Collège de Balliol, Oxford, avril 2060

Les projets les mieux élaborés…

Robert Burns, To a Mouse


Quand Michael revint de Garde-robe, Charles se trouvait dans leur appartement.

— Que fais-tu là, Davies ? demanda-t-il.

Il s’arrêta en plein milieu de ce qui ressemblait à un mouvement d’autodéfense, sa main droite raidie devant lui, la gauche protégeant son estomac.

— Je croyais que tu partais cet après-midi.

— Non, répondit Michael d’un ton dégoûté. (Il drapa sa tenue blanche sur une chaise.) Mon transfert a été reporté à vendredi, ce qu’ils auraient pu m’apprendre avant que j’aille me faire implanter mon accent américain. Ça m’aurait évité d’arpenter Oxford pendant quatre jours en ayant l’air d’un parfait imbécile.

— Tu ressembles toujours à un idiot, Michael, se moqua Charles, tout sourires. Ou devrais-je t’appeler par ton pseudo de couverture, de façon que tu puisses t’y habituer ? Qu’est-ce que c’est, au fait ? Chuck ? Bob ?

Michael lui tendit ses plaques d’identification.

— Lieutenant Mike Davis, lut Charles.

— Ouais. Je prends des patronymes aussi proches du mien que possible depuis que les segments de cette mission sont si courts. Quel est ton nom pour Singapour ?

— Oswald Beddington-Hythe.

Pas étonnant qu’il s’entraîne à l’autodéfense, conclut Michael tandis qu’il posait sur le lit les chaussures que Garde-robe lui avait fournies.

— Quand pars-tu, Oswald ?

— Lundi. Pourquoi ton saut a-t-il été reporté ?

— Je ne sais pas. Le labo a du retard.

Charles hocha la tête.

— Linna dit qu’ils sont tout simplement submergés, là. Dix transferts et récupérations par jour. Si tu veux mon avis, il y a beaucoup d’historiens au départ. On va se crasher les uns sur les autres, bientôt. J’espère qu’ils reporteront mon saut. Il me reste des masses de choses à apprendre. Tu ne connaîtrais pas quelque chose sur la chasse au renard, par hasard ?

— La chasse au renard ? Je croyais que tu te rendais à Singapour ?

— J’y vais, mais apparemment, là-bas, un grand nombre d’officiers britanniques étaient des aristos. Ils passaient tout leur temps à discuter de leurs exploits à la chasse.

Il souleva la tenue blanche que Michael avait suspendue sur la chaise.

— C’est un uniforme de l’US Navy. Qu’est-ce que la flotte américaine foutait à la bataille des Ardennes ?

— Pas la bataille des Ardennes, Pearl Harbor, précisa Michael. Ensuite, le second attentat du World Trade Center et, pour finir, la bataille des Ardennes.

Charles paraissait perplexe.

— Je pensais que tu partais faire l’évacuation de Dunkerque ?

— J’y vais aussi. C’est en quatrième position sur la liste, après quoi je fais Salisbury et El-Alamein.

— Rappelle-moi pourquoi tu te rends dans tous ces endroits extrêmement dangereux, Davies.

— Parce que c’est là que l’on trouve les héros, et c’est ce que j’étudie.

— Mais est-ce que tous ces événements ne sont pas des dix ? Et je croyais que Dunkerque était un point de divergence. Comment peux-tu…

— Je ne peux pas. Je vais à Douvres. Et seules des parties de Pearl Harbor sont des dix : l’Arizona, le West Virginia, l’aérodrome de Wheeler Field et l’Oklahoma. Moi je serai sur le New Orleans.

— Mais as-tu vraiment besoin de te trouver sur le bateau de lord Nelson, ou qui que ce soit d’autre ? Tu ne pourrais pas observer depuis un endroit sûr ?

— Non. Premièrement, le New Orleans est un navire, pas un bateau. Les bateaux, c’est ce qui a sauvé les soldats à Dunkerque. Deuxièmement, observer d’un endroit sûr, c’est ce que les historiens étaient obligés de faire avant que le voyage temporel ait été inventé par Ira Feldman. Troisièmement, lord Nelson s’est battu à Trafalgar, pas à Pearl Harbor. Et, quatrièmement, je n’étudie pas les héros qui commandent des navires, ou des armées, et qui gagnent les guerres. J’étudie les gens ordinaires, ceux dont on n’aurait jamais imaginé qu’ils se conduiraient en héros, mais qui, quand une crise se présente, montrent un courage hors du commun et n’hésitent pas à se sacrifier. Comme Jenna Geidel, qui a donné sa vie pour vacciner la population pendant la Pandémie. Et les pêcheurs, les retraités qui possédaient un bateau, les marins du dimanche qui ont sauvé l’armée britannique à Dunkerque. Et Welles Crowther, ce trader d’actions cotées en Bourse âgé de vingt-quatre ans qui travaillait au World Trade Center. Il aurait pu s’enfuir quand les bâtiments furent frappés par les terroristes, au lieu de quoi il y retourna plusieurs fois, sauvant plus de dix personnes… et mourut. Je vais observer six ensembles différents de héros dans six situations différentes pour essayer de déterminer quelles qualités ils avaient en commun.

