Hôpital des urgences de guerre, août 1940

Pensez aux blessés

Affiche du gouvernement, 1940


Mike dévisageait sœur Gabriel.

— Je suis à Orpington ? répéta-t-il d’un air hébété.

Orpington se trouvait juste au sud de Londres. À des kilomètres de Douvres.

— Oui. On vous a transféré de Douvres pour vous opérer, expliqua sœur Gabriel.

— Quand ?

— Je ne suis pas sûre.

Elle souleva la feuille des températures pour regarder.

— Moi, je le suis, intervint Fordham. C’était le 6 juin.

Le jour J ! Oh ! mon Dieu ! on est en 1944. Je suis là depuis quatre ans.

— Je m’en souviens parce que c’était seulement deux jours après mon admission, continua Fordham, et les infirmiers cognaient sans arrêt dans mes fils de traction pendant qu’ils vous mettaient au lit.

— Oui, le 6, confirma sœur Gabriel après un coup d’œil à la feuille.

Et il était évident que cette date n’avait aucune signification pour eux. On n’était pas en 1944, mais toujours en 1940. Dieu merci ! Le 6 juin. Il avait donc été amené ici une semaine après Dunkerque et, le temps que l’équipe de récupération parle au capitaine puis vienne le chercher à Douvres, il était déjà parti depuis longtemps, et sans identité qui permette de retrouver sa piste.

Voilà pourquoi l’équipe n’est pas là, pensa-t-il avec jubilation. Je dois leur faire savoir où je suis.

Il envoya valser ses couvertures afin de sortir de son lit.

— Eh bien, qu’êtes-vous en train de faire ? s’exclama Fordham, alarmé.

Sœur Gabriel se précipita pour l’arrêter.

— Ah ! il ne faut pas essayer de vous lever ! déclara-t-elle en appuyant sa main sur sa poitrine. Vous êtes encore bien trop faible. (Elle rabattit les couvertures.) Que se passe-t-il ? Vous rappelez-vous quelque chose sur votre arrivée chez nous ?

— Non, je… je n’avais pas compris que je n’étais plus à Douvres.

— Cela doit être difficile d’être privé de mémoire, dit sœur Gabriel avec compassion. Pourriez-vous avoir volé dans la RAF ?

Oh non ! Son implant L-et-A avait-il de nouveau cessé de fonctionner ?

— Il y a beaucoup d’aviateurs américains dans la RAF, poursuivait-elle. Vous pourriez avoir été abattu, et cela expliquerait comment vous vous trouviez dans l’eau.

Mike secoua la tête, les sourcils froncés.

— Tout est si flou.

— Ce n’est pas grave. Vous êtes dans de très bonnes mains, ici. (Elle lui tendit ses mots croisés et son crayon.) Et vous y êtes beaucoup plus en sécurité qu’à Douvres.

Non, ce n’est pas vrai. Et il faut que je communique avec eux.

Mais comment ? Il ne pouvait pas envoyer un télégramme en 2060. Le seul moyen de communiquer avec Oxford, c’était par le point de transfert et, s’il pouvait l’atteindre pour envoyer un message, il n’aurait plus besoin de cet envoi. Il pourrait traverser lui-même.

Il essaya de deviner ce que l’équipe de récupération avait fait quand elle n’avait pas réussi à le trouver à Douvres. Ils avaient dû retourner à Saltram-on-Sea. Le village et le capitaine étaient leur seule piste.

Je dois faire savoir au capitaine où je suis pour qu’il puisse le leur indiquer.

Mais comment ? Le capitaine n’avait évidemment pas de téléphone, ou il ne se serait pas servi de celui de l’auberge pour appeler l’Amirauté.

Peut-être pourrais-je appeler le pub et laisser un message à la serveuse ?

