À l’époque, nous ignorions que c’était une bataille capitale…
Nous ignorions de même que nous étions aussi près de la défaite.
— Ils t’envoient à Dunkerque ? demanda Charles quand Michael eut fini de téléphoner. Qu’est-il arrivé à Pearl Harbor ?
— C’est ce que j’aimerais apprendre, répondit Michael.
Il se rua au labo dans l’intention d’y affronter Badri.
Linna le cueillit à la porte.
— Il prépare le saut de quelqu’un. Puis-je vous être utile ?
— Oui. Expliquez-moi ça : pourquoi diable avez-vous changé l’ordre de mes transferts ? Je ne peux pas me rendre à l’évacuation de Dunkerque avec un accent américain ! Je suis censé être un journaliste du London Daily Herald. Vous devez le…
— Il vaut mieux que vous parliez à Badri, je crois. Si vous voulez attendre ici…
Et Linna se hâta vers la console où se tenait le tech. Lequel était occupé à entrer des chiffres sur son clavier, contrôlant les écrans d’un regard et tapant de nouveau. Debout à côté de lui, un jeune homme que Michael ne connaissait pas l’observait, visiblement l’historien que l’on s’apprêtait à transférer. Il était vêtu d’un pantalon de flanelle en tweed défraîchi, et portait des lunettes à monture d’acier. 1930, un professeur d’université à Cambridge, interpréta Michael.
Linna se pencha brièvement sur Badri et revint.
— Il prévient qu’il en a encore au moins pour une demi-heure, rapporta-t-elle. Si vous ne voulez pas attendre, il vous téléphonera…
— Je vais attendre.
— Souhaitez-vous prendre un siège ?
Avant qu’il ait pu répondre par la négative, le téléphone sonna et elle s’avança pour répondre. Il l’entendit expliquer à son correspondant :
— Non, monsieur, à cet instant précis, il est en train de transférer quelqu’un. Non, monsieur, pas encore. Il part pour Oxford.
Eh bien, il ne s’était pas trompé de beaucoup. Il se demandait ce que ce type allait chercher à Oxford dans les années 1930. Les Inklings ? L’entrée des premières femmes à l’université ?
— Non, monsieur, c’est juste de la reco et prépa, disait Linna. La mission de Phipps ne commence qu’à la fin de la semaine prochaine.
Reconnaissance et préparation ? On s’en servait seulement pour les missions particulièrement compliquées ou dangereuses. Il considéra Phipps avec plus d’intérêt. Il s’était avancé vers le filet. Qu’y avait-il à observer de si compliqué, en 1930 ? Dangereux, en tout cas, sûrement pas, le garçon paraissait trop pâle et trop grêle.
— Non, monsieur, il se rend juste sur un seul site temporel, précisait Linna au téléphone.
Elle fit une pause le temps de consulter sa console.
— Non, monsieur. Sa seule autre mission était en 1666.
— Postez-vous au centre, indiqua Badri.
Et Phipps s’avança sous les plis drapés du filet et se tint sur les emplacements marqués, remontant d’un doigt ses lunettes sur son nez.
— Vous désirez une liste de tous les historiens actuellement en mission et programmés pour un départ cette semaine et la prochaine ? insistait Linna auprès de son correspondant au téléphone. Coordonnées spatiales, ou juste temporelles ? (Une pause.) Historien, mission, dates.
Elle griffonna la requête. Michael espérait que ses notes étaient plus lisibles que celles de Shakira.
— Oui, monsieur, je m’occupe de ça pour vous tout de suite. Voulez-vous rester en ligne ?
Il devait avoir répondu par l’affirmative, parce qu’elle ne raccrocha pas et se précipita vers Badri qui n’avait pas achevé de mettre Phipps en position, puis vers un terminal auxiliaire.
— Prêt ? interrogea le tech.
L’historien tâtonna sa veste en tweed, vérifia quelque chose dans la poche intérieure, puis hocha la tête.
— Vous ne me faites pas débarquer un samedi, n’est-ce pas ? interrogea-t-il. S’il y a décalage, j’arriverai un dimanche, et…
— Non, un mercredi, interrompit Badri. Le 7 août.
— Le 7 août ?
— C’est ça, fit Linna. 1536.
