro, chuchota-t-elle à Michael, et que tu as besoin de passer. Ensuite, entre dans mon jeu.

Ce qu’il fit…

— Mission officielle.

— Nous sommes à la recherche de deux enfants, ajouta Polly. Ils ont volé mon sac.

— Qu’est-ce que je t’avais dit, Virgil ! s’exclama la femme. Que c’étaient des voleurs, pas vrai ?

— Vous ne les trouverez pas là-dedans, signala Virgil. Ils en sont sortis comme des diables il y a quelques minutes, et ils ont envoyé valser toutes nos affaires.

— Et cassé mon assiette à fleurs !

— Ils sont partis par là, déclara Virgil en pointant du doigt la direction. Mais vous ne risquez pas de les attraper, pas ces deux-là !

— Nous prévoyons de leur tendre un piège, expliqua Michael. Voulez-vous nous laisser entrer ?

Le couple entreprit sur-le-champ de remballer son panier et de s’écarter de la porte.

— Si vous réussissez à les avoir, j’espère que vous les bouclerez, gronda la femme alors qu’ils ouvraient et passaient de l’autre côté. Petits vandales !

— Pourquoi faut-il que d’horribles gamins infestent tous les lieux où je vais, se lamenta Merope quand ils furent à l’intérieur.

Elle se figea et observa leur environnement faiblement éclairé. Ils se tenaient sur un palier, au-dessus et en dessous duquel montait et descendait un escalier de métal en colimaçon, à perte de vue.

Polly traversa la plate-forme pour regarder du haut en bas des marches, mais à part les enfants, personne ne semblait avoir encore découvert l’endroit et, avec un peu de chance, Virgil et sa femme en maintiendraient quiconque éloigné, au moins à ce niveau. Il y avait évidemment des portes aux autres paliers, sinon les enfants n’auraient pas pu se servir de ce passage comme raccourci. Et s’il s’agissait d’un escalier de secours, il rejoignait donc la surface, des dizaines de mètres plus haut.

— C’est parfait, approuva Merope. (Elle s’éleva de quelques marches et s’assit.) Maintenant, on peut parler sans s’inquiéter qu’on nous entende. J’ai tellement de choses à vous raconter…

— Chh, fit Michael, qui surveillait l’escalier. Il faut d’abord vérifier s’il n’y a personne. J’ai le sentiment que les sons portent loin, ici. Polly, tu contrôles au-dessus, et toi, va voir en bas.

Merope se leva sans discussion et dévala les marches. Au moins, personne ne leur sauterait dessus par surprise. Les pas de la jeune femme claquaient sur les degrés de fer.

Polly s’engageait à son tour dans l’escalier, mais la main de Michael agrippa son poignet.

— Chh, articula-t-il en silence. Reste ici, j’ai besoin de te parler.

Il patienta jusqu’à ce que le cliquetis des pieds de Merope s’estompe.

Oh non ! Il a compris pourquoi je lui ai demandé quand il était parti pour Douvres. Il veut savoir si j’ai une date limite et, si je le lui dis, il me pourrira de questions…

— Est-ce que John Lewis était dans ta liste des bâtiments bombardés ? interrogea-t-il.

Elle s’était attendue à une question si différente qu’elle le regarda bouche bée, incapable de répondre.

Oui ou non ?

— Oui.

— Et le palais de Buckingham ? Le roi et la reine étaient-ils censés frôler la mort de si près ?

— Oui. Pourquoi me…

— Et les autres raids ? Ont-ils eu lieu aux endroits recensés ?

— Oui.

Heureusement qu’il ne me parle pas de ça dehors, dans la station, ou nous nous ferions arrêter comme espions allemands.

— Pourquoi me demandes-tu tout ça ?

— Parce que Dunkerque est un point de divergence.

— Mais…

— Chh !

Il posa son doigt sur ses lèvres. Polly prêta l’oreille. On entendait un faible tintement aux étages inférieurs.

— Elle revient.

Michael libéra son poignet et la poussa dans les marches qu’elle gravit sur la pointe des pieds, en essayant de ne pas faire de bruit. Et de trouver un sens à ce qu’il venait de dire. Avait-il vu quelque chose qui ne concordait pas avec ce qu’il avait lu sur le Blitz ? ou sur l’évacuation de Dunkerque ?