Quel était son nom ? Dolores ? Deirdre ? Il ne pouvait décemment pas téléphoner et demander la brunette qui avait le don de vous aguicher en vous jetant des œillades par-dessus son épaule, pas avec son père à proximité. Et de toute façon, il aurait parié qu’elle oublierait de délivrer le message. Elle n’avait pas été capable de se rappeler que le capitaine possédait une voiture, alors même que Mike en avait désespérément besoin.

Peut-être pourrait-il envoyer un télégramme au capitaine ? Mais il n’avait aucune idée de la façon de procéder. Et pas d’argent. S’il priait Fordham ou l’une des infirmières d’en envoyer un à sa place, ils concluraient qu’il avait retrouvé la mémoire et lui poseraient toutes sortes de questions gênantes.

Peut-être puis-je demander à Mme Ives. Elle ignore que je suis censé souffrir d’amnésie. Fordham descend en radiologie cet après-midi. J’en profiterai pour la solliciter.

Mais quand elle arriva, Fordham était encore là.

— Vous faut-il autre chose ? s’enquit la volontaire avec entrain après qu’elle eut donné son journal à Mike.

Oui, qu’un brancardier vienne chercher Fordham.

— Voulez-vous m’aider pour cette définition des mots croisés ? interrogea-t-il, choisissant au hasard. « Mont où le PM va tous les dimanches matin. » Neuf lettres. Je ne trouve pas.

— Ah ! c’est Churchill.

— Churchill ?

— Oui, notre nouveau Premier ministre.

Le brancardier arrivait enfin avec le lit à roulettes. Assisté par l’infirmière, il entreprit de décrocher Fordham de ses poulies.

— Mais comment Churchill est-il le nom d’un mont ?

— Un mont, c’est une colline : « hill ».

— Attention ! s’exclama Fordham alors qu’ils le basculaient sur le lit à roulettes. Ne me… Bon Dieu de bon Dieu !… Excusez-moi, Mme Ives !

— Pas de souci, je vous comprends, répondit-elle avant de revenir aux mots croisés. Et l’endroit où l’on va le dimanche matin, c’est une église : « church ». Ensemble, cela s’épelle : « church – hill », Churchill.

— Ainsi, les définitions sont des devinettes ?

Mme Ives acquiesça.

Fordham poussa un cri de douleur.

— Désolé, juste un élancement temporaire. En route, chauffeur ! Destination : le studio du photographe !

Et le garçon fut enfin véhiculé vers les doubles portes de la salle.

— J’ai besoin de faire passer un message à quelqu’un, annonça Mike dès que le lit roulant fut hors de portée de voix. Et je me demandais si vous pourriez…

— Écrire une lettre pour vous ? J’en serais ravie.

Elle se mit à préparer du papier à lettres sur son chariot.

— Non, je voulais envoyer un télégramme…

— Oh là là ! non ! Les télégrammes sont de si terribles messagers ! Ils apportent toujours de mauvaises nouvelles, et encore plus en ce moment, avec la guerre. Vous ne voulez pas terroriser la pauvre personne à qui vous écrivez ? Une lettre, c’est beaucoup mieux. (Elle prit un stylo-plume.) Je serai très heureuse de la poster pour vous.

— Mais je dois avertir cette personne tout de suite…

— Une lettre sera presque aussi rapide qu’un télégramme.

Elle s’assit à côté du lit.

— Alors, à qui l’envoyons-nous ?

— Je peux l’écrire moi-même. J’ai juste besoin…

— Oh ! cela ne me dérange pas. C’est ma façon à moi de participer à l’effort de guerre. Et il ne faut pas vous fatiguer. Vous devez conserver toutes vos forces pour votre convalescence.

Mike n’avait pas le temps d’argumenter. Fordham pouvait remonter d’un instant à l’autre.

— Cela s’adresse au capitaine Harold, indiqua-t-il.

Elle transcrivit : « Cher capitaine Harold », d’une écriture soignée, en pattes de mouche.

