Warwickshire, août 1940

Je ne panique pas. Je ne bouge pas. Je me dis : Nos gars s’occuperont d’eux. Je ne me dis pas : Je dois partir d’ici.

Instructions en cas d’invasion, 1940


L’armée leur donna jusqu’au 15 septembre pour évacuer le manoir. Avant cette date, il fallut couvrir tous les meubles, mettre en caisses l’ancêtre de lady Caroline et les autres peintures, emballer le cristal et la porcelaine, et empêcher Alf et Binnie de « donner un coup de main ». Quand Eileen monta enlever l’inestimable tapisserie médiévale, elle surprit les deux enfants en train de la balancer par la fenêtre.

— On testait pour voir si c’était magique, argumenta Binnie. Comme le tapis, là, le tapis volant de l’histoire de fées que tu nous as lue.

Il fallait aussi répartir les évacués encore présents dans le manoir. Mme Chambers trouva un nouveau foyer pour les Potter, les Magruder, Ralph et Tony Gubbins et Georgie Cox. Mme Chalmers vint prendre Alice et Rose, et la mère de Theodore écrivit pour annoncer son arrivée le samedi suivant. Eileen en fut soulagée. Elle avait craint de devoir renvoyer de nouveau le petit par le train, hurlant et se débattant.

— Je veux pas rentrer à la maison, déclara Theodore quand elle lui apprit que sa mère venait le chercher. Je veux rester ici.

— Tu peux pas rester, niquedouille, ricana Alf. Personne reste ici.

— Et nous, on va où, Eileen ? interrogea Binnie.

— Ce n’est pas encore décidé.

Ils avaient écrit à Mme Hodbin, mais n’avaient pas reçu de réponse, et personne dans tout le Warwickshire n’accepterait de les héberger.

— J’ai posté un courrier au Comité d’évacuation, indiqua le pasteur, mais pour l’instant ils sont submergés de demandes. Tout le monde pense que les Allemands vont bientôt bombarder Londres.

Ils s’y apprêtent…

Et à ce moment-là il n’y aurait plus la moindre chance de caser Alf et Binnie : plus de cent mille enfants avaient été évacués après le début du Blitz. Il fallait leur dénicher un toit tout de suite.

Lady Caroline avait envoyé Samuels avec ses malles à Chadwick House, où elle serait accueillie par la duchesse de Lynmere. Eileen, Una – d’une efficacité nulle – et Mme Bascombe demeuraient donc seules pour terminer les préparatifs avant l’arrivée de l’armée. Quant à contrôler le point de saut, ou se rendre à Backbury pour demander si quelqu’un la cherchait, Eileen n’en avait tout simplement pas le temps. Et pas plus pour se mettre en quête d’un nouvel emploi.

Si elle pouvait en trouver un. Beaucoup de maisons pratiquaient « l’économie de guerre », ce qui entraînait une diminution drastique du nombre de leurs serviteurs, et l’annonce « Recherchons une bonne » était absente du Backbury Bugler. Una avait déclaré qu’elle rejoignait l’ATS, et Mme Bascombe partait dans le Shropshire aider l’une de ses nièces dont le mari s’était engagé, si bien qu’Eileen ne pourrait loger avec aucune des deux. Et même si elle avait disposé d’assez d’argent pour se payer une chambre, il n’y avait pas d’hôtel à Backbury. Dans le cas où elle resterait, il n’y avait aucune garantie que la fenêtre de saut s’ouvre ou que l’équipe de récupération arrive. Quatre mois s’étaient déjà presque écoulés.

Tu dois te trouver un autre moyen de rentrer chez toi.

Il fallait aller à Londres, chercher Polly et utiliser son point de transfert.

Si elle y est.

Elle ne devait pas y résider avant le Blitz, qui commencerait en septembre. Eileen n’en connaissait pas la date précise. J’aurais dû demander à Polly. Évidemment, il ne lui était jamais venu à l’esprit qu’elle serait encore là quand Polly traverserait. L’armée ne prenait pas possession du manoir avant la mi-septembre. Le Blitz aurait sûrement débuté.

L’idée de se retrouver au milieu des bombardements la terrifiait, mais elle ne voyait personne d’autre vers qui se tourner. Michael Davies avait été envoyé à Douvres, mais l’évacuation de Dunkerque s’était produite des mois plus tôt. Il devait être rentré depuis longtemps. Elle se rappela que Gerald Phipps était lui aussi présent dans cette période. Il avait mentionné le mois d’août quand elle l’avait aperçu au labo, mais elle ne se souvenait pas de l’endroit. Il le lui avait dit, mais elle était incapable de se remémorer le nom. Cela commençait par un D. Ou un P.