Michael la dévisagea, perplexe, mais elle était de retour au téléphone, et elle lisait d’un trait une sortie sur imprimante.
— Londres, le procès d’Anne Boleyn…
— Oui, le 7, confirmait Badri en direction de Phipps. La fenêtre de saut s’ouvrira toutes les demi-heures. Bougez un peu vers la droite. (Il fit un geste de la main.) Un peu plus.
Le garçon se poussa docilement dans la direction indiquée.
— Un peu à gauche. Bien. Maintenant, tenez la position.
De retour à la console, Badri frappa une série de touches, et les draperies du filet commencèrent à s’abaisser autour de l’historien.
— J’ai besoin que vous notiez l’importance du décalage temporel sur ce transfert.
— Du 10 octobre 1940 au 18 décembre, disait Linna au téléphone.
— Pourquoi ? demanda Phipps. Vous ne vous attendez pas à plus de décalage que d’habitude, hein ?
— Ne bougez plus, lui enjoignit Badri.
— Il ne devrait y avoir aucun décalage. Je ne m’approche pas de…
— Le Caire, Égypte, continuait Linna.
— Prêt ? interrogea Badri.
Phipps embraya :
— Non, je veux savoir…
Mais il était parti dans un éclaboussement de lumière.
Badri rejoignit Michael.
— Je suppose que vous avez reçu mon message ?
— Ouais. Qu’est-ce qui se passe, bon Dieu !
— Il est inutile de jurer, rétorqua Badri d’une voix douce.
— Ça, c’est ce que vous pensez ! Vous ne pouvez pas modifier mon programme à la dernière minute comme ça ! J’ai déjà fait les recherches pour Pearl Harbor. J’ai déjà mon costume, et mes papiers, et le fric, et j’ai subi l’implant pour que ma voix ait un accent américain.
— On ne peut rien y faire. Voilà le nouvel ordre de vos transferts.
Badri lui tendit un listing d’imprimante.
« Évacuation de Dunkerque, Pearl Harbor, El-Alamein, bataille des Ardennes, seconde attaque sur le World Trade Center, début de la Pandémie à Salisbury », indiquait le planning.
— Vous les avez tous changés ? s’emporta Michael. Il est impossible de les permuter comme ça ! S’ils se trouvaient dans l’ordre que je vous avais donné, c’est pour une bonne raison. Regardez !
Il agita la liste sous le nez de Badri.
— Pearl Harbor, le World Trade Center et la bataille des Ardennes sont tous américains. Je les ai programmés ensemble de façon à pouvoir obtenir l’implant L-et-A. Que j’ai déjà ! Comment le correspondant de guerre du London Daily Herald, en reportage sur l’évacuation de Dunkerque, est-il censé se comporter avec un tel accent ?
— Je vous présente mes excuses pour ça. Nous avons tenté de vous contacter avant l’implant. J’ai bien peur que vous deviez vous le faire enlever.
— Enlever ? Et ensuite, qu’est ce que je fous à Pearl Harbor ? Je suis supposé incarner un lieutenant de la marine américaine. Vous avez tout alterné, nom d’un chien, Anglais, Américain, Anglais ! Ce n’est pas une mission ordinaire où je stationnerai pendant un an. Je me trouverai dans chacun de ces endroits seulement quelques jours. Je ne peux pas me permettre de les passer à contrefaire un accent et à me demander si je me trompe chaque fois que je nomme quelque chose.
— Je comprends, fit Badri d’un ton apaisant, mais…
La porte s’ouvrit et un jeune homme à la forte carrure se précipita dans la pièce.
— Je veux vous parler, dit-il à Badri.
Il avançait bille en tête vers le tech et l’accula dans le coin le plus éloigné du labo.
Michael l’entendit s’exclamer :
— À quoi ça rime de me changer mon transfert comme ça, bordel de merde ?
Ainsi, à ce qu’il paraissait, Mike n’était pas le seul dont ils avaient chamboulé la mission.
Il jeta un regard à Linna. Elle était encore pendue au téléphone.
— Au 6 février 1942, lisait-elle sur son listing.
— Comment croyez-vous que je pourrai me préparer pour lundi matin, bordel de merde ? hurlait le grand gaillard.