— « Je suis à l’hôpital des urgences de guerre à Orpington, dicta Mike. On m’a déplacé ici pour opérer mon pied. »

Et maintenant, quoi ? Il devait rédiger ce courrier sans révéler qu’il avait simulé l’amnésie ou qu’il était un civil. Si on le découvrait et le transférait dans un autre hôpital, cela rendrait sa lettre inutile.

Mme Ives le regardait d’un air impatient.

— Je suis trop fatigué pour continuer, annonça-t-il en frottant sa main sur son front. Laissez-la-moi, je finirai plus tard.

— Je reviendrai avec plaisir, déclara-t-elle.

Elle plia la lettre et la glissa dans sa poche.

Non, Fordham serait de retour et il les entendrait.

— Ajoutez juste : « Merci de m’écrire », termina Mike.

Le plus important était de faire savoir au capitaine où il se trouvait. Avec un peu de chance, il lui répondrait et lui dirait si quelqu’un était passé et l’avait demandé.

— Et signez : « Mike Davis ».

Elle s’exécuta, plia la lettre en trois, la plaça dans l’enveloppe, lécha le rabat, détacha un timbre d’une feuille, le lécha aussi et le colla au coin de l’enveloppe. Il valait mieux qu’elle ait rédigé ce courrier pour lui parce qu’il n’aurait pas eu la moindre idée des procédures pour coller une enveloppe ou le timbre. Elle écrivit le nom de Mike et l’adresse de l’hôpital dans le coin gauche, et « Capitaine Harold » au centre.

— Quelle est l’adresse du capitaine ? interrogea-t-elle.

— J’ai besoin de votre aide pour la trouver. Il habite un village qui se nomme Saltram-on-Sea. Dans le Kent. Ou peut-être le Sussex.

— Le postier le saura. Saltram-on-Sea suffira pour que la lettre lui parvienne.

Elle écrivit « Saltram-on-Sea », et dessous : « Angleterre », avant de la mettre dans la poche de son uniforme.

— Je la posterai ce soir en partant.

J’espère qu’elle maîtrise ce qu’elle fait.

— Combien de temps pour qu’elle arrive, à votre avis ?

— Oh ! elle devrait être distribuée avec le courrier de demain matin, quoique, avec la guerre, on ne peut jurer de rien. Elle pourrait n’arriver qu’avec le courrier de l’après-midi mais, dans tous les cas, elle sera là-bas demain.

Elle y serait donc mercredi ou, puisqu’il n’avait pas l’adresse du capitaine, plus probablement jeudi. L’équipe de récupération devrait se présenter vendredi. Il avait intérêt à faire de son mieux pour guérir, et vite, de façon qu’ils puissent l’évacuer sans avoir à voler un brancard et une ambulance. Dans ce dessein, Mike se força à manger tout ce qui se trouvait sur son plateau, et s’entraîna à rester assis dans son lit plus de cinq minutes d’affilée.

C’était plus difficile qu’il ne s’y était attendu. Il se sentait incroyablement faible, et même essayer de s’asseoir sur le bord de son lit le trempait de sueur.

— Les poumons sont encore encombrés, indiqua le docteur après avoir écouté sa respiration. Comment va la mémoire ? Quelque chose vous revient ?

— Des petits bouts, répondit Mike avec prudence.

Mme Ives lui avait-elle parlé de la lettre ?

Apparemment pas, à en juger par ce qu’il dit ensuite :

— Ne forcez pas. Allez-y doucement. Pareil quand vous tentez de vous lever. Je ne tiens pas à ce que vous fassiez une rechute.

Quand sœur Carmody vint prendre sa température, elle lui apprit que le médecin lui avait reproché d’avoir autorisé Mike à s’asseoir.

— Il dit que vous ne devez pas vous lever avant la semaine prochaine.

D’ici là, je serai de retour à Oxford.

Pourtant, vendredi, il n’y avait toujours aucun signe de l’équipe ni de lettre.

— Il doit y avoir eu du retard, avança Mme Ives. La guerre, vous savez. Je suis sûre qu’elle arrivera demain.