Croyait-il que sa présence à Dunkerque avait changé le cours de l’Histoire, et que c’était la raison pour laquelle leurs fenêtres de saut ne s’ouvraient plus ? Mais c’était impossible, et si les déplorables nouvelles de la soirée ne l’avaient pas autant perturbé il aurait admis le ridicule consommé d’une telle théorie.

Et toi ? Est-ce pour ça que tu imagines des catastrophes, toi aussi ? Parce que, comme le dirait Mlle Snelgrove, tu as subi « un choc très violent » ? La situation est peut-être moins mauvaise que tu le penses.

Ou peut-être pire ? Il fallait parler à Merope. Seule. Mais comment ? Charger Michael d’une expédition quelconque ? Il l’avait déjà houspillée quand elle était partie sans eux.

Elle monta jusqu’au palier suivant, pourvu d’une porte, et l’entrebâilla. Une rangée de marmots reposaient juste devant l’ouverture, emmaillotés dans leur couverture comme dans des cocons. Très bien, personne n’entrerait par là. Elle escalada deux nouvelles volées de marches, scruta les ténèbres au-dessus d’elle, puis redescendit au galop vers le gradin où Merope et Michael s’étaient assis.

— La voie est libre, indiqua-t-elle en s’installant à leur côté. Y avait-il quelqu’un en bas, Merope ?

— Non. Maintenant, Michael, je veux écouter…

— Pas Michael. Ni Merope. Tu es Eileen O’Reilly, et je suis Mike Davis, et tu es Polly… quel nom de famille utilisais-tu ?

— Sebastian.

— Sebastian, répéta-t-il. Si seulement je l’avais su ! Je t’aurais repérée bien plus vite. Tu es Polly Sebastian, et ce sont nos noms pour toute la durée de notre séjour ici. Même quand nous sommes seuls. Compris ? Quelqu’un pourrait nous entendre nous appeler sous un autre nom et on ne peut pas courir ce risque.

Merope acquiesça.

— D’accord, Michael… Je veux dire, Mike.

— Parfait. Maintenant, la première chose à faire…

— C’est de trouver quelque chose à manger, l’interrompit Polly. Je n’ai pas dîné. Et vous ?

— Je n’ai rien avalé depuis le petit déjeuner, répondit Merope… rectification : Eileen. J’ai passé toute ma pause-déjeuner à servir Mme Sadler et son horrible fils. Je meurs de faim !

— Ça ne peut pas attendre, Polly ? interrogea Michael… Mike.

— Non. Je ne connais pas les heures d’ouverture de la cantine.

— Bon, mais on ne devrait pas y aller tous. L’un de nous doit rester ici. Polly, tu montes la garde, et j’y pars avec Eileen.

Avant qu’elle ait pu inventer une raison d’accompagner Eileen à sa place, ils avaient déjà commencé à descendre les marches.

— Zut ! j’avais oublié ! entendit-elle son amie s’exclamer un peu plus bas. Je n’ai pas d’argent.

Et maintenant tu n’as plus de travail non plus.

Polly se demandait si Mike en avait un. Probablement pas. Il sortait à peine d’un hôpital. De quoi vivrons-nous ?

En contrebas, une porte se ferma et, un instant plus tard, les marchent résonnèrent. Les gosses qui avaient utilisé cet escalier auparavant ? ou un garde ? Polly se souvenait de la mention : « Accès interdit ».

C’était Mike.

— J’ai déclaré à Eileen que je n’étais pas sûr d’avoir assez d’argent. Je lui ai donné deux shillings et lui ai dit de commencer à faire la queue, et que je la rejoindrais dans une minute.

— Oh !

Polly tendit la main vers son sac. Il l’arrêta.

— C’était juste une excuse pour finir notre conversation. Est-ce qu’une bombe a détruit un endroit qui n’aurait pas dû l’être ?

— Non. Mike…

— Et y a-t-il eu quoi que ce soit qui devait être touché et qui ne l’a pas été ? insista-t-il. Ou une nuit sans raids alors que tu en attendais ?

— Pas une nuit sans raids jusqu’en novembre, et tous à l’heure. C’est parce que tu es allé à Dunkerque, toutes ces questions ?