— Denys Atherton, débitait Linna. 1er mars 1944…
— Je comprends votre contrariété, admit Badri.
— Ma contrariété ? éclata le jeune homme.
Vas-y, pensait Michael. Explose-le ! Fais ça pour nous deux.
Mais le garçon se dégonfla. En sortant de la pièce, il claqua si violemment la porte que Linna sursauta.
— … au 5 juin 1944, continuait-elle à l’adresse du téléphone.
Nom de Dieu ! combien de départs d’historiens avaient-ils prévus au même moment pour la Seconde Guerre mondiale ? Charles ne s’était pas trompé. Ils étaient sur le point de se crasher les uns sur les autres. Était-ce la raison pour laquelle ils avaient changé l’ordre des sauts ? Mais si tel avait été le cas ils l’auraient envoyé à Salisbury ou au World Trade Center.
Badri revint à Michael.
— Ne pourriez-vous jouer le rôle d’un journaliste américain ?
— Ce n’est pas seulement l’accent. Il y a la prépa. Je ne peux pas être prêt en trois jours. Je n’ai ni habits ni papiers, et je n’ai effectué que des recherches générales, pas les…
— Nous sommes conscients que vous avez besoin de temps pour une prépa additionnelle, convint Badri d’un ton apaisant. Aussi, nous avons déplacé le transfert à samedi…
— Vous m’avez généreusement octroyé un jour de plus ? Il me faut au moins deux semaines ! Et, je suppose que vous ne pouvez pas me les donner, de toute façon.
— Non, non. Évidemment, nous pouvons reprogrammer, déclara Badri, qui retournait à la console, mais vous serez soumis à la disponibilité du labo, et nous sommes monstrueusement surchargés. Laissez-moi regarder… (Il scrutait son écran.) Le 14 pourrait marcher… Non… il faudra au moins trois semaines. Je pense que vous feriez mieux de raccourcir la prépa avec des implants. Le labo peut vous arranger ça si…
— J’ai déjà atteint la limite. On vous en autorise seulement trois, et un L-et-A compte pour deux. Et on m’a fait un « Événements historiques en 1941 » qui sera le comble du pratique à Dunkerque.
— Les sarcasmes sont inutiles, grogna Badri. Le labo peut vous obtenir une dérogation, de façon à vous permettre de bénéficier d’un…
— Je ne veux pas de dérogation. Je veux que l’ordre de mes transferts revienne à ce qu’il était au départ.
— J’ai peur que ce soit impossible. Et le prochain créneau vacant nous porte au 23 mai, ce qui reculera encore vos autres sauts. Peut-être pourrons-nous vous programmer plus vite si une annulation se présente, mais…
L’écran se mit à clignoter.
— Désolé, cette conversation devra attendre.
— Ça ne tient pas debout. Je…
— Linna ! annonça Badri qui ne lui prêtait plus attention. Récupération !
Le signal sonore gagnait en intensité, et une faible lueur transparaissait entre les plis du filet. Elle s’aviva et s’étendit, et Gerald Phipps apparut entre les fronces vaporeuses, repoussant ses lunettes sur l’arête de son nez.
— Je vous avais assuré qu’il n’y aurait aucun décalage, déclara-t-il.
— Rien du tout ? s’enquit Badri.
— Presque. Vingt-deux minutes. Cela m’a pris juste deux heures pour tout mettre en place. J’ai posté les lettres, passé ma communication interurbaine, attrapé le…
— Et pour le retour, demanda le tech. La fenêtre de saut s’est-elle ouverte à l’heure ?
— Pas la première fois, mais des bateaux naviguaient sur le fleuve. Ils ont probablement gêné l’ouverture.
Il rejoignit la console.
— Quand ma mission est-elle programmée ?
— Vendredi, à dix heures et demie, l’informa Badri.
Il n’avait pas dû changer la date du transfert parce que Phipps hocha la tête.
— Je serai là.
Et il quitta la pièce.
Avant que Badri se penche de nouveau sur la console, Michael intervint :
— J’attends toujours qu’on me dise pourquoi il est impossible de remettre à sa place initiale mon saut pour Pearl Harbor.