Mais il n’y avait rien non plus au courrier du samedi matin. De toute évidence, Mme Ives s’était trompée, et l’adresse : « Saltram-on-Sea, Angleterre » ne suffisait pas. Mike allait devoir envoyer une seconde lettre et se débrouiller pour que Mme Ives lui trouve le comté, cette fois-ci.

— Au lieu de vous répondre, lui dit-elle, il a peut-être programmé de venir vous voir ce week-end.

Cette éventualité n’avait pas effleuré l’esprit de Mike.

Seigneur ! L’idée du capitaine entrant dans l’hôpital à grand fracas et annonçant aux infirmières qu’il était un journaliste américain !…

Je dois leur dire que j’ai retrouvé la mémoire.

— Quelles sont les heures de visites pendant le week-end, Mme Ives ?

— De 14 heures à 16 heures, aussi bien aujourd’hui que demain.

Il n’aurait pas le temps de simuler un retour de sa mémoire par petits bouts. Elle devait lui revenir d’un seul coup.

Il faudra prétendre que son retour a été déclenché par quelque chose.

Dès que Mme Ives eut quitté la pièce, il se plongea dans le Herald, en quête d’une nouvelle qui pourrait avoir servi de détonateur. « Aérodrome bombardé », « Les Londoniens s’entraînent contre les attaques aux gaz », « L’invasion pourrait être imminente ». Hélas ! rien sur Dunkerque ou les Américains. Il feuilleta les pages intérieures. Une publicité pour John Lewis, des faire-part de décès, de mariage : « Lord James et lady Emma Siston-Hughes annoncent les fiançailles de leur fille Jane… »

Jane. Parfait…

Il fit semblant de lire pendant quelques minutes, puis actionna la sonnette d’un air excité.

— Qu’y a-t-il ? demanda Fordham. Quelque chose ne va pas ?

— Je me rappelle qui je suis.

Mike actionna la sonnette derechef. Sœur Carmody le rejoignit, l’air affairé.

— Je sais qui je suis ! s’exclama-t-il en lui tendant le journal, le doigt sur la petite annonce. J’ai lu ce nom, Jane, et d’un seul coup tout m’est revenu : comment je suis allé à Dunkerque, ce que j’y faisais, comment j’ai été blessé. J’étais sur la Lady Jane. Et je ne suis pas soldat.

— Pas soldat ?

— Non, je suis correspondant de guerre. J’étais à Dun…

— Mais, si vous n’êtes pas soldat, vous n’êtes pas censé… Je vais chercher le docteur.

Elle sortit en hâte, cramponnée au Herald, et revint presque aussitôt, le docteur en remorque.

— Je crois comprendre que votre mémoire commence à revenir ? interrogea-t-il.

Est revenue. Juste comme ça !

Mike claqua des doigts, priant le ciel que la mémoire puisse éventuellement se rétablir de cette façon.

— Je lisais le Herald, dit-il en prenant le journal à sœur Carmody et en montrant l’annonce, et à l’instant où j’ai vu le nom « Jane », je me suis souvenu de tout. Je travaille pour un journal américain, l’Omaha Observer. Je suis leur correspondant à Londres. J’étais parti pour Dunkerque sur le bateau du capitaine Harold, la Lady Jane, afin de couvrir l’évacuation. (Il jeta un coup d’œil de regret à son pied.) J’y ai gagné un peu plus que l’article attendu…

Le docteur écoutait le récit de Mike : l’embarquement des soldats, l’hélice, le Stuka, sans se départir de son calme et de son impassibilité.

— Je vous avais dit de ne pas vous inquiéter, commenta-t-il à la fin. Que votre mémoire vous reviendrait. (Il se tourna vers sœur Carmody.) Voudriez-vous prévenir la surveillante générale que j’ai besoin de lui parler, s’il vous plaît ?

Elle gratifia Mike d’un regard affligé.