— Je n’étais pas seulement à Dunkerque. J’y ai fait quelque chose qui a peut-être altéré les événements.

— Mais tu sais aussi bien que moi que c’est impossible. Les lois du voyage temporel ne nous le permettraient pas.

— Les lois du voyage temporel ne laissent aucun historien s’approcher d’un point de divergence, pourtant je me suis retrouvé en plein milieu d’un de ces points.

— Et à ton avis c’est pour cette raison que nos sites nous font défaut ? Mais c’est absurde ! Si ta présence là-bas avait changé les choses, le filet t’aurait empêché de t’y rendre.

— C’est justement le problème. Il m’a envoyé à cinquante kilomètres du lieu où j’étais censé arriver, et cinq jours en retard de telle façon que j’ai manqué le bus et que je n’ai pas pu gagner Douvres.

Il lui raconta par quels détours il avait fini par atteindre Dunkerque.

— Le décalage tentait de m’arrêter. Si je n’avais pas embarqué sur la Lady Jane

— Si ta présence à Dunkerque risquait d’altérer les événements, il t’aurait vraiment stoppé. Il t’aurait fait traverser après l’évacuation. Ou au pays de Galles, ou n’importe où. Les historiens ne peuvent pas changer le cours de l’Histoire. Tu le sais bien.

— Dans ce cas, explique-moi ton air horrifié quand je t’ai dit que j’étais allé à Dunkerque.

Prudence…

— Tu venais de m’annoncer qu’aucun de nos sites ne marchait. Et que ton équipe de récupération ne t’avait pas rapatrié quand tu étais blessé. Même si ça leur avait pris longtemps de te localiser à l’hôpital…

— Non, tu ne comprends pas. Ils n’auraient jamais pensé à me chercher dans des hôpitaux. Personne ne savait que j’étais allé à Dunkerque, à l’exception du capitaine du bateau et de son arrière-petit-fils, et tous les deux avaient été tués.

Tués ?

Mike continuait.

— Pour les gens du village, j’avais prétendu que je retournais à Londres déposer mon article et, à l’hôpital, personne ne savait qui j’étais. Bref, le fait est que l’équipe de récupération n’avait aucun moyen de me trouver.

— Mike, on parle de voyage dans le temps. Même s’ils consacraient des mois ou des années pour te localiser, ils auraient dû être là.

— Pas s’ils sont encore à ma recherche. Je viens de passer trois semaines et demie à te chercher dans les magasins d’Oxford Street sans pouvoir mettre la main sur toi. Dans quel magasin travaillais-tu ?

Townsend Brothers.

— J’ai arpenté deux fois chaque étage de Townsend Brothers sans jamais t’apercevoir, et pas davantage Merope – je veux dire : Eileen –, qui est employée à quatre rues de là. Et tu ne l’as pas trouvée en allant à Backbury.

— Mais il s’agit de…

— Je sais, de voyage dans le temps. Lequel intègre le décalage.

— Un décalage de cinq mois ?

— Non, juste assez pour que nos équipes de récupération perdent notre trace. S’ils ont traversé après mon transfert de l’hôpital de Douvres, ou après le départ d’Eileen pour Londres…

Il avait raison. Ils n’avaient aucun moyen de savoir qu’Eileen travaillait chez Padgett’s et, si l’hôpital ne connaissait pas l’identité de Mike, il devenait complexe de le dépister.

— Et toutes ces semaines pendant lesquelles Eileen était en quarantaine ? Ils n’ignoraient pas où elle était, à ce moment-là.

— Je ne sais pas. La quarantaine était peut-être une sorte de point de divergence. On peut mourir de la rougeole, non ? On a peut-être empêché l’équipe de traverser parce que s’ils l’avaient attrapée ils auraient pu contaminer un général appelé à jouer un rôle critique le jour J ?

Cela ressemblait comme deux gouttes d’eau à ses propres arguments ces derniers temps, quand elle tentait de se convaincre que les secours la joindraient d’un jour à l’autre. Elle se demanda si Mike suivait le même raisonnement. De toute façon, cela ne fournissait aucune interprétation pour les sites.

— Je n’ai jamais prétendu que le mien ne fonctionnait pas, précisa Mike. J’ai juste dit que je n’y avais plus accès. Et cela vaut aussi pour Eileen. S’il y avait des évacués dans les bois, ils ont pu entraver l’ouverture, ou quelqu’un du village…

On martela la porte du dessous.

