Soyez vigilant pendant le black-out !
Badri ajusta les plis du filet autour de Mike.
— Je vous envoie à 5 heures du matin, le 24 mai, annonça-t-il.
Parfait, se dit Mike. L’évacuation ne débuterait pas avant le dimanche 26, et les bateaux civils ne commenceraient à rapatrier des soldats que le jour suivant, il allait disposer de quantité de temps pour gagner Douvres et découvrir un moyen d’atteindre les quais.
— Il risque d’y avoir un décalage d’une heure ou deux, le prévint Badri. Cela dépendra de qui se trouve dans la zone et pourrait apercevoir le halo.
Mais, quand ils le firent traverser quelques minutes plus tard, le point de chute était bien plus sombre qu’il n’aurait dû, une ou deux heures avant l’aube. Une obscurité de manteau, absolue. Mike attendit que ses yeux accommodent, mais il n’y avait pas la moindre lueur qui le permît.
Il ne discernait aucune étoile ni lumière, bien que cela puisse être dû au black-out. En mai 1940, aucune lumière extérieure n’était autorisée, les phares des voitures devaient être masqués, et les fenêtres couvertes de rideaux opaques. Il avait été très dangereux de se déplacer dans ces conditions, les contemporains s’en étaient plaints, et maintenant Mike pouvait voir – ou plutôt ne pas voir – pourquoi.
Son premier réflexe fut de tendre ses bras devant lui et d’avancer en aveugle, mais il avait débarqué sur la côte sud-est de l’Angleterre. Peut-être se trouvait-il sur le bord d’une falaise de craie. Alors, un seul pas risquerait de l’envoyer plonger vers sa mort.
Il s’immobilisa, à l’écoute. Vers sa droite, il entendait le faible bruit de vagues clapotant sur le rivage. À partir du 23 mai, les brasiers de Dunkerque incendiée avaient été visibles de différentes parties de la côte, mais il n’apercevait aucune lueur rouge à l’horizon. Et pas plus d’horizon, à vrai dire. Ce qui signifiait ou bien qu’il n’était pas dans l’un de ces endroits précis du littoral, ou bien qu’il avait traversé plus tôt que le 23, même si l’on avait pris la décision de choisir ce site parce qu’il était exempt de décalage temporel.
Tu pourras te préoccuper de la date plus tard. Tout de suite, tu as besoin de découvrir où tu te trouves. Il lui semblait entendre chuinter les vagues au même niveau que lui, pas en dessous. Bon. Il glissa légèrement l’un de ses pieds devant lui. Du gravier. Les galets d’une plage. Ou une route en contrebas où quelqu’un allait arriver, conduisant avec ses phares dont les masques ne permettaient guère au chauffeur de voir plus d’un mètre en avant et, dans ce cas, Mike avait intérêt à s’écarter de ladite route en vitesse.
Cela dit, il ne percevait aucun bruit de moteur et la route au nord de Douvres serpentait au sommet des collines, pas à leur pied le long des plages.
Il se pencha et fouilla le gravier. C’était humide. Il balaya sa main en demi-cercle et rencontra une parcelle de sable mouillé et une forme qui évoquait un coquillage. Définitivement une plage… Même si, en 1940, une plage anglaise était sans doute beaucoup plus dangereuse qu’une route. Il était probable qu’elle soit minée, ou couverte de fils barbelés – ou les deux –, et dans le noir, on pouvait facilement trébucher et s’empaler dans un fossé antichar.
Fournitures lui avait procuré une pochette d’allumettes de sécurité. Il s’interrogea sur l’opportunité d’en gratter une pour se faire une idée de l’endroit où il se trouvait. Ce serait OK. La plage devait être déserte. Le transfert n’aurait pas fonctionné si qui que ce soit avait pu apercevoir le halo. Mais il s’était produit plusieurs minutes auparavant. Un soldat pouvait effectuer une patrouille, ou un bateau croiser dans la Manche. Mike ne voyait rien du tout, mais certains navires avaient avancé sans feux de position afin d’éviter que les Allemands les repèrent. Et la lueur serait visible de très loin sur l’eau. Même la toute petite flamme d’une allumette pouvait être repérée à des kilomètres à la ronde. Plus d’un convoi de la Seconde Guerre mondiale avait été coulé par des sous-marins parce qu’un marin négligent s’était allumé une cigarette.