Elle ne savait pas plus où Polly se trouvait. Elle avait indiqué qu’elle allait travailler dans un grand magasin sur Oxford Street, et que M. Dunworthy l’obligeait à choisir l’un de ceux qui n’avaient pas été bombardés. Eileen avait une vague réminiscence des noms qu’elle avait énumérés. Lesquels avait-elle cités ? Elle aurait dû faire plus attention, mais elle se tracassait pour ses leçons de conduite, et pour l’autorisation qui lui échappait. Elle se rappelait que l’un des magasins avait un nom d’homme.

Elle descendit à la cuisine interroger Mme Bascombe. Connaissait-elle des noms de magasins sur Oxford Street ?

— Vous ne pensez pas une seconde à travailler dans l’un de ces endroits, n’est-ce pas ?

— Non, c’est une de mes cousines. Je pars habiter chez elle.

— Deux filles toutes seules à Londres ? Avec tous ces soldats qui traînent ? Vous n’avez rien à faire à Londres, pas plus qu’Una à l’ATS. Je vous répète ce que je lui ai dit : restez domestique, c’est là qu’est votre place.

Eileen devrait attendre d’être à Londres pour trouver le nom du magasin. Si elle pouvait y parvenir ! Avec les gages qu’elle allait recevoir, elle avait assez pour un billet de seconde classe, mais elle aurait besoin d’argent pour tenir jusqu’à ce qu’elle découvre Polly. Puisqu’elle arriverait pendant le Blitz, elle pourrait sans doute dormir dans un abri, mais elle devrait tout de même payer ses repas et ses tickets de bus.

Elle se préoccuperait de cela plus tard. Elle avait de plus pressants problèmes. La mère de Theodore avait écrit pour expliquer que son usine d’avions avait doublé les horaires de travail et qu’elle ne viendrait pas chercher Theodore avant le samedi en huit. Par ailleurs, il n’y avait toujours aucune nouvelle de la mère d’Alf et de Binnie, et quand Eileen se rendit au presbytère, le 1er septembre, pour remettre un message de lady Caroline, le pasteur lui déclara :

— Je ne trouve personne pour les prendre. Il est évident que leur réputation les précède. Il faudra se rabattre sur le Programme outre-mer. Ils ne peuvent pas avoir entendu parler des Hodbin aux États-Unis.

— Ne serait-il pas cruel d’infliger ces enfants à un autre pays ?

— Vous avez raison. Nous ne pouvons nous permettre de nous aliéner nos amis. Nous aurons besoin de toute l’aide qu’ils pourront nous apporter avant que cette guerre se termine. Vous n’avez aucune nouvelle de leur mère ?

— Non.

— C’est surprenant. Je pensais qu’elle serait du genre à se réjouir du retour de leurs tickets de rationnement. D’un autre côté, ce sont Alf et Binnie. Si elle donne signe de vie, tenez-moi au courant. En attendant, je continue à chercher quelqu’un qui accepterait de les prendre. Vous restez ici jusqu’au 15, c’est bien ça ?

— Oui, répondit-elle avant de lui expliquer qu’elle se rendrait ensuite à Londres. Ma cousine travaille dans un grand magasin sur Oxford Street.

Selfridges ?

— Non, assura-t-elle, même s’il lui semblait se rappeler que Polly avait aussi mentionné celui-ci. Cela ressemblait au nom d’un homme.

— Le nom d’un homme…, réfléchit-il. Peter Robinson ?

— Non.

L’un de ceux que Polly avait cités commençait par un P !

Pas Peter Robinson, mais Eileen l’identifierait si elle l’entendait.

A.R. Bromley ? continua le pasteur. Non, celui-là est à Knightsbridge. Voyons, lesquels sont sur Oxford Street ? Townsend BrothersLeighton’s…, mais je ne vois pas lequel… Oh ! je sais : John Lewis ?

— Oui.

C’était celui-là, elle était catégorique, et elle était quasiment sûre que Selfridges en était un autre. Sur place, elle reconnaîtrait celui dont le nom commençait par un P. Polly serait forcément dans l’un des trois, Eileen prendrait les coordonnées de son point de saut, et elle rentrerait chez elle.

Si l’équipe de récupération ne s’était pas montrée. Eileen s’était demandé s’ils n’avaient pas attendu le 15 pour la sortir de là, afin que son départ passe inaperçu dans le remue-ménage provoqué par l’arrivée de l’armée. Mais quand elle fut de retour au manoir, elle s’aperçut que l’armée s’installait déjà. Une voiture de fonction et un camion stationnaient au bord de l’allée. Le jour suivant, des soldats entreprirent de tendre des barbelés le long de la route et autour du bois, et l’accès au point de transfert se trouva condamné.

Le 7, lady Caroline envoya chercher le pasteur. Eileen le fit entrer dans le salon au mobilier drapé de blanc.