— Reste ici, lança Mike.

Et il dévala les marches pour aller voir qui frappait.

C’était Eileen qui expliquait :

— Je n’avais de l’argent que pour des sandwichs et deux thés, mais j’ai pensé qu’on pourrait partager. (Polly les entendit remonter.) La queue était interminable.

Tout en les attendant, Polly réfléchissait aux déclarations de Mike. S’il y avait eu deux ou trois jours de décalage pour sa propre équipe de récupération, ils seraient arrivés avant son embauche et, à leur passage chez Townsend Brothers, on leur aurait dit qu’elle n’y travaillait pas. Ils ne l’auraient pas trouvée la nuit venue, puisqu’elle était à Saint-George, et non dans un abri du métro. Mike ne se trompait pas. Ils pouvaient être toujours à sa recherche.

Eileen émergea de l’escalier. Elle portait des sandwichs enveloppés dans du papier huilé. Mike la suivait avec des tasses pleines de thé.

— C’était ce qu’ils avaient de moins cher : des sandwichs au fromage. (Elle les distribua.) Eh bien, Mike ? Tu n’es pas redescendu ? Pourquoi ?

— On discutait avec Polly de ce qu’on allait faire.

— Et alors ?

Elle déballa son sandwich et en prit une énorme bouchée.

— Pour commencer, on va manger un peu.

— Et tu me raconteras comment tu t’es fait embarquer de force. Et toi, Polly, pourquoi tu prétendais que Padgett’s était un lieu sûr.

Polly s’expliqua, puis ils échangèrent le récit de leurs aventures. Polly s’aperçut avec horreur que Mike vivait à Fleet Street et Eileen à Stepney.

— Stepney ? Pour le taux de mortalité à Londres, tu pouvais difficilement trouver mieux. Pas étonnant que tu aies peur des bombes.

— Il faut qu’on te sorte de là tout de suite.

— Elle peut emménager avec moi, proposa Polly. J’ai une chambre double.

— Parfait. Et demande à ta logeuse si elle a quelque chose de libre. On sera beaucoup plus facile à localiser si on se retrouve tous à la même adresse.

Et plus en sécurité, pensa Polly, mais elle le garda pour elle. Eileen avait meilleure mine maintenant qu’elle avait mangé quelque chose. Cependant, la narration de ses recherches laborieuses révélait qu’elle avait passé plusieurs semaines très éprouvantes et, quand Mike lui dit qu’elle devrait récupérer ses affaires au petit matin, elle parut accablée.

— Toute seule ? Et si on est de nouveau séparés ?

— Nous ne serons plus séparés.

Et Polly leur nota l’adresse de Mme Rickett.

— Je travaille au troisième étage chez Townsend Brothers. Et si je suis absente…

— Pigé, l’interrompit Eileen. Je vais tout droit au pied de l’escalier roulant, au niveau le plus bas d’Oxford Circus.

Mike distribua les tâches. Polly devrait leur établir une liste des heures et des lieux des raids pour la prochaine semaine, et Eileen enverrait une lettre au manoir et à tous les gens qu’elle y avait croisés pour leur donner les coordonnées de Mme Rickett.

— De cette façon, si ton équipe de récupération se présente, ils sauront où tu es. Préviens aussi la poste de Backbury. Et le chef de gare.

— Je l’ai rencontré, celui-là, intervint Polly. On perdrait son temps à lui écrire, à mon avis.

— Alors, le pasteur du coin.

— Je lui ai adressé un courrier dès mon arrivée à Londres pour lui dire que les enfants avaient bien retrouvé leurs parents.

Le pasteur savait qu’Eileen était à Londres.

Si ce satané train avait eu ce fameux retard prédit par le chef de gare, Polly aurait pu rester après la fin du service, elle aurait retrouvé Eileen depuis un mois, et la jeune femme n’aurait pas risqué la mort chez Padgett’s.

— Expédie une nouvelle lettre, continuait Mike. Et joins les parents des autres évacués que tu as ramenés.

— Alf et Binnie ? s’écria Eileen, horrifiée.

