J’ai dit à l’homme qui se tenait à la Porte de l’Année : « Donne-moi de la lumière, afin que je puisse cheminer en toute sécurité dans l’inconnu. »
Et il m’a répondu : « Sors dans l’obscurité, et place ta main dans la Main de Dieu.
Ce sera mieux pour toi qu’une lampe, et plus sûr qu’un chemin connu. »
Quand Eileen parvint à la gare de Backbury, le train n’était pas là. Oh ! pourvu qu’il ne soit pas déjà parti, se dit-elle. Elle se pencha au-dessus du quai pour regarder par-delà les voies, mais ni d’un côté ni de l’autre elle ne put apercevoir un signe du convoi.
— Où est-il ? demanda Theodore. Je veux rentrer à la maison.
Je sais que tu le veux, pensa Eileen, qui s’était retournée pour examiner l’enfant. Tu me l’as dit toutes les quinze secondes depuis que je suis arrivée au manoir.
— Le train n’est pas encore là.
— Quand viendra-t-il ? insista Theodore.
— Je l’ignore. Allons interroger le chef de gare. Il saura.
Elle ramassa la petite valise en carton et le masque à gaz de Theodore, saisit sa main, puis descendit le quai jusqu’au bureau minuscule où le fret et les bagages étaient entreposés.
— Monsieur Tooley ! appela-t-elle, avant de frapper à la porte.
Pas de réponse. Elle frappa derechef.
— Monsieur Tooley ?
Elle entendit un grognement, puis un pas traînant, et M. Tooley ouvrit. Ses paupières clignaient comme si elle l’avait réveillé, ce qui était sans doute le cas.
— Que se passe-t-il donc ? grogna le vieil homme.
— Je veux retourner chez moi, dit Theodore.
— Le train de cet après-midi pour Londres n’est pas déjà parti, n’est-ce pas ? demanda Eileen.
L’homme la regardait à la dérobée.
— Z’êtes une des bonnes du manoir, pas vrai ?
Il baissa les yeux sur Theodore.
— C’est un des évacués de Mme la comtesse ?
— Oui, sa mère le réclame. Il doit prendre le train pour Londres aujourd’hui. Nous ne l’avons pas raté, n’est-ce pas ?
— Le réclame, hein ? Elle a prétendu que son précieux lardon lui manquait, je parie. Elle veut son carnet de rationnement, ça, c’est plus probable. Même pas capable de venir le chercher elle-même !
— Elle travaille dans une usine d’aviation. Elle n’a pas pu obtenir un jour de congé.
— Oh ! elles peuvent. Et sans problème, quand elles veulent. J’en avais deux, là, mercredi, en route pour Fitcham. « On ramène nos loupiots à la maison pour être tous ensemble à Noël », qu’elles disaient. Elles voulaient plutôt s’rincer la dalle au pub de Fitcham. Elles avaient déjà un beau p’tit coup dans le nez.
Ça te va bien de parler de ça, ironisa Eileen… qui sentait depuis le seuil l’odeur alcoolisée de son haleine.
— Monsieur Tooley, reprit-elle, tentant de le ramener à son sujet de préoccupation. À quelle heure doit arriver le train de cet après-midi pour Londres ?
— Y a que c’lui de 11 h 19. Ils ont arrêté l’autre la semaine dernière. À cause de la guerre.
Oh non ! Cela signifiait qu’ils l’avaient manqué, et qu’elle aurait à convoyer Theodore sur tout le chemin du retour jusqu’au manoir.
— Mais il n’est pas encore passé, et qui sait quand il sera là. C’est à cause de tous ces transports de troupes. Ils poussent les trains de passagers sur des voies de garage et attendent donc, le temps qu’ils aient tous défilé !
— Je veux…, commença Theodore.
— Aussi ratés qu’leurs mères, fit M. Tooley, qui le regardait fixement. Aucune éducation. Et Mme la comtesse qui s’use les doigts jusqu’à l’os pour tenter de décrotter ces mômes ingrats !
C’est plutôt : qui oblige ses serviteurs à user leurs doigts jusqu’à l’os !