Bon, pas de feu. Et, à moins qu’il ne souhaite se faire souffler par une mine terrestre, pas d’errance dans les ténèbres. Ce qui voulait dire que sa seule option était de rester tranquille et de prier pour que l’aube soit proche. Il se baissa avec précaution sur la grève et s’installa pour attendre le lever du jour.
J’aurais pu passer ce temps à me préparer à Oxford, au lieu de macérer là, assis dans le noir, pensait-il.
Par exemple, s’attaquer à cette liste des navires qui avaient participé à l’évacuation, et qu’il n’avait pas eu le loisir de mémoriser, ou apprendre les lieux exacts où les troupes de retour s’étaient amarrées, et comment il allait pouvoir accéder aux quais alors que les journalistes n’y étaient pas autorisés.
Foutu Dunworthy et ses changements de programme !
L’humidité du sable avait entrepris de transpercer son pantalon. Il se leva, enleva sa veste, la plia, se rassit dessus, et recommença de scruter l’obscurité. Et de frissonner.
La fraîcheur devenait de plus en plus aiguë.
Il fait beaucoup trop froid pour un 24 mai, se dit Mike, et toutes les histoires d’horreur qu’il avait entendues lui revinrent en mémoire : l’historienne médiéviste qu’ils avaient envoyée en se trompant d’année et qui avait échoué en plein milieu de la peste noire ; l’historien qui était revenu aux premiers jours du voyage temporel, quand on croyait encore pouvoir changer les événements, qui avait traversé pour tuer Hitler en 1935 et s’était retrouvé à Berlin-Est en 1970 ; et l’historien qui avait essayé de gagner Waterloo – un point de divergence tout comme Dunkerque – et qui avait terminé en Amérique, au fin fond d’un territoire sioux.
Que se passerait-il s’il ne se trouvait pas du tout en 1940 ? ou si, plutôt que d’être arrivé sur une plage anglaise, il avait accosté une plage du Pacifique sud, que les Japonais s’apprêtaient à envahir ? Cela expliquerait pourquoi il l’avait atteinte au milieu de la nuit. Les Japonais ne débarquaient-ils pas toujours furtivement avant l’aube ?
Ne sois pas ridicule. Il fait trop froid pour le Pacifique sud.
Si froid que ses jambes éprouvaient un début de crampe. Il les frotta puis les étendit devant lui. Et son pied cogna quelque chose de dur. Il le ramena aussitôt. Avait-il rencontré l’un des étais métalliques d’un fossé antichar ? Parfois, des mines étaient placées en équilibre au sommet, de façon à basculer et à exploser au plus infime mouvement.
Il rampa sur ses genoux et se tendit en avant, palpant avec précaution le sable jusqu’à la base de la chose. Un rocher, comprit-il, soulagé. Un rocher qui montait tout droit au-dessus de la grève. La falaise ? Non, quand il avait tapoté la paroi, elle s’élevait juste un peu plus haut que sa tête et ne faisait pas plus d’un mètre de large. Ce devait être l’un de ces rocs isolés que l’on découvre sur les plages, le genre sur lequel se juchent les touristes.
Il le contourna afin de s’asseoir en y appuyant son dos, puis étendit ses jambes derechef, avec prudence, cette fois. Ce fut avisé, parce qu’il heurta un autre rocher. Celui-là se dressait en angle par rapport au premier, et il était beaucoup plus large et massif. Quand Mike grimpa dessus pour mesurer sa taille, le bruit des vagues devint soudain plus fort, ce qui expliquait pourquoi le site se trouvait ici. Les rochers pouvaient le cacher depuis la plage, ainsi que le halo au moment du saut.
Mais si tel avait été le cas, aucun décalage n’aurait dû se produire. Le point de transfert devait être au moins à demi visible, ou depuis l’eau, ou depuis la plage. Ou de quelque part au-dessus. Des civils avaient surveillé la côte est, et ils avaient été postés tout du long. L’un d’eux pouvait braquer ses jumelles sur la plage en ce moment même. Ou le ferait à 5 heures, ce qui était la raison pour laquelle on avait transféré Mike plus tôt.
Ça signifie que je serais avisé de me montrer prudent au point du jour.