— Vous devez être envoyé dans l’ordre autorisé…
— Excuse-moi, Badri, l’interrompit Linna, qui téléphonait encore. Quel était le décalage sur le transfert de Phipps ?
— Vingt-deux minutes.
— Vingt-deux minutes, répéta-t-elle dans le combiné.
— OK, faisons un marché, proposa Michael. Je vais à Dunkerque et, en échange, vous m’envoyez à Pearl Harbor et sur les autres lieux où j’ai besoin de l’accent américain, et seulement ensuite à Salisbury et en Afrique du Nord. Ça marche ?
Badri secoua la tête.
— Je ne peux pas transférer les historiens autrement que dans l’ordre autorisé.
— Qui donne cette autorisation ?
— Badri ! appela Linna. La fenêtre de retour s’est ouverte à temps pour Phipps ?
— J’arrive, Linna !
Et le signal sonore retentit de nouveau.
— Un autre historien est sur le point d’arriver, monsieur Davies. Ou vous pouvez partir samedi, ou je décale votre transfert au 23 mai, ce qui repoussera votre saut pour Pearl Harbor au… (il se retourna vers la console) 2 août, et celui d’El-Alamein au 12 novembre.
À ce compte, il n’aurait pas terminé son mémoire avant deux ans.
— Non, soupira-t-il. Je serai prêt samedi.
D’une manière ou d’une autre.
Il fonça à Fournitures pour leur demander de lui préparer une carte de presse, un passeport et les documents, quels qu’ils soient, que devait posséder un Américain voyageant en Angleterre en 1940, et leur dire qu’il lui fallait tout ça jeudi matin. Quand ils lui répondirent que ce n’était pas envisageable, il leur assena de se débrouiller avec Dunworthy et poursuivit à Garde-robe, où on lui apprit qu’on ne pourrait prendre ses mesures pour un costume de journaliste que lorsqu’il leur aurait rapporté sa tenue blanche de la navale, après quoi il revint dans son appartement pour attaquer cette impossible tâche : mémoriser tout ce qui était nécessaire pour sa mission.
Il ne savait même pas par où commencer. Il devait chercher qui avaient été les héros civils de l’évacuation, les noms de leurs bateaux, les heures de leurs retours à Douvres, les emplacements des quais, comment y accéder, où les soldats étaient allés après, où se trouvait la gare. Et l’hôpital, au cas où quelque héros aurait été blessé. La liste s’allongeait, et s’allongeait. Et tout ceci juste pour qu’il puisse réaliser ses interviews. Il avait également besoin d’une tonne d’informations historiques sur le contexte de l’évacuation et sur la guerre en général. Et sur les usages locaux.
C’était une bonne chose de devoir incarner un Américain. Cela lui donnerait une excuse pour ne pas tout connaître en détail. Mais il faudrait malgré tout qu’il apprenne ce qui était arrivé pendant les mois précédant Dunkerque, et d’autant plus qu’il était censé se présenter comme journaliste.
Le plus important d’abord. Il ouvrit le fichier « Héros de Dunkerque » et se mit au travail. Il espérait que Charles et Shakira ne feraient pas irruption dans l’intention de pratiquer le fox-trot.
Tel ne fut pas le cas, mais Linna l’appela.
— Ne dites rien, grogna-t-il. Vous avez encore changé l’ordre.
— Non, vous êtes toujours programmé pour l’évacuation de Dunkerque, mais nous avons des difficultés à trouver un point de transfert. Tous ceux que nous avons essayés nous indiquent un décalage probable de cinq à douze jours, et Badri se demandait si…
— Non, je ne peux pas en manquer une partie, si c’est ce que vous suggérez. L’évacuation totale n’a duré que neuf jours. Je dois être là-bas le 26 mai.
— Oui, nous savons ça. On se demandait juste si vous aviez une suggestion pour le site. Vous connaissez les événements à Douvres bien mieux que nous. Badri pensait que vous pourriez peut-être nous suggérer un emplacement adéquat.
Nulle part à proximité des quais, évidemment. Ni dans la partie principale de la ville. Cela grouillerait d’officiers de l’Amirauté et du Small Vessels Pool.
— Avez-vous essayé la plage ? demanda-t-il.
— Oui. Aucune chance.