Eileen l’avait appris, lady Caroline ne s’était préoccupée que deux fois en tout et pour tout des vingt-deux enfants évacués de Londres, la première quand ils étaient arrivés – à ce que prétendait Mme Bascombe, elle avait l’intention de s’assurer qu’elle n’en aurait que de « gentils » et s’était débrouillée pour se rendre au presbytère et les choisir elle-même comme des gâteaux –, la seconde quand un journaliste du Daily Herald lui avait rendu visite pour un article sur les « sacrifices de la noblesse en temps de guerre ». Le reste du temps, les soins de la dame se bornaient à donner des ordres à ses domestiques et à se plaindre du bruit excessif produit par les enfants, de leur usage exagéré de l’eau chaude, et de leur terrible propension à érafler ses planchers cirés.
— C’est merveilleux de voir Mme la comtesse s’y coller et faire de son mieux pour l’effort de guerre, proféra M. Tooley. J’en connais d’autres, à sa place, ils n’accueilleraient même pas un chaton perdu ! Ils ouvriraient encore moins leur maison à toute une flopée de gosses des taudis.
Il n’aurait pas dû prononcer le mot « maison ». Dans l’instant, Theodore tirait le manteau d’Eileen.
— À combien estimez-vous le retard du train aujourd’hui, monsieur Tooley ?
— Impossible à dire. Des heures, peut-être.
Des heures, et déjà l’après-midi touchait à sa fin. À ce moment de l’année, le ciel commençait à s’obscurcir dès 15 heures, et il faisait nuit noire à 17 heures. Avec le black-out…
— Je veux pas attendre des heures, protesta Theodore. Je veux rentrer à la maison maintenant.
M. Tooley ronchonna.
— Connaissent pas leur bonheur. Maintenant que Noël approche, ils vont tous vouloir rentrer chez eux.
Eileen espérait que non. Les évacués avaient déjà commencé à revenir à Londres pendant les mois de la « drôle de guerre » et, au moment où le Blitz débutait, soixante-quinze pour cent étaient de retour, mais elle n’avait pas imaginé que cela se produirait si vite.
— Tu veux rentrer chez toi maintenant, et quand les bombes vont se mettre à tomber tu souhaiteras être ici, grinça M. Tooley, qui agitait son doigt en direction de l’enfant. Mais alors il sera trop tard.
Et, réintégrant son bureau d’un pas lourd, il en claqua la porte, sans que cela provoque le moindre effet sur Theodore.
— Je veux rentrer à la maison, répétait-il, inébranlable.
— Le train arrivera bientôt, assura Eileen.
— J’parie qu’non, clama la voix d’un petit garçon. L’est…
— Chuuut ! l’interrompit-on sur un ton virulent.
Eileen se tourna, mais il n’y avait personne sur le quai. Elle se hâta vers le bord et regarda les voies en contrebas. Personne là non plus.
— Binnie ! Alf ! appela-t-elle. Sortez de là-dessous tout de suite.
Et Binnie surgit des entrailles du quai, suivie par son petit frère, Alf.
— Ne restez pas sur les voies. C’est dangereux. Le train pourrait arriver.
— Non. Impossible, fit Alf, en équilibre sur l’un des rails.
— Tu n’en sais rien. Monte ici immédiatement.
Les deux enfants grimpèrent sur le quai. Ils étaient tous les deux dégoûtants. Le nez du garçon, qui coulait en permanence, avait produit une traînée crasseuse, et sa chemise était à demi sortie de son pantalon. Sa sœur de onze ans n’avait pas meilleure apparence, les bas en accordéon, ses cheveux dénoués et les pans de son ruban pendouillant.
— Mouche-toi, Alf ! ordonna Eileen. On peut savoir ce que vous fabriquez ? Pourquoi n’êtes-vous pas à l’école, vous deux ?
Alf essuya son nez sur sa manche et désigna Theodore du doigt.
— Ben, l’y est pas, lui, à l’école.
— Aucun rapport. Que faites-vous à la gare ?