— Docteur, pouvez-vous m’accorder un instant ?

Ils s’éloignèrent au centre de la salle pour un autre de leurs entretiens à voix basse. Mike entendait sœur Carmody chuchoter :

— … ce n’est pas sa faute… cela ne pourrait-il attendre que son pied… pneumonie…

Le docteur semblait tout aussi désolé :

— … il n’y a rien que je puisse faire… le règlement…

Il avait dû lui demander de nouveau d’aller chercher la surveillante parce qu’elle croisa les bras d’un air belliqueux et secoua sa tête voilée.

— Je n’en ferai rien du tout… miracle qu’il ait survécu à son transfert la première fois…

Et elle poursuivit le docteur alors qu’il gagnait les doubles portes.

Maintenant, commandant, il vaudrait mieux vous montrer aujourd’hui !

Il ne se montra pas. Un flot continu de visiteurs – petites amies, mères, hommes en uniforme – se déversa pendant les deux jours pour s’installer au chevet des patients, mais il n’apportait pas le capitaine.

Je n’aurais pas dû aller si vite en besogne.

Mike regardait sœur Carmody chasser les visiteurs de la salle.

— Vont-ils me transférer dans un autre hôpital ? lui demanda-t-il.

— Ne vous inquiétez pas. Essayez de vous reposer.

Ce qu’il faut traduire par « oui », conclut Mike. Et il passa la nuit à chercher un moyen d’éviter cela se produise. Et à imaginer tout ce qui avait pu arriver à sa lettre. La postière l’avait donnée à la serveuse pour qu’elle la transmette au capitaine, mais la jeune fille l’avait collée derrière le comptoir et l’avait oubliée. Le capitaine l’avait laissée tomber dans l’eau de la cale. Ou perdue dans l’amoncellement des cartes et des sardines sur sa table.

Toujours pas de lettre ? dit Mme Ives en claquant de la langue quand elle lui apporta son Herald le lundi suivant. J’espère vraiment que rien n’est arrivé.

Ce qui généra une nouvelle crise d’angoisse. Le train qui transportait la lettre avait été bombardé. Saltram-on-Sea avait été bombardée. L’équipe de récupération avait été bombardée…

Cela ne lui procurait pas le moindre soulagement. Mike prit le Herald et l’ouvrit à la page des mots croisés. Résoudre des devinettes ridicules serait toujours mieux que de tourner comme un écureuil en cage.

Un horizontal : « Envoyé dans un endroit dont aucun message ne peut sortir. »

Dix vertical : « La calamité tant redoutée est arrivée. »

Mike revint d’une pichenette sur la page de titre du journal. « L’invasion serait imminente », annonçait la une. « Les constructions des Allemands le long de la Manche indiquent… »

Sœur Carmody le lui cueillit des mains.

— Vous avez de la visite, annonça-t-elle. Une jeune demoiselle.

C’est l’équipe de récupération, se dit-il, et la vague du soulagement fut si violente qu’il parvint à peine à tenir le peigne et le miroir que l’infirmière lui tendait « afin qu’il se rafraîchisse pour elle ». Il s’était attendu à un historien de son sexe, mais une femme était plus indiquée. Personne ne poserait de questions à une jeune femme venant voir un malade. C’est peut-être Merope, espéra-t-il. Dieu merci ! Fordham est redescendu en radio. Nous n’aurons pas à parler en code.

L’infirmière récupéra le peigne et le miroir, l’aida à enfiler une robe de chambre bordeaux, lissa sa couverture, et alla chercher sa visiteuse. Les portes de la salle s’ouvrirent sur une jeune femme en robe verte et au chapeau coquettement perché.