— Tentez les plages nord et sud de la ville, suggéra-t-il.
Il doutait néanmoins que cela puisse marcher, avec tant de bateaux alentour. Et l’Angleterre s’était attendue à une invasion ; les plages risquaient d’être fortifiées. Ou minées.
— Essayez quelque chose à la périphérie de Douvres, et je ferai du stop. Il y aura une quantité de voitures qui rouleront dans cette direction.
Et si c’était un véhicule militaire, cela pourrait résoudre son problème quant au moyen de parvenir aux quais.
Mais Badri rappela deux heures plus tard pour lui dire que rien n’avait abouti.
— On a besoin de s’éloigner. Il faut que vous me donniez une liste des villages les plus proches et d’autres sites possibles, indiqua le tech.
Ce qui signifiait que Mike devrait passer le reste de la journée à la Bodléienne, le nez sur des cartes datant de 1940, à la recherche d’endroits isolés peu éloignés de Douvres, au lieu de ce qu’il aurait dû faire.
À 18 heures, il emporta la liste au labo, la tendit à Badri – qui se faisait engueuler par un gars en justaucorps et collants dont le programme avait été changé – et revint à la Bodléienne travailler sur ses héros.
Ils étaient presque trop nombreux pour qu’on en choisisse. En réalité, chacun des courtiers, des banquiers de la City, et autres marins du dimanche s’était transformé en héros quand il avait pris qui son yacht de plaisance, qui son voilier, qui son skiff, tous désarmés, au milieu des tirs ennemis, beaucoup d’entre eux effectuant de multiples voyages.
Cependant, quelques-uns avaient accompli des actes d’un courage extraordinaire : le quartier-maître gravement blessé, qui avait repoussé l’assaut de six Messerschmitt avec une mitrailleuse pendant que les troupes accostaient ; le comptable qui avait transporté contingent après contingent de soldats sur la plage jusqu’au Jutland sous une averse de plomb ; George Crowther, qui avait laissé passer sa chance de s’en sortir en restant pour assister le chirurgien sur le Bideford ; le retraité Charles Lightoller qui, non content d’avoir approché l’héroïsme sur le Titanic, avait embarqué sur son cruiser de week-end et ramené cent trente soldats.
Mais ils n’étaient pas tous revenus à Douvres. Certains étaient allés à Ramsgate ; d’autres étaient rentrés à bord d’un autre bateau que celui sur lequel ils étaient partis : le sous-lieutenant Chodzko avait appareillé sur le Little Ann et il avait rallié Douvres sur le Yorkshire Lass, et l’un des capitaines de la flottille de pêche s’était fait couler trois bateaux. D’autres, enfin, n’étaient pas revenus du tout. Et pour ceux qui étaient bel et bien rentrés à Douvres, on ne disposait quasi d’aucun détail sur le moment de ce retour, ni sur la jetée où ils avaient accosté. Ce qui signifiait qu’il valait mieux qu’il parte avec un paquet de héros de réserve, au cas où il ne réussirait pas à trouver ceux qu’il avait l’intention d’interviewer.
Cela lui prit toute la nuit. Dès que Garde-robe ouvrit au matin, il leur rapporta son costume blanc et leur laissa prendre ses mesures pour Dieu sait ce que pouvaient porter les journalistes américains pendant la Seconde Guerre mondiale. Il revint ensuite à Balliol pour commencer ses recherches sur Douvres. Charles, vêtu d’une tenue de tennis, sortait à l’instant de chez eux.
— Le labo a téléphoné. Tu dois les rappeler.
— Ont-ils dit s’ils avaient trouvé un site de transfert ?
— Non. Je sors pour ma prépa en prévision de Singapour. Les coloniaux passaient tout leur temps à jouer au tennis.
Il agita sa raquette en direction de son ami et s’en fut.
Michael appela le labo.
— Je ne trouve rien dans un rayon de dix kilomètres autour de Douvres qui soit susceptible de s’ouvrir avant le 6 juin, l’informa Badri. Je vais essayer Londres. Vous pourriez prendre le train pour Douvres.
Et que se passera-t-il si vous ne pouvez pas trouver de site à Londres non plus ? se demandait Mike.