S’il ne mourait pas d’hypothermie d’abord. Bon Dieu, qu’il faisait froid ! Il allait devoir enfiler de nouveau sa veste. Il aurait bien aimé disposer de celle que Garde-robe avait donnée à Phipps. Elle était bien plus chaude que celle dont il avait hérité. Il se leva, les jambes grinçantes, passa le vêtement et se rassit. Allez, pensa-t-il, place au spectacle !
Des siècles s’écoulèrent, goutte à goutte. Mike enleva sa veste et la drapa sur lui telle une couverture. Il se réfugia sous le roc, dans l’espoir de se réchauffer et de résister au sommeil. En dépit du froid, il arrivait à peine à garder les yeux ouverts.
L’endormissement n’est-il pas le premier signe de l’hypothermie ? se demandait-il, somnolent. Ce n’est pas l’hypothermie, c’est le déphasage temporel. Et le fait que tu sois resté debout toute cette nuit et toute celle d’avant pour essayer de préparer cette maudite affectation. Tout ça pour poireauter ici dans le noir et geler à mort. J’aurais pu non seulement mémoriser les navires, mais aussi les noms de tous les petits bateaux, les sept cents qui ont participé. Et les noms des trois cent mille soldats qui ont été secourus.
Quand le ciel finit par s’éclaircir un peu, au bout de plusieurs âges géologiques, Mike crut d’abord que c’était une illusion : il avait trop longtemps scruté les ténèbres. Mais il voyait réellement se profiler le contour de la roche qui lui faisait face, d’un noir de goudron contre le noir de velours de la nue, et quand il se leva et jeta un coup d’œil furtif et prudent par-dessus l’autre roche en direction du bruit des vagues, l’obscurité tournait à l’ombre grise.
En quelques minutes, il discerna la ligne laiteuse du ressac, et vit se dessiner derrière lui une falaise, à la blancheur fantomatique dans les ténèbres. Une falaise de craie, cela signifiait qu’il était arrivé au bon endroit. Il ne se trouvait pas entre deux rochers, cependant. Il s’agissait d’un seul roc, que la marée avait creusé en son milieu et rempli de sable, mais Mike ne s’était pas trompé sur sa capacité à le cacher de la plage, lui et le halo.
Il regarda la Bulova à son poignet. Elle indiquait 11 h 20. Il l’avait réglée sur 5 heures juste avant de traverser. Il se trouvait donc là depuis plus de six heures. Pas étonnant qu’il se sente comme s’il était resté sur cette plage depuis des éons. C’était le cas. Et il ne réussissait pas à comprendre pourquoi. Il avait supposé que quelqu’un était passé dans le voisinage à 5 heures, mais il n’y avait aucun bateau au large, pas une trace de pieds sur la plage. Il n’y avait pas non plus de fortifications, ni de pieux en bois le long de la laisse de haute mer pour ralentir un débarquement, ni de rouleaux de fil de fer barbelé.
Seigneur, pourvu que le décalage ne m’ait pas envoyé en janvier ! Ou en 1938 !
Le seul moyen d’en avoir le cœur net était de quitter les lieux. Il lui faudrait s’y résoudre, de toute façon. S’il était arrivé où et quand c’était prévu, la population locale penserait qu’il était un espion allemand qui venait juste d’aborder en sous-marin, et on l’arrêterait. Ou on le tuerait. Il devait sortir de là avant le jour.
Il enfila sa veste, brossa le sable sur son pantalon, scruta les environs au-dessus du rocher, puis l’escalada. Il se retourna et regarda la falaise. Personne au sommet, au moins pour ce qu’il pouvait en voir, et pas moyen d’y accéder. Et rien qui puisse lui indiquer la direction de Douvres. Mentalement, il tira à pile ou face, et se mit en route vers le nord. Il se tenait près de la falaise, afin que personne ne puisse le repérer du dessus, et tentait de trouver un chemin.
Il en dénicha un à une petite centaine de mètres du point de chute, un étroit zigzag taillé dans la craie de la paroi. Il fonça dedans, ne s’arrêtant qu’à une courte distance du sommet pour une brève reconnaissance, mais il n’y avait personne sur la crête herbeuse. Se retournant, il examina la Manche. Même de ce point élevé, il n’apercevait aucun navire. Et pas plus de fumée à l’horizon.