— Oui, et toute personne chargée de l’évacuation. On a besoin de tous les contacts possibles. Et de trouver un point de transfert…

Il s’arrêta et tendit l’oreille. Une porte s’ouvrit au-dessus d’eux puis claqua, et des individus dévalèrent l’escalier. Quels qu’ils soient, ils couraient. Leurs pieds martelaient les marches à toute allure, et Polly pouvait les entendre glousser.

Ces enfants qui fuyaient le garde…

— J’espère bien que les raids ne dureront pas trop longtemps cette nuit, claironna-t-elle.

Les bruits de pas s’interrompirent brutalement puis les marches cliquetèrent dans le sens inverse. La porte s’ouvrit et claqua de nouveau.

— Ils ont filé, nota Mike. Où en étions-nous ?

— Tu disais que nous avions besoin de trouver un point de transfert, rappela Eileen.

— Exact, et si possible qui ne soit pas, pour ainsi dire, en ligne de mire ! ajouta-t-il d’un ton espiègle.

À en juger par sa voix et par sa posture, il allait mieux. Polly avait dû le convaincre qu’il n’avait pas changé le cours des événements.

Si seulement il avait réussi à me persuader qu’il ne s’est rien passé à Oxford !

— Il faut débusquer l’un des autres historiens qui sont présents, continua Mike.

— Quelqu’un partait pour la bataille des Ardennes, se souvint Eileen.

— C’était moi. Et je suis heureux que le problème actuel ne se soit pas produit à ce moment-là. Les Ardennes en hiver, sale coin pour rester piégé !

— Alors qu’ici…, se moqua Polly en écartant les mains pour désigner l’obscure cage d’escalier.

— Au moins, ici, personne n’exécute les prisonniers. Et il ne neige pas.

— C’est tout comme, fit Eileen, serrant ses bras contre sa poitrine. Mon manteau me manque. On gèle.

Mike retira sa veste et la lui drapa sur les épaules.

— Merci. Mais tu n’auras pas froid ?… (Elle s’interrompit, l’air consternée.) Oh ! je viens juste de penser à quelque chose : comment vais-je acheter un nouveau manteau ? Et payer la chambre et la pension que je dois à la mère de Theodore ? Tout l’argent dont je disposais se trouvait dans mon sac. Je devais toucher mon salaire demain, mais si Padgett’s

— Le magasin a-t-il été complètement détruit ? interrogea Mike. Peut-être…

Polly secoua la tête.

— Frappe directe. Une HE de cinq cents kilos.

— C’est déjà fait ? demanda Eileen.

Elle regardait la spirale de l’escalier s’élever au-dessus d’elle.

— Oui. Je n’ai pas l’heure précise. Je n’étais pas censée être encore à Londres, alors j’ignore les détails. Je sais juste que c’était tôt dans la soirée, et qu’il y a eu trois victimes.

— Mais s’il avait été bombardé, est-ce qu’on ne l’aurait pas entendu ? ou les sirènes d’incendie, ce genre de choses ?

— Pas ici. Ne te tracasse pas pour le manteau. Mme Wyvern – c’est l’une des personnes avec qui je passe les nuits au refuge – aide à la distribution des vêtements pour les familles sinistrées. Je verrai si elle peut t’en réserver un.

— Crois-tu que tu pourrais lui en demander un pour moi ? glissa Mike. J’ai mis le mien au clou.

Polly acquiesça.

— Vous en aurez besoin tous les deux. L’hiver 1940 a battu des records pour le froid et la pluie.

— Alors, essayons de ne pas y séjourner plus que nécessaire. Au moins un autre historien se trouve ici en ce moment. Les deux fois où je suis allé au labo, Linna était au téléphone, et elle donnait à quelqu’un une liste d’historiens dont les missions étaient en cours. Je n’ai saisi que des bribes, mais il y en avait une en octobre 1940.

— Tu es certain que ce n’était pas moi ? objecta Polly. Je devais rentrer le 22 octobre.

Il secoua la tête.

— Octobre, c’était la date d’arrivée. La date de départ était le 18 décembre.

— Ce qui signifie qu’il est là, quel qu’il soit, conclut Eileen. Tu n’as pas une idée de son nom ?