— Mme Hodbin a-t-elle écrit, Ellen ? s’enquit lady Caroline.

— Non, ma’ame, mais ceci est arrivé au courrier ce matin.

Eileen lui donna une lettre de la mère de Theodore.

— Elle dit qu’elle ne peut pas venir chercher Theodore, finalement, commenta lady Caroline tout en poursuivant sa lecture. Et elle souhaite qu’on renvoie le garçon chez lui par le train de lundi, comme la dernière fois.

Oh non… !

Lady Caroline se tourna vers le pasteur.

— Avez-vous trouvé un nouvel hébergement pour les Hodbin, M. Goode ?

— Non, pas encore. Cela risque de durer plusieurs semaines avant…

— C’est totalement impossible. J’ai promis au capitaine Chase qu’il pourrait prendre possession des lieux lundi matin.

Ce lundi ? s’exclama le pasteur.

Son intonation choquée était au diapason de ce qu’Eileen ressentait.

— Oui, et les Hodbin ne peuvent évidemment pas rester ici. Il n’y aura plus personne pour les garder. Ils doivent rentrer chez eux jusqu’à ce que vous leur trouviez un nouvel hébergement. Ils peuvent partir pour Londres avec Theodore.

Alf et Binnie lâchés dans un train !

Des visions de bagages renversés, de voiture-restaurant dévastée et de cordons de systèmes d’alarme dansèrent devant les yeux d’Eileen.

— Non, intervint le pasteur, qui de toute évidence imaginait les mêmes désastres. Personne ne viendrait les chercher.

— Nous pouvons téléphoner à Mme Hodbin et lui demander de venir. Ellen, sollicitez un appel interurbain pour…

— Ils n’ont pas le téléphone, l’interrompit Eileen.

— Ne serait-il pas possible de les emmener avec vous à Chadwick House, lady Caroline ? s’aventura le pasteur. Juste le temps que je leur trouve un hébergement ?

— Je ne peux décemment pas imposer ça à mes hôtes. Si vous ne voulez pas les laisser partir seuls, il faut les accompagner, mon révérend. (Elle fronça les sourcils.) Ah, non ! ça ne marchera pas. Lundi, nous avons la réunion de la Défense passive à Hereford, et il est essentiel que vous soyez présent. Quelqu’un d’autre devra les emmener. Mme Chambers ou…

— Je m’en occupe, intervint Eileen. Je vous prie de m’excuser, ma’ame, mais j’avais prévu de rejoindre ma cousine à Londres quand je m’en irais d’ici. Je peux escorter les enfants.

Et comme tu me paieras mon transport, j’économiserai cet argent pour couvrir mes frais de logement et de nourriture en attendant de trouver Polly.

— Parfait. C’est la solution idéale, mon révérend. Ellen les emmène, et le Comité d’évacuation n’aura pour tout frais que le prix du billet des Hodbin. La mère de Theodore a envoyé le sien.

Le pasteur avait dû surprendre le regard accablé d’Eileen parce qu’il répondit :

— Mais si elle part en tant qu’accompagnatrice des évacués, alors…

Las ! lady Caroline continuait, d’un ton brusque :

— Allez dire aux enfants de faire leurs valises, Ellen. Vous pouvez prendre le train lundi.

Tu as intérêt à ce que l’équipe de récupération ne se montre pas avant, lady Caroline ! grondait Eileen en se rendant à la nursery. Ou je m’en irai d’ici sans un regard en arrière, et tu pourras convoyer les Hodbin jusqu’à Londres toi-même.

Le lendemain, elle emballa les affaires des jeunes voyageurs et les siennes, fit ses adieux à Una et à Mme Bascombe qui partaient par le bus, supporta un dernier sermon sur les dangers des échanges avec les soldats, nourrit les enfants, les coucha, et attendit qu’ils dorment et que la maisonnée soit calme pour s’échapper et rejoindre le point de saut.

La lune s’était levée. Eileen n’eut recours à sa lampe de poche qu’une seule fois, pour se glisser à travers le fil de fer barbelé. La clairière lui parut enchantée. Le tronc du frêne ruisselait d’argent dans le clair de lune.

— Ouvrez, murmura-t-elle. S’il vous plaît.

Il lui sembla voir le début du halo, mais ce n’était que de la brume. Elle eut beau patienter deux heures de plus, rien ne se produisit.

J’aime autant ça, se dit-elle alors qu’elle rebroussait chemin dans la lumière grise de l’aube. Je ne pouvais vraiment pas abandonner ce pauvre Theodore aux mains des Hodbin.

Elle traversa en courant la pelouse détrempée, entra sans un bruit dans la cuisine et s’engagea dans l’escalier de service.