Ce n’était pas Merope. C’était une brunette aux cheveux relevés haut en drapé, aux joues fardées, au rouge à lèvres très vif. Avec ses sandales et sa robe coupée court, elle ressemblait à toutes les femmes et petites amies qui étaient venues en visite, mais elle appartenait évidemment à l’équipe de récupération. La boîte en carton équipée d’une poignée en ficelle qu’elle portait devait contenir un masque à gaz. En dépit de tous les récits historiques qui en faisaient état, Mike n’avait jamais vu de gens en porter depuis qu’il était arrivé.

J’espère que cela n’attire pas trop l’attention.

En fait d’attention, la seule dont elle était l’objet était un concert de sifflements au fur et à mesure de sa progression dans la salle.

— Ah ! s’il vous plaît, dites que c’est moi que vous êtes venue voir ! l’appela le soldat qui se trouvait à trois lits de distance quand elle passa devant lui.

Elle fit une courte pause, lui adressant une œillade par-dessus son épaule, doublée d’un sourire aguichant.

C’est la serveuse, s’aperçut Mike. Il ne l’avait pas reconnue avec ses cheveux relevés en chignon apprêté et tout ce maquillage. Doris, ou Dorothy, ou le diable sait quel foutu nom. Ce n’est pas l’équipe de récupération.

Elle dut lire la déception de Mike sur son visage parce que son propre visage s’allongea.

— Papa m’avait bien dit que je ne devrais pas venir, qu’il fallait d’abord vous écrire une lettre, mais je pensais…

Sa voix se brisa.

— Non, non, fit Mike, qui essayait de se montrer ravi de la voir.

Et de se rappeler son nom. Deborah ? Non. Il y avait bien un « e » à la fin.

— Je suis heureux que vous soyez venue, Dottie.

Elle parut encore plus déçue.

— Daphne.

— Daphne. Désolé, tout a été un peu flou pour moi depuis le…

Elle prit immédiatement un air compatissant.

— Oh ! bien sûr. L’infirmière m’a informée du choc qui vous a fait perdre la mémoire, et comment ça vient seulement de vous revenir, et aussi à quel point vous avez été blessé, votre pied… Comment est… (Elle bégayait, l’œil fixé sur la bosse que faisait son pied sous les couvertures.) Vous disiez dans votre lettre qu’il a été opéré. Ont-ils réussi à…

Elle se mordit la lèvre.

— Mon pied cicatrise bien. On est censé m’enlever les bandages la semaine prochaine.

— Ah ! parfait !

Elle poussa la boîte en carton devant lui.

— Je vous ai apporté du raisin. Je voulais vous préparer un gâteau, mais c’est tellement difficile de trouver du sucre et du beurre, avec ce rationnement…

— Du raisin, c’est exactement ce que m’a prescrit le docteur. Merci. Et merci d’être venue de si loin pour me voir.

Il tentait d’imaginer un moyen d’amener la conversation au point où il pourrait lui demander si quelqu’un, au pub, avait posé des questions à son sujet.

— Êtes-vous venue en bus ?

— Non, M. Powney m’a emmenée à Douvres, et j’ai pris le train là-bas.

Elle enleva ses gants et les mit sur ses genoux.

M. Powney… Ainsi, il avait fini par réapparaître.

— Je n’ai pas pu vous rendre visite plus tôt parce que le pub fait salle comble pendant le week-end. Papa voulait que j’écrive, mais je n’en avais pas envie, avec votre blessure et tout. (Elle saisit ses gants et les tortilla.) Je pensais qu’il valait mieux que je vous l’annonce en personne.

L’équipe de récupération était passée. Quelle histoire lui avaient-ils racontée ? Qu’ils le recherchaient parce qu’il était absent sans permission ? Était-ce la raison pour laquelle le capitaine ne leur avait pas révélé où Mike se trouvait ?

— M’annoncer quoi ? demanda-t-il.

— Ça concerne le capitaine et son arrière-petit-fils Jonathan, dit-elle, tordant ses gants entre ses mains.

— Que leur est-il arrivé ? Daphne ?

Elle baissa les yeux sur les gants torturés.

— Ils ont été tués, voyez-vous. À Dunkerque.

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