— Non, mais j’ai aussi rencontré un type, au labo. Venu pour un saut de reco et prépa. J’ignore la date de sa mission, mais les reco et prépa étaient à Oxford, le 2 juillet 1940. Il s’appelait Phillips ou Phipps…

— Gerald Phipps ? demanda Eileen.

— Je n’ai pas entendu son prénom. Tu le connais ?

— Oui, grimaça Eileen. Il est insupportable. Quand je lui ai parlé pour la première fois de ma mission, il a dit : « Une bonne ? Tu ne pouvais rien trouver de plus excitant ? Tu manqueras toute la guerre ! »

— Ce qui nous apprend que lui la verrait, remarqua Polly.

— Et que sa mission, elle, était excitante, ajouta Mike. A-t-il indiqué où il allait ?

— Oui. Ça commençait par un D, je pense. Ou un P. Ou peut-être un T. Je n’écoutais pas vraiment.

— Et il ne t’a pas précisé ce qu’il observerait ? insista Mike, avant de demander, quand Eileen secoua la tête : Polly, qu’est-il arrivé en juillet ?

— En Angleterre ? La bataille d’Angleterre.

— Non, je ne crois pas que ce soit sa mission. Il portait du tweed, pas un uniforme de la RAF.

— Mais tu as dit que c’était une préparation, argumenta Polly. Il devait organiser son transfert vers un aérodrome.

— Il a expliqué qu’il avait posté quelques lettres et passé un appel interurbain. Quels aérodromes commencent par un D ?

— Detling ? suggéra Polly. Duxford ?

— Non, intervint Eileen, qui fronçait les sourcils. C’était peut-être un T.

— T ? répéta Mike. Mais tu disais un D ou un P.

— Je sais. (Elle mordit sa lèvre dans son effort de réflexion.) Mais je pense que c’était peut-être un T.

— Tangmere ? proposa Polly.

— Non… Désolée. Je le saurai si je l’entends.

— On a besoin d’une liste des aérodromes anglais, déclara Mike.

— Je n’arrive pas à imaginer Gerald en pilote, dit Eileen.

— Ouais, je suis d’accord, avoua Mike. Ce maigrichon porte des lunettes, en plus.

— Et c’est un bûcheur atroce. Maths et…

— Il pourrait se faire passer pour un routeur ou un opérateur radio, suggéra Polly. C’est plus plausible que pilote. L’espérance de vie des pilotes pendant la bataille d’Angleterre était de trois semaines. M. Dunworthy ne l’aurait jamais permis. Et en tant que routeur ou expéditeur il pourrait observer la bataille d’Angleterre sans courir vraiment de danger, même si les bombardements ont touché aussi les aérodromes et les stations de radio. Mais s’il était là pour observer la bataille d’Angleterre il est peut-être déjà reparti. Il ne t’a pas indiqué combien de temps il restait, Eileen ?

— Non. Enfin, je ne crois pas. (La concentration plissait le front de la jeune femme.) J’étais en retard pour ma leçon de conduite et, comme je l’ai dit, il est insupportable. Je ne pensais qu’à une chose, m’éloigner de lui. Si j’avais su ce qui allait se produire, j’aurais écouté avec plus d’attention.

— Eh bien, si on avait su qu’on se retrouverait coincés ici, on se serait tous comportés différemment, déclara Mike d’un ton acide. Peu importe, on trouvera facilement les aérodromes. L’une de vous a-t-elle une info sur l’autre historien présent d’octobre à décembre ? ou connaissez-vous qui que ce soit qui pourrait être ici ?

— Robert Glabers avait annoncé qu’il devait faire la Seconde Guerre mondiale, dit Polly.

— C’est juste. Les essais de la bombe atomique au Nouveau-Mexique en 1945, ce qui ne nous aide pas.

Tu te trompes. Ça me donne une chance de poser à Eileen la question qui me travaille.

— 1945, répéta-t-elle d’un air pensif. 1945. Et la personne qui allait au VE Day et avec qui tu souhaitais échanger, Eileen ? As-tu persuadé M. Dunworthy de te laisser partir ?

— On a besoin de quelqu’un tout de suite, intervint Mike impatiemment. Pourquoi parlez-vous de 1945 ?

— Oui ou non ? insista Polly.

— Non, je n’ai jamais réussi à le rencontrer. Et maintenant, avec tout ça, il ne voudra sans doute même pas envisager que j’y aille.