Et pas de fermes, pas d’animaux d’élevage, pas de clôtures, juste la route de gravier blanc sur laquelle il avait pensé arriver quand il avait traversé cette nuit. Me voilà au milieu de nulle part, se dit-il.
Et pourtant c’était impossible. La côte sud-est de l’Angleterre avait été constellée de villages de pêcheurs. Il doit s’en trouver un quelque part près d’ici, se conforta-t-il, et il mit le cap vers le sud pour voir ce qui se cachait derrière le promontoire suivant. Mais, s’il s’en trouvait un, pourquoi n’avait-il pas entendu la moindre cloche sonner la nuit dernière ou ce matin ? Prions pour qu’il y ait un village. Et qu’il soit à distance de marche.
Il y en avait un. Le petit groupe compact d’édifices en pierre était blotti juste derrière le promontoire, et au-delà s’étendait un quai où s’alignaient des bateaux mâtés. Il y avait une église, aussi. Avec un clocher. Les falaises avaient dû étouffer le son des cloches.
Mike se lança sur la route qui conduisait au village, non sans garder un œil sur l’éventuelle voiture qui pourrait le prendre en stop ou, s’il avait de la chance, le bus pour Douvres, mais aucun véhicule d’aucune sorte ne se présenta pendant son équipée.
Il est trop tôt pour être debout à vagabonder.
Et cela valait pour le village aussi. Sa seule boutique était fermée, de même que le pub – La Couronne et l’Ancre –, et la rue était déserte. Mike descendit jusqu’au quai. Il pensait que les pêcheurs seraient levés, mais il n’y avait personne là non plus. Et, bien qu’il ait atteint la dernière maison, pas de gare. Et pas non plus d’arrêt de bus.
Il revint à la boutique et regarda par la fenêtre, dans une tentative pour apercevoir un horaire de bus, ou quoi que ce soit qui lui permettrait de savoir dans quel endroit il se trouvait. S’il était réellement à une dizaine de kilomètres au nord de Douvres, il pourrait être plus rapide de rejoindre son but à pied que d’attendre un bus. Mais il ne parvint à repérer qu’un programme pour le cinéma L’Impératrice, qui passait le film En suivant la flotte, du 15 au 31 mai. Mai, c’était le bon mois. Cependant, En suivant la flotte était sorti en 1936.
De retour à La Couronne et l’Ancre, il essaya d’en pousser la porte. Qui s’entrebâilla sur un couloir sombre.
— Hello ? Est-ce ouvert ? appela-t-il en se décidant à entrer.
Au bout du couloir se trouvaient un escalier et une porte menant à ce qui devait être la pièce principale du pub. Mike pouvait juste discerner des bancs à haut dossier et un bar dans les quasi-ténèbres. Un téléphone à l’ancienne mode, le genre avec un écouteur et une corde, pendait sur le mur opposé à l’escalier et, près de lui, se dressait une horloge comtoise. Mike lui jeta un coup d’œil. Huit heures moins cinq ! Il n’était pas arrivé à 5 heures, alors. Il régla sa Bulova, content que personne ne soit témoin de sa maladresse, puis se remit à chercher un horaire de bus. Sur une petite table jouxtant l’horloge reposaient plusieurs lettres. Mike se pencha sur elles, louchant pour lire l’adresse de celle du dessus : « Saltram-on-Sea, Kent. »
C’est impossible ! Saltram-on-Sea était à une cinquantaine de kilomètres au sud de Douvres, pas à dix kilomètres au nord ! La lettre devait être un courrier à envoyer à Saltram-on-Sea. Mais le timbre à deux centimes dans le coin avait été oblitéré, et l’adresse de l’expéditeur indiquait l’aérodrome de la RAF de Biggin Hill, ce que ce lieu n’était évidemment pas. Mike regarda prudemment en haut de l’étroit escalier en bois, puis il se saisit des lettres et les feuilleta rapidement. Toutes avaient pour destination Saltram-on-Sea et, pour mettre un point final à son interrogation, l’une d’entre elles était adressée à La Couronne et l’Ancre.
Seigneur ! Cela signifiait qu’il y avait eu un décalage spatial, et qu’il devrait prendre le bus. Ce qui impliquait de trouver immédiatement quand il viendrait et où il s’arrêtait.
— Hello ? appela-t-il d’une voix forte en direction de l’escalier et dans la salle du pub. Il y a quelqu’un ?