Cela signifierait que le problème n’était pas simplement de trouver un emplacement où personne ne pourrait le voir traverser, c’était l’évacuation elle-même. L’Histoire était remplie de points de divergence dont personne ne pouvait s’approcher, depuis l’assassinat du grand-duc Ferdinand jusqu’à la bataille de Trafalgar. Des événements si critiques et si instables que l’introduction d’une seule variable, telle qu’un voyageur temporel, pourrait changer l’avenir. Et altérer le cours entier de l’Histoire.
Il avait su que Dunkerque était l’un d’eux ; Oxford avait essayé de s’y rendre et échoué pendant des années. Mais il ne s’était pas attendu à ce que Douvres en soit un. Si c’était le cas, un pan de sa mission s’envolait. D’un autre côté, cela signifiait qu’il pourrait aller à Pearl Harbor, pour lequel il était déjà prêt. Et si Douvres n’était pas un point de divergence, ce délai lui donnait plus de temps pour sa prépa. Il avait besoin d’apprendre plus de choses. Par exemple, de quelle gare de Londres les trains pour Douvres partaient, et quand. Et il avait encore à étudier une vue d’ensemble de l’évacuation. Et la guerre. Et tout le reste. En trois jours. Sans sommeil.
Il aurait aimé ne pas être limité à un seul implant. Une demi-douzaine n’aurait pas été de trop. Il réduisit son champ d’investigation aux événements de 1940, à ceux de Dunkerque, et à une liste des petites embarcations qui avaient participé, décida qu’il ferait son choix quand il les examinerait à Recherche et s’y rendit.
La tech hocha la tête.
— Si vous y allez comme journaliste, il faut que vous sachiez comment vous servir d’un téléphone de 1940. Pour soumettre vos articles, expliqua-t-elle. Et aussi d’une machine à écrire.
Michael n’aurait pas à soumettre le moindre article. Tout ce qu’il aurait à faire serait d’interviewer des gens, mais si jamais il se trouvait obligé de taper quelque chose à la machine son ignorance pourrait pulvériser sa couverture. Il y avait eu des espions nazis en Angleterre en 1940. Il n’avait guère envie de passer le temps de l’évacuation en prison.
Il retourna à Fournitures et emprunta une machine à écrire pour voir s’il pourrait improviser, mais il ne comprenait même pas comment installer le papier dedans.
Il revint à Recherche, demanda à la tech de lui fournir une version abrégée des techniques pour machine à écrire et des événements de Dunkerque dans le même lecteur subliminal, l’obtint, et se traîna jusqu’à sa chambre pour y prendre un peu de repos et de ce fait mémoriser tout le reste.
Charles était revenu, vêtu d’un smoking et pratiquant des putts sur le tapis.
— Ne dis rien ! s’exclama Mike. Les coloniaux passaient tout leur temps à jouer au golf.
— Oui, confirma Charles, alignant son putt. Enfin, quand ils n’étaient pas occupés à prendre des messages téléphoniques pour leurs camarades de chambre.
— Le labo a appelé ?
— Non. Fournitures. Ils m’ont dit de t’informer que tes papiers ne pourront pas être prêts avant mardi prochain.
— Mardi prochain ? brailla Mike.
Il rappela, leur expliquant dans des termes choisis qu’il devrait disposer de son matériel vendredi au plus tard, et raccrocha brutalement. Le téléphone se remit à sonner dans l’instant.
C’était Linna.
— Bonne nouvelle, lui apprit-elle. Nous avons localisé un site de transfert.
Ce qui signifiait que Douvres n’était pas un point de divergence, finalement. Dieu merci !
— Où se trouve-t-il ? demanda-t-il. À Londres ?
— Non. C’est juste au nord de Douvres, à dix kilomètres des quais. Mais il y a un problème. M. Dunworthy voulait avancer l’une des récupérations, et nous lui avons donné votre horaire de samedi.
Super, se dit Michael. Ça m’accordera une paire de jours de plus. Et j’arriverai à mémoriser cette liste de petites embarcations. Et à prendre un peu plus de sommeil.
— Quand l’avez-vous reporté ?
— Pas reporté, précisa-t-elle. Avancé. Vous traversez jeudi après-midi – demain – à trois heures et demie.