Dieu merci ! Elle n’a pas fait le VE Day. Elle n’a pas de date limite, Dieu merci ! Et Mike non plus. Mais alors…

— Crois-tu que cet individu d’octobre pourrait être à Londres ?

— Non, Mike. Si Badri avait dû trouver deux points de saut à Londres, je suis certaine qu’il me l’aurait signalé ; il avait eu tellement de mal pour le mien ! Mais à part le Blitz, je ne vois rien qu’un historien souhaiterait étudier en octobre, du moins en Angleterre.

— Dans ce cas, Gerald semble être notre meilleure chance. Si on parvient à dénicher son aérodrome. Demain, on se procurera une carte…

Il s’arrêta de nouveau en entendant des bruits sourds en provenance de l’escalier.

Encore les enfants, pensa Polly. Cependant, aucun pas ne résonnait et pas plus de gloussements.

— Fausse alerte, décida Mike.

— Attends.

Polly dévala les marches et entrebâilla la porte. Le couple qui s’était tenu devant était parti et, de l’autre côté du couloir, les gens pliaient leurs couvertures et rangeaient assiettes et bouteilles vides dans leurs paniers. Polly ouvrit un peu plus largement et appela une petite fille qui, assise sur le sol, enfilait ses chaussures.

— La fin du raid a-t-elle sonné ?

La gamine acquiesça et Polly, de retour dans la cage d’escalier, courut l’annoncer à Mike et à Eileen.

— Nom de Dieu ! il est presque 6 heures. On a passé la nuit à discuter.

— Et je dois être à mon poste dans trois heures.

Polly s’étira et brossa sa jupe.

Eileen enleva la veste de Mike de ses épaules et la lui rendit.

— OK, dit-il. Eileen, tu vas récupérer tes affaires, et tu essaies de te rappeler le nom de l’aérodrome dont Gerald a parlé.

Il lui donna de l’argent pour prendre son métro.

— Polly, tu nous établis cette liste des raids et je veux que tu me montres où se trouve ton site avant que tu partes au boulot.

Ils sortirent de la cage d’escalier. Dans le couloir, tout le monde avait ramassé son fourbi et quitté les lieux, à l’exception de deux gamins très sales qui grappillaient les restes de nourriture abandonnés. Ils s’envolèrent à l’instant où Polly poussait la porte.

Le hall principal était lui aussi quasi désert.

— Quel métro prends-tu pour Stepney, Eileen ? interrogea Polly.

— Bakerloo, puis District.

— On prend la Central Line, expliqua Polly qui, en découvrant l’expression désolée d’Eileen, ajouta : On t’accompagne jusqu’à ton quai.

C’était plus facile à dire qu’à faire. Les réfugiés du quai de Bakerloo étaient encore en train de plier leur matériel. Un groupe s’était rassemblé autour d’un garde de l’ARP en combinaison déchirée et couverte de suie. Il arrivait de toute évidence de l’extérieur.

— Ça a bardé, là-haut ? lui demanda une femme au moment où ils croisaient l’attroupement. Est-ce que Marylebone a encaissé encore une fois ?

Il acquiesça.

— Et Wigmore Street. (Il retira son casque pour essuyer sa figure avec un mouchoir noir de suie.) Trois incidents. L’un des pompiers parlait aussi de gros dommages à Whitechapel.

— Et Oxford Street ? interrogea Mike.

— Non, la chance lui a souri, cette fois. Pas une égratignure.

La couleur déserta le visage de Mike.

— Vous êtes certain…, commença Eileen.

Mais Mike descendait déjà le couloir en boitant. Il avait presque atteint l’escalier roulant quand Polly réussit à le rejoindre.

— Ce garde a pu ne pas remarquer Padgett’s. Tu l’as entendu, il a passé son temps sur Wigmore Street. C’est au nord d’ici, et il fait nuit. Et, quand il y a un incident, ça provoque plein de poussière et de fumée. Personne n’y voit rien.

— Ou alors, il n’y a rien à voir.

Et il continua de monter l’escalier.

— Je ne comprends pas, s’exclama Eileen, qui les rattrapait alors qu’ils arrivaient en haut. Padgett’s n’aurait pas été touché ?