— C’est qu’on vous a vus passer, expliqua Binnie.
Alf hocha la tête.
— On pensait qu’t’avais rendu ton tablier.
— Pas moi, le contredit Binnie. Moi, j’pensais qu’elle nous plantait pour un rancard. Una aussi, elle fricote.
Elle adressa à Eileen un sourire narquois.
— Tu nous quittes pas, hein ? s’inquiéta le garçon, l’œil arrêté sur la valise de Theodore. On veut pas. T’es la seule un peu chouette avec nous, t’sais. La mère Bascombe et Una, c’est des peaux d’vache.
— Una sort en douce pour bécoter un soldat, ajouta Binnie. Dans les bois !
Alf acquiesça.
— On l’a filée toute sa demi-journée de congé.
Binnie lui décocha un regard si meurtrier qu’Eileen se demanda s’ils l’avaient aussi pistée pendant son temps libre. Elle devrait s’assurer qu’ils se trouvent effectivement à l’école la semaine prochaine. Si la chose était possible. Le pasteur, M. Goode – un jeune homme sérieux – était déjà venu deux fois au manoir signaler leur absentéisme répété.
— Ils paraissent avoir quelque difficulté d’adaptation à la vie chez nous, avait-il observé.
Eileen pensait au contraire que les deux enfants s’adaptaient trop bien. Dans leur cas, lady Caroline avait clairement échoué à reconnaître les « gentils ». Ils n’avaient pas été choisis depuis plus de deux jours qu’ils se conduisaient en maîtres pour voler les pommes, provoquer les taureaux, piétiner les légumes du jardin, et laisser tous les portails ouverts dans un rayon de vingt kilomètres à la ronde.
— Dommage que ce plan d’évacuation ne marche pas dans les deux sens, avait déploré Mme Bascombe. Je les aurais expédiés à Londres dans la minute en leur attachant au cou une étiquette à bagages. Petits vandales !
Binnie ajoutait :
— Mme Bascombe dit comme ça que les filles convenables, ça donne pas des rancards aux bougres dans les bois.
— Certes, mais les filles convenables n’espionnent pas davantage les gens, assena Eileen. Et elles ne sèchent pas les cours.
— C’est l’maître qui nous a renvoyés au manoir, affirma Binnie. Cause que Alf y a pris mal. Sa tête, l’est chaude comme la braise.
Alf tenta de paraître malade.
— Tu fous pas l’camp, hein, Eileen ? demanda-t-il sur un ton plaintif.
— Non, grogna-t-elle. (Malheureusement.) C’est Theodore qui s’en va.
Quelle erreur ! L’enfant se fit entendre sur-le-champ.
— Je veux…
— Tu partiras, trancha-t-elle. Dès que le train arrivera.
— Ça risque pas, dit Alf. En tout cas, z’ont poireauté pour rien, hier.
— Comment le sais-tu ? s’enquit Eileen.
Mais elle connaissait déjà la réponse. Ils avaient également séché les cours la veille. Elle se rendit au bureau et martela la porte.
— Est-il vrai que le train de voyageurs ne vient parfois pas du tout ? interrogea-t-elle dès que M. Tooley eut ouvert.
— Il… Qu’est-ce que vous foutez là, vous deux ? Si je vous chope encore, les Hodbin…
Il lança son poing, menaçant, mais Binnie et Alf s’étaient déjà envolés sur le quai, avaient sauté à l’extrémité, et disparu.
— Dites-leur d’arrêter de jeter des pierres sur les trains, ou je les balance, cria-t-il, rouge d’indignation. Criminels ! Ça finira au violon de Wandsworth.
Eileen était tentée d’en convenir, mais elle ne voulait pas s’écarter de son sujet.
— Est-il vrai que le train n’est pas venu du tout hier ?
Il hocha la tête à contrecœur.
— Des ennuis sur la ligne, mais y a de bonnes chances que ce soit arrangé, maintenant.
— Vous n’en êtes pas sûr ?
— Non. Dites à ces deux-là que je leur colle les flics aux trousses s’ils reviennent encore rôder par ici.