— Comme une aptitude à se trouver à la mauvaise place au mauvais moment ? ou à posséder un bateau ?

— Les circonstances sont l’un des facteurs, admit Michael, qui refusait de se laisser piéger. Mais aussi un sens du devoir ou de ses responsabilités, un mépris total de sa sécurité personnelle, une faculté d’adaptation…

— D’adaptation ?

— Ouais. Tu es en train de prononcer ton sermon du dimanche, et la minute d’après tu aides à passer les obus de 127 mm pour les canons qui descendent les chasseurs Zéro japonais.

— Qui a fait ça ?

— Le révérend père Howell Forgy. Il s’apprêtait à célébrer la messe du matin à bord du New Orleans quand les Japonais ont attaqué. Ils ont riposté, mais l’ascenseur entre la soute à munitions et la chambre relais était HS, et c’est lui qui a permis aux gars de servir les canons, en organisant, dans le noir, une chaîne humaine pour monter les obus jusqu’au pont. Alors que l’un des marins lui disait : « Vous n’avez pas eu le temps d’achever votre sermon, révérend, pourquoi ne pas le terminer maintenant ? », c’est lui qui répondit : « Dieu soit loué, et faites passer les munitions. »

— Se faire flinguer par les chasseurs Zéro japonais, tu es certain que ce n’est pas considéré comme un dix ? Je ne comprends toujours pas comment tu as réussi à convaincre Dunworthy d’autoriser un projet comme celui-là.

Toi, tu vas bien à Singapour !

— Certes, mais j’en reviens avant que les Japonais arrivent. Tiens, ça me rappelle un truc : quelqu’un a téléphoné pour toi, tout à l’heure.

— Qui était-ce ?

— Je ne sais pas. C’est Shakira qui a pris le message. Elle était là pour m’apprendre le fox-trot.

— Le fox-trot ? Je croyais que tu devais apprendre la chasse au renard ?

— J’ai besoin de connaître les deux. Ainsi, je pourrai me rendre au club de danse. À Singapour, la communauté britannique organisait un bal toutes les semaines.

Ses bras adoptèrent la position d’autodéfense qu’ils avaient quand Michael était entré et il se mit à danser avec raideur autour de la pièce en comptant :

— Et gauche et deux et trois et quatre et…

— La communauté britannique de Singapour aurait dû passer plus de temps à se soucier des préparatifs japonais. S’ils s’en étaient préoccupés, ils ne se seraient pas laissé aussi complètement déborder.

— Comme vous autres, les Américains, à Pearl Harbor, lieutenant Davis ? assena Charles en souriant.

— Tu disais que Shakira avait pris le message. A-t-elle écrit quelque chose ?

— Oui. C’est là, près du téléphone.

Michael saisit le bout de papier et tenta de le lire, mais les seuls mots qu’il réussit à comprendre furent « Michael » et, un peu plus loin, « à ». Le reste lui demeurait impénétrable. Il y avait quelque chose qui pouvait signifier « halo » ou « bals » ou « dote », et à la ligne suivante un « 910 » ou « glo ».

— Je suis incapable de déchiffrer ce charabia, grogna-t-il en le tendant à Charles. A-t-elle dit quelque chose sur le contenu ?

— Je n’étais pas là. Il fallait que je coure à Garde-robe pour les mesures de mon smoking. C’est à mon retour qu’elle m’a parlé de cet appel pour toi, et du message qu’elle avait rédigé.

— Où est-elle, à présent ? Est-elle retournée dans son appartement ?

— Non, elle est allée à Fournitures voir s’ils avaient un enregistrement de Moonlight Serenade[2] pour que nous puissions nous entraîner tous les deux.

Il attrapa le bout de papier.