Mike ne répondit pas. Il sortit en boitant de la station.

Dehors, il faisait encore sombre, mais pas assez pour que Polly ne puisse distinguer les toits noirs des magasins d’Oxford Street contre le ciel d’encre. Il n’y avait aucun signe de destruction, et pas de verre brisé sur la chaussée obscure.

— On se gèle, ici, déclara Eileen, frissonnant dans son mince chemisier alors qu’ils regardaient vers l’extrémité de la rue. Si une bombe avait frappé Padgett’s, est-ce qu’il ne serait pas en train de brûler ?

Si.

Pas la moindre flamme, pas de lueur rougeoyante, ni même de fumée. L’air était humide et propre.

— Es-tu sûre d’avoir eu le nom du bon établissement ? demanda Eileen, qui claquait des dents. Ce n’est pas Parmenter’s qui a été touché ? ou Peter Robinson ?

— Je suis sûre.

— Tu t’es peut-être trompée de date, suggéra Eileen, et le bombardement aura lieu demain soir. Ce qui veut dire que je peux aller chercher mon manteau. Et mon sac.

Elle entreprit de descendre la rue ténébreuse.

— Alors, interrogea Mike, t’es-tu trompée de date ?

— Non. Tous les raids sur Oxford Street m’ont été implantés. Simplement, on ne peut pas le repérer d’ici.

C’était vrai, mais ils auraient dû voir les voitures des pompiers et entendre les sirènes des ambulances. Et apercevoir la lumière bleue de l’officier en charge de l’incident.

— On le découvrira quand on s’approchera, affirma-t-elle, et elle suivit Eileen.

— À moins que j’aie changé le cours des événements et qu’il n’ait pas été touché. Je ne t’ai pas raconté ce que j’ai fait à Dunkerque.

— Ce que tu as fait n’a aucune importance ; les historiens ne peuvent pas changer le cours des événements. C’est une HE qui a frappé Padgett’s, pas une incendiaire. Elles ne provoquent pas nécessairement de brasiers, et si cela s’est produit tôt la nuit dernière, le feu peut être éteint depuis des heures…

Devant, Eileen les appela.

Padgett’s est toujours là. Je peux le voir.

Et Mike se précipita vers elle, en une étrange course claudicante.

Ce n’est pas possible.

Polly bondit à son tour et le dépassa. Mais si, c’était possible. Avant d’avoir parcouru la moitié du chemin, elle distinguait le Lyons Corner House, toujours intact et, derrière lui, la première des colonnes de Padgett’s. Eileen y était presque. Polly courut pour la rejoindre, essayant de percer les ténèbres. Les colonnes de Padgett’s se dressaient au complet, ainsi que le bâtiment au-delà.

Non. Il ne peut pas être encore debout.

Il ne l’était pas. Avant même d’arriver au Lyons, elle reconnaissait le mur latéral à demi détruit de l’immeuble qui jouxtait Padgett’s, et découvrait l’espace vide entre ce mur et le restaurant.

Eileen avait atteint la devanture, et Polly l’entendit s’exclamer :

— Oh non !

Elle se tourna pour appeler Mike.

— Tout va bien. Il a été bombardé.

Et elle se précipita vers le magasin. Ou plutôt vers l’espace où il s’était trouvé. Les colonnes – et derrière elles, un grand cratère – étaient tout ce qui en subsistait. La bombe avait totalement vaporisé le bâtiment, ce qui confirmait qu’il s’était agi d’une HE de cinq cents kilos.

Et quand nous lirons les journaux demain, nous apprendrons cela, et qu’il y a eu trois victimes.

Une corde était tirée au bord du trottoir, condamnant l’incident. Eileen se tenait, inerte, juste derrière, les yeux fixes. Soulagée ou choquée ? Polly ne parvenait pas à savoir, il faisait trop sombre pour déchiffrer l’expression sur son visage.

Elle la rejoignit.

— Regarde ! dit Eileen, tendant le doigt.

Et Polly découvrit qu’elle n’observait pas ce qui restait de Padgett’s, mais le trottoir jonché de verre brisé entre les piliers. Et ce que Polly n’avait pas encore vu à cause de l’obscurité.

Des corps, éparpillés, et il y en avait au moins une dizaine.

Загрузка...