Il rentra d’un pas lourd dans son bureau.
Ah ! quelle poisse ! Ils ne pouvaient pas rester là toute la nuit, sans savoir si le train viendrait ou non. Le visage de Theodore était déjà rouge de froid et, avec le black-out, l’éclairage n’était pas autorisé dans la gare. Si le train arrivait après la tombée de la nuit, le conducteur ne pourrait même pas voir qu’ils attendaient et ne s’arrêterait pas. Elle devait se résigner à se taper tout le chemin du retour, ramener Theodore au manoir, et essayer de nouveau demain.
Seulement son billet était pour aujourd’hui. Et elle n’avait aucun moyen de prévenir sa mère et de l’informer que son fils ne serait pas au rendez-vous. Elle scruta anxieusement les voies, guettant l’apparition d’une fumée au-dessus des arbres dénudés.
— La ligne est flinguée à cause d’un train écrabouillé, j’parie, proclama Binnie, qui surgissait de l’arrière d’une pile de traverses.
— Moi, j’parie qu’un avion boche l’a survolée, et qu’y a craché sa bombe, et que tout l’train a explosé, dit Alf.
Ils se hissaient non sans mal sur le quai.
— Boum ! Des bras et des jambes partout ! Ratatinés !
— Ça suffit, maintenant ! ordonna Eileen. Vous deux, vous retournez à l’école.
— On peut pas, protesta Binnie. J’t’ai dit, Alf s’est chopé la mort. Il a le carafon en…
Eileen plaqua sa main sur le front parfaitement frais du garçon.
— Pas une ombre de fièvre. Allez, hop, on y va !
— Impossible, renchérit Alf. L’école est finie.
— Alors, rentrez à la maison.
À ce mot, le visage de Theodore se convulsa.
— Là, dépêchons-nous de mettre ces moufles, se précipita Eileen en s’agenouillant devant lui.
Elle ajouta, dans l’espoir de distraire son attention :
— As-tu voyagé en train quand tu es venu à Backbury, Theodore ?
— Nous, on est venus en bus, intervint Binnie. Alf a dégueulé sur les godillots du chauffeur.
— Le train, ça te coupe la caboche si tu te penches par la fenêtre, lança son frère. Pfuit !
— Suis-moi, Theodore, dit Eileen. On va se poster au bout du quai. On pourra voir si le train approche.
— Une pote à moi, elle a marché trop près du bord, lâcha Binnie. L’a chuté sur les rails et un train roulait droit sur elle. Ça l’a tranchée en deux.
— Alf, Binnie, je ne veux plus entendre un mot sur les trains.
— Même pas si y en a un qui vient ?
Binnie désignait les voies. Effectivement, le train approchait, sa locomotive massive couronnée de vapeur.
Merci, mon Dieu !
— Voilà ton train, Theodore, annonça Eileen.
Elle s’agenouilla pour boutonner son manteau et suspendit à son cou la boîte de son masque à gaz.
— Ton nom, ton adresse et ta destination sont écrits sur ce papier, expliqua-t-elle avant de glisser la feuille dans sa poche. Quand tu arriveras à Euston, ne quitte pas le quai. Ta mère viendra jusqu’au train te chercher.
— Et si sa p’tite maman est pas là, y fait quoi ? demanda Binnie.
— Et si on l’a tuée sur la route, y fait quoi ? insista Alf.
Binnie hocha la tête.
— Tout juste. Y fait quoi si une bombe a zigouillé sa mère ?
— Ne les écoute pas, soupira Eileen.
Qui pensait : Pourquoi est-ce que ce ne sont pas les Hodbin que je renvoie chez eux ?
— Ils te taquinent, Theodore. Il n’y a pas la moindre bombe à Londres.
Pas encore.
— Pourquoi qu’on nous a largués ici, alors ? s’enquit Alf. Si c’est pas pour nous protéger des bombes ?
Il colla son visage à celui du petit garçon.
— Si tu regagnes tes pénates, j’crois bien qu’une bombe aura ta peau.