— Voyons ça. Laisse-moi essayer. Bon Dieu, son écriture est vraiment minable ! Je crois que là nous avons un « gra ». Il désignait le « glo ». Et le mot précédent ressemble à « changement ». Changement de programme ?

Changement de programme ! Et, dans ce cas, le « halo » devait être « labo ».

— Ils ont intérêt à ne pas m’avoir décalé de nouveau ! grogna Michael en décrochant le téléphone.

— Salut, Linna ! Passez-moi Badri, je veux lui parler.

— Puis-je savoir qui est au bout du fil ?

— Michael Davies, répondit-il, impatient.

— Oh ! Michael, je suis terriblement désolée. Je ne vous avais pas reconnu, avec cet accent américain. Que désirez-vous ?

— Quelqu’un m’a appelé tout à l’heure et m’a laissé un message. Était-ce vous ?

— Non, mais je viens juste de prendre mon service. C’était peut-être Badri. Il est en pleine récupération. Je peux lui demander de vous téléphoner dès qu’il aura fini.

— Écoutez, pourriez-vous vérifier si l’heure de mon transfert a été changée. J’étais programmé vendredi matin à 8 heures.

— Je vérifie, ne quittez pas. (Il y eut un bref silence.) Non, l’heure n’a pas bougé. Michael Davies, vendredi matin, 8 heures.

— Parfait. Merci, Linna.

Il raccrocha, soulagé.

— J’ignore qui a appelé, mais ce n’était pas le labo.

Charles était toujours absorbé par le message.

— Ça pourrait être Dunworthy ? Il me semble que ceci ressemble à un D.

Dunworthy n’aurait appelé Michael que pour une seule raison : lui annoncer qu’il avait changé d’avis, qu’il avait décidé que Pearl Harbor était trop dangereux, pas question de le laisser partir. Et, dans ce cas, Michael n’avait aucune envie de lui parler.

— Ce n’est pas un D, assura-t-il. C’est un Q. Shakira a-t-elle indiqué quand elle reviendrait ?

Charles hocha la tête.

— Elle devrait être revenue.

— Et tu dis qu’elle est allée à Fournitures ?

— Ou à la Bodléienne. Elle devait essayer là, ou Recherche, si les archives musicales n’avaient pas le morceau.

Ce qui signifiait qu’elle pouvait être n’importe où, et que s’il se mettait à la chercher il était probable qu’il la manquerait. Il était plus sûr de rester ici. Il avait besoin de vérifier quelques éléments, de toute façon. Il avait déjà fait les recherches principales pour Pearl Harbor. Il connaissait l’agencement des ponts du New Orleans, les noms et rangs de l’équipage, et il savait à quoi ressemblait l’aumônier Forgy. Il avait mémorisé les règles du protocole de la marine américaine, l’emplacement de chaque navire, et une chronologie détaillée des événements du 7 décembre. Le seul point qui l’embêtait encore, c’était un moyen de monter à bord du New Orleans. Son transfert était programmé à 22 heures, le 6 décembre, à Waikiki. Pour accéder au navire, il prendrait l’une des chaloupes de bordée – qui faisaient la navette jusqu’à minuit –, mais ses recherches lui avaient appris que le samedi soir Waikiki se remplissait de GI ivres et de marins cherchant la bagarre, ainsi que de détachements de police militaire trop zélée. Il n’avait aucun intérêt à se retrouver enfermé à fond de cale quand les Japonais attaqueraient, dimanche matin. Peut-être devrait-il examiner à quelle distance de son site se situait le club des officiers, et si des chaloupes l’avaient relié dans un sens et dans l’autre au cours de cette nuit-là. C’était sans doute le cas. Une soirée dansante s’était tenue à cet endroit. Il pourrait…

Le téléphone sonna. Michael se précipita pour répondre.

— Hello, Charles ! s’exclama Shakira. Désolée d’avoir été si longue. Je n’ai pas pu découvrir un seul enregistrement de Glen Miller. J’ai localisé un Benny Goodman…

— Ce n’est pas Charles, c’est Michael. Où te trouves-tu ?

— Vous n’avez pas la voix de Michael.

— On vient de me faire un implant L-et-A d’américain, expliqua-t-il. Écoute-moi. Quand tu étais ici, quelqu’un a appelé pour moi…

— J’ai tout écrit sur un papier, protesta-t-elle sur un ton agacé. Le message doit être juste là, près du téléphone.

— Mais que disait-il ?

— Je te l’ai écrit, insista-t-elle, énervée. L’ordre de tes transferts a été changé. Tu pars à Dunkerque d’abord. Vendredi matin à 8 heures.

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