Pas de réponse, et pas un son ni un mouvement au-dessus. Il écouta pendant une autre minute, puis s’avança dans la pièce plongée dans la pénombre en quête d’un horaire de bus ou du journal local. Il n’y en avait pas sur le bar, et la seule chose qu’il put apercevoir sur le mur au-delà était un autre programme de films, celui-ci pour Horizons perdus, qui était sorti en 1937 et qui serait projeté du 15 au 30 juin.
Bon Dieu, est-ce qu’il y a eu un décalage temporel, en plus ? se demanda Mike, qui faisait le tour du bar pour voir s’il pouvait mettre la main sur un journal derrière. Il fallait qu’il trouve la date.
Il y avait un journal dans la poubelle, ou ce qu’il en subsistait. La moitié de la feuille – celle qui comportait le nom du quotidien et la date, naturellement – avait été déchirée, et on avait utilisé la partie restante pour éponger quelque chose. Il la défroissa avec soin sur le bar, essayant de ne pas crever le papier trempé, mais il n’y avait pas assez de lumière pour lire les pages grises et mouillées. Il les attrapa par les bords et les emporta dans le couloir pour les déchiffrer.
« Pouvoir dévastateur du Blitzkrieg allemand », indiquait le gros titre.
Bon. Au moins, Mike ne se trouvait pas en 1937. L’article manquait, mais une carte de France assortie de flèches montrait l’avance allemande, ce qui signifiait que l’on n’était pas non plus à la fin de juin. À ce moment-là, les combats étaient terminés depuis trois semaines et Paris était déjà occupée.
« La poussée des Allemands sur la Meuse. » Cela s’était produit le 17 mai. « L’Emergency War Powers Act est passé. » Cela datait du 22, et Mike devait tenir le journal de la veille. On devait donc être le 23, et le décalage l’avait envoyé un jour trop tôt, mais c’était super. Cela lui donnait un jour de plus pour aller à Douvres, et il en aurait besoin. Il continua de lire. « La prière d’intercession pour la Nation aura lieu à l’abbaye de Westminster. »
Oh non ! Cette prière avait eu lieu le dimanche 26 mai, et si c’était le journal d’hier, alors on était lundi 27.
— Merde ! murmura-t-il. J’ai déjà manqué le premier jour de l’évacuation !
— Le pub n’ouvre pas avant midi, annonça une voix de fille, au-dessus de lui.
Il virevolta, et son mouvement brusque déchira en deux le quotidien trempé. Une jolie jeune femme, les cheveux coiffés à la Pompadour et la bouche très rouge, se tenait à mi-hauteur dans l’escalier, un regard de curiosité posé sur les papiers en loques entre ses mains. Et comment diable allait-il justifier ce qu’il faisait avec ? ou ce qu’il venait de laisser échapper sur l’évacuation ? Qu’avait-elle entendu, au juste ?
— Est-ce que vous désirez une chambre ? demanda-t-elle, finissant de descendre.
— Non, je cherchais juste l’horaire des bus, expliqua-t-il. Pouvez-vous me dire quand passe le bus pour Douvres ?
— Vous êtes un Amerloque ! s’exclama-t-elle avec ravissement. Un aviateur ?
Elle jeta un coup d’œil au-dessus de son épaule, à travers la porte, comme si elle s’attendait à découvrir un avion au milieu de la rue.
— Avez-vous dû sauter en parachute ?
— Non, je suis journaliste.
— Un journaliste ? répéta-t-elle, avec autant d’enthousiasme.
Et il s’aperçut qu’elle était beaucoup plus jeune qu’il ne l’avait pensé, dix-sept ou dix-huit ans tout au plus. La Pompadour et le rouge à lèvres l’avaient induit en erreur.
— Oui, pour l’Omaha Observer. Je suis correspondant de guerre. Je dois aller à Douvres. Pouvez-vous m’indiquer à quelle heure passe le bus ?
Il la vit hésiter.
— Il y a bien un bus pour Douvres qui part d’ici, n’est-ce pas ?
— Oui, mais c’est bête, vous venez juste de le rater. Il est passé hier, et il n’y en aura pas d’autre avant vendredi.
— Il passe seulement les dimanches et les vendredis ?
— Non, je viens de vous le dire, il est passé hier. Mardi.