— Ou le gaz moutarde, renchérit Binnie, qui agrippait sa gorge et faisait semblant d’étouffer.
Theodore leva les yeux sur Eileen.
— Je veux rentrer à la maison.
— Je te comprends.
Elle souleva sa valise et l’entraîna vers le train qui ralentissait. Il était plein de soldats qui se glissaient sous les rideaux de black-out des compartiments pour regarder, agiter la main, sourire, et qui encombraient les plates-formes aux deux bouts des voitures, certains d’entre eux à demi pendus au-dessus des marches.
— Tu viens nous voir partir au front, mon chou ? l’appela l’un des garçons alors que sa voiture s’arrêtait dans un crissement de roues juste devant elle. Tu viens nous faire un petit baiser d’adieu ?
Seigneur ! pourvu que ce ne soit pas un train militaire !
— Est-ce que c’est bien le train de voyageurs pour Londres ? demanda-t-elle avec espoir.
— C’est bien lui, déclara le soldat. En avant, ma jolie !
Il se pencha vers elle, une main tendue, l’autre cramponnant la rampe.
— Nous prendrons grand soin de vous, clama un soldat costaud aux joues rouges, qui se tenait à son côté. Pas vrai, les gars ?
Un chœur de ululements et de sifflets lui répondit.
— Ce n’est pas moi qui voyage, c’est ce petit garçon, dit-elle au premier soldat. Il faut que je parle au chef de train. Iriez-vous le chercher pour moi ?
— À travers cette foule ? soupira-t-il en jetant un regard en arrière. Rien ni personne ne traverserait ça.
Seigneur !
— Cet enfant se rend à Londres. Pouvez-vous veiller à ce qu’il y arrive en sécurité ? Sa mère doit l’attendre à la gare.
Il hocha la tête.
— Vous êtes certaine que vous ne voulez pas venir aussi, ma jolie ?
— Voilà son billet, dit-elle en le lui passant. Son adresse se trouve dans sa poche. Il s’appelle Theodore Willett.
Elle lui tendit la valise.
— Allez, Theodore. Monte. Ce gentil soldat va s’occuper de toi.
— Non, se mit à crier le garçon, qui s’était retourné pour se précipiter dans ses bras. Je veux pas rentrer à la maison.
Elle vacilla sous son poids.
— Bien sûr que si, Theodore. Il ne faut pas écouter Alf et Binnie. Ils cherchaient juste à te terroriser. Là, je grimpe avec toi.
Elle essaya de l’installer sur la première marche, mais il se cramponnait à son cou.
— Non, tu vas me manquer !
— Tu vas me manquer aussi, dit-elle en tentant de détacher ses doigts. Mais réfléchis, ta maman sera là, et ton joli petit lit, et tes jouets. Rappelle-toi combien de fois tu m’as demandé à rentrer chez toi !
— Non.
Il enfonçait sa tête dans son épaule.
— Pourquoi tu le balances pas dedans ? suggéra Alf d’un ton obligeant.
— Non ! sanglota Theodore.
— Alf, gronda Eileen. Aimerais-tu qu’on te balance au milieu d’un tas d’inconnus, puis qu’on te laisse te débrouiller tout seul ?
— J’adorerais ça. J’les aurais à la bonne. Y m’paieraient des bonbons.
Je parie que tu y arriverais, mais Theodore n’est pas aussi coriace que toi.
Et, de toute façon, elle ne pouvait pas le balancer. Il avait verrouillé ses mains autour de son cou.
— Non, criait-il alors qu’elle tentait de desserrer l’étreinte de ses doigts. Je veux que tu viennes avec moi.
— Je ne peux pas, Theodore. Je n’ai pas de billet.
Et le soldat qui s’était chargé de la valise avait disparu dans le wagon pour la ranger, si bien qu’il était désormais impossible de récupérer le bagage et le billet de l’enfant.
— Theodore, je crains que tu ne sois obligé de monter dans ce train.
— Non, hurla-t-il droit dans son oreille, et il affermit sa prise autour de son cou, au point de l’étrangler.
— Theodore…
— Là, là, il n’y a pas moyen d’y couper, Theodore, dit la voix d’un homme, presque contre sa joue.
Et Theodore passa abruptement de son cou aux bras d’un homme.
C’était le pasteur, M. Goode.
— Bien sûr, tu ne veux pas y aller, mon garçon, mais dans une guerre nous devons tous réaliser des exploits que nous n’avons pas envie d’accomplir. Tu dois te comporter en soldat courageux et…
— Je suis pas soldat, gronda Theodore.
Le pasteur déjoua très habilement son coup de pied à l’aine en attrapant le pied de l’enfant.
— Si, tu en es un. Quand il y a une guerre, tout le monde est soldat.
— Vous en êtes pas un, clama le petit, insolent.
— Mais si. Je suis capitaine dans la Home Guard[1].
— Elle, c’est pas un soldat, insista-t-il en désignant Eileen.
— Bien sûr que si. Elle est le général de division en charge des évacués.
Il la salua avec beaucoup d’élégance.
Ça ne marchera jamais, pensa Eileen. Bien essayé, mon révérend !
Pourtant, Theodore demandait :
— Je suis quelle sorte de soldat ?
— Un sergent chargé de monter dans le train, répondit le pasteur.
Il y eut un échappement de vapeur, et la voiture fit une embardée.
— Il est temps d’y aller, sergent !
Et le pasteur poussa l’enfant dans les bras du soldat aux joues rouges.
— Soldat, je compte sur vous pour veiller à ce qu’il retrouve sa mère, le pria-t-il.
— J’y veillerai, mon révérend.
— Je suis un soldat, moi aussi, avertit Theodore. Un sergent ! Aussi, tu dois me saluer.
— Ah, bon ? repartit le soldat qui souriait.
Le train s’ébranlait.
— Merci, clama Eileen pour dominer le cliquetis des roues. Au revoir, Theodore !
Elle agita la main dans sa direction, mais il parlait avec le soldat, tout excité. Elle se retourna vers le pasteur.
— Vous êtes un faiseur de miracles. Je n’aurais jamais pu m’en sortir toute seule. Quelle chance que vous soyez passé par là.
— En fait, je cherchais les Hodbin. Vous ne les auriez pas croisés, par hasard ?
Voilà qui expliquait pourquoi ils avaient disparu.
— Qu’est-ce qu’ils ont encore fabriqué ?
— Ils ont mis un serpent dans le masque à gaz de l’institutrice.
Il avait atteint le bout du quai et scrutait les voies.
— Si jamais vous les apercevez…
— Je veillerai à ce qu’ils viennent faire des excuses.
Elle poussa sa voix, au cas où ils se cacheraient sous le quai.
— Et à ce qu’ils soient punis.
— Oh ! je ne me montrerais pas si dure envers eux, intervint le pasteur. On peut comprendre qu’ils supportent mal d’avoir été expédiés dans un endroit inconnu, aussi loin de chez eux. En attendant, je ferais mieux de les trouver avant qu’ils ne réduisent Backbury en cendres.
Il jeta un dernier regard inquisiteur alentour et quitta les lieux.
Alf et Binnie ne réapparurent pas dès qu’il fut hors de vue, comme Eileen l’avait à demi anticipé. Elle espérait que tout se passerait bien pour Theodore. Qu’arriverait-il si sa mère n’était pas là pour l’accueillir, et si les soldats le laissaient seul à la gare ?
— J’aurais dû l’accompagner, murmura-t-elle.
— Et qui s’occuperait de nous, alors ? dit Alf, jaillissant de nulle part.
— Le pasteur m’apprend que vous avez mis un serpent dans le masque à gaz de votre institutrice ?
— Jamais fait ça.
— J’parie qu’y a rampé dedans tout seul, lâcha Binnie, qui surgissait à son tour. P’t’être ben qu’y trouvait qu’ça chlinguait l’gaz toxique.
— Tu vas pas cafter à m’ame Bascombe, hein ? demanda Alf. Elle nous foutra au lit sans dîner, et j’suis à moitié mort, tellement j’ai la dalle.
— Oui ? Eh bien, il fallait y penser plus tôt, assena Eileen. Maintenant, on y va.
Aucun des deux ne lui emboîta le pas.
— On t’a entendue jaser avec ces gus, prévint Alf.
— La mère Bascombe, elle dit comme ça que les filles convenables, ça baratine pas les drilles, renchérit Binnie. On la ferme si, toi, tu la fermes sur ce qu’on a fait.
Ces deux-là sont depuis longtemps des grandes personnes, spéculait Eileen, et on les a envoyés en prison, ou à la potence !
Elle regarda autour d’elle, dans l’espoir que le pasteur allait réapparaître et voler à son secours, puis elle leur enjoignit :
— En route ! Dans l’instant ! Il fera bientôt nuit.
— Y fait déjà nuit, constata Alf.
C’était vrai. Pendant qu’elle se colletait avec Theodore et parlait avec le pasteur, les dernières lueurs de l’après-midi s’étaient évanouies, et le manoir était à près d’une heure de marche, la plus grande part à travers bois.
— Comment qu’on dégottera l’chemin dans c’te sac à charbon ? demanda Binnie. T’as une lampe de poche ?
— C’t interdit, tête de nouille, se moqua Alf. Si les Boches y zieutent la lumière, y balancent une bombe. Et toi, boum !
— J’sais où l’révérend escamote sa torche, annonça Binnie.
— Pas question d’ajouter le cambriolage à la liste de vos crimes, protesta Eileen. Nous n’aurons pas besoin d’éclairage si nous avançons vite.
Elle attrapa la manche du garçon et le manteau de sa sœur et les propulsa vigoureusement jusqu’à ce qu’ils aient dépassé le presbytère et traversé le village.
— M’sieur Rudman, y dit qu’les Boches, y s’planquent dans les bois, la nuit, prétendit Alf. Y dit qu’y a trouvé un parachute dans son pré. Y dit qu’les Boches y tuent les enfants.
Ils avaient atteint l’extrémité du village. La petite route qui menait au manoir s’étirait devant eux, déjà plongée dans l’obscurité.
— C’est vrai ? interrogea Binnie. Qu’y tuent les enfants ?
Oui, pensa Eileen, se remémorant ceux de Varsovie, et d’Auschwitz.
— Il n’y a pas un seul Allemand dans les bois.
— Y en a, affirma Alf. Tu peux pas les voir parc’qu’y se planquent en attendant l’invasion. M’sieur Rudman, y dit qu’Hitler y va nous envahir l’jour de Noël.
Binnie hocha la tête.
— Pendant l’discours du roi, quand personne s’y attend, vu qu’y sont tous bien trop occupés à rigoler du bé-bé-bé-bégaiement du roi.
Et avant qu’Eileen ait pu lui reprocher son manque de respect, Alf ajouta :
— Non, tout faux. Y va nous envahir c’te nuit.
Il désigna les arbres.
— Les Boches vont sauter des bois, cria-t-il à tue-tête à Binnie, et nous percer à coups de baïonnette !
Il en fit la démonstration, et sa sœur se mit à le frapper.
Quatre mois, soupirait Eileen, tandis qu’elle les séparait. Il ne me reste plus que quatre mois à passer avec eux.
— Personne ne se prépare à nous envahir, annonça-t-elle fermement. Cette nuit, ou n’importe quelle autre nuit.
— Comment tu sais ça ? s’enquit Alf.
— On peut pas savoir c’qui n’est pas encore arrivé, assena Binnie.
— Pourquoi y va pas nous envahir ? insistait Alf.
Parce que l’armée britannique s’échappera de ses griffes à Dunkerque, et parce qu’il perdra la bataille d’Angleterre. Il bombardera Londres pour mettre les Britanniques à genoux, mais cela ne marchera pas. Ils lui résisteront. Ce sera leur heure de gloire. Et cela lui fera perdre la guerre.
— Parce que j’ai confiance dans le futur, assura-t-elle.
Et, affermissant sa prise sur les deux enfants, elle s’enfonça dans l’obscurité.