Binnie attendait en haut des marches, pieds nus, en chemise de nuit.

— Que fais-tu debout ? chuchota Eileen.

— J’t’ai vue sortir. J’ai pensé qu’tu foutais l’camp sans nous.

— Je suis sortie vérifier s’il restait des habits sur l’étendoir. Retourne au lit. Demain, le voyage en train sera long.

— Tu nous laisses pas tomber, t’avais dit. T’as juré !

— Je ne vous quitte pas. On part pour Londres tous ensemble. Maintenant, retourne au lit.

Binnie s’exécuta, mais quand Eileen se leva, de trop courtes heures plus tard, elle faillit trébucher sur l’enfant, allongée devant sa porte, enveloppée dans une couverture.

— Juste au cas que t’aurais menti, expliqua-t-elle.

Lady Caroline s’en fut à 8 heures dans la Rolls-Royce que la duchesse lui avait envoyée.

Sans même nous proposer de nous emmener à la gare !

La colère d’Eileen l’aida à obtenir des enfants qu’ils s’habillent et restent groupés, puis prennent le chemin de Backbury. L’allée que des véhicules militaires de toutes sortes avaient encombrée durant la semaine était complètement déserte. Ils ne croisèrent pas un seul camion pendant l’heure de marche qui les mena au village. Binnie se plaignait que sa valise était trop lourde, Theodore demandait à être porté et, chaque fois qu’un avion survenait, Alf insistait pour s’arrêter et pour le noter sur sa carte de guetteur.

— Je voudrais tant que le pasteur y vienne, et y nous emporte en voiture ! s’exclama Binnie.

Et moi donc !

— Il est absent. Parti à Hereford.

Néanmoins, quand ils parvinrent à Backbury, Eileen les fit passer par le presbytère au cas où il ne serait pas encore parti, mais l’Austin n’était pas là.

Je n’ai même pas pu lui faire mes adieux, se dit-elle, au désespoir.

Eh bien, il fallait croire qu’elle l’avait mérité. Après tout, combien de fois s’était-elle apprêtée à tous les quitter sans un regard en arrière ? Y compris la nuit précédente.

Et tu n’es qu’une domestique…

Elle pressa les enfants dans la traversée du village. 11 h 41 approchait. Elle les poussa vers la gare.

M. Tooley arrivait en courant.

Oh non ! Ils ne l’avaient pas raté, quand même ?

— Voyous, je vous avais interdit de revenir rôder ici…

— Ils sont avec moi, M. Tooley, intervint Eileen en vitesse. Nous partons pour Londres par le train d’aujourd’hui.

— Vous partez ? Pour de bon ?

Elle acquiesça.

— Eux aussi ?

— Oui. Le train n’est pas encore passé, n’est-ce pas ?

M. Tooley secoua la tête.

— Ça m’étonnerait qu’il passe aujourd’hui, avec les gros bombardements sur Londres la nuit dernière.

Parfait, le Blitz avait commencé. Polly serait là-bas.

— C’était quoi, les bombardiers ? demanda Alf, impétueux. Des Heinkel 111 ? Junkers 88 ?

M. Tooley le foudroya du regard.

— Tu me mets encore des rondins en travers des voies, et je te laisse pour mort !

Et, retournant comme un ouragan dans la gare, il en claqua la porte avec fracas.

— Des rondins en travers des voies ? répéta Eileen.

— C’était une barricade, expliqua Alf. Pour quand Hitler envahira. On faisait qu’à s’entraîner.

— On aurait tout bazardé avant qu’le train y se pointe, renchérit Binnie.

Plus qu’un jour.

— Asseyez-vous, tous les trois, ordonna Eileen.

Elle renversa la valise d’Alf et de Binnie et les installa dessus pour attendre le train. S’il vous plaît, faites qu’il vienne vite !

— Repérage ! s’exclama Alf, qui braquait un doigt au-dessus des arbres.

— Moi, j’azimute rien du tout, rétorqua Binnie. Tu nous mènes en bateau.

Mais quand Eileen se tourna dans la direction indiquée, elle distingua un léger brouillard de fumée au-dessus du feuillage. Le train arrivait bien. C’était un miracle.

— D’accord, ramassez vos affaires. Alf, plie ta carte. Theodore, enfile ton manteau. Binnie…

— Regardez !

Alf avait crié d’excitation, sauté du quai et il courait vers la route, Binnie sur ses talons.

— Où allez-vous ? appela Eileen en jetant un coup d’œil anxieux en direction des voies. Revenez ici ! Le train…

Il approchait vite. Elle le voyait émerger des arbres.

— Theodore, tu restes là. Ne bouge pas ! ordonna-t-elle avant de le quitter dans l’intention de descendre du quai.

Si ces deux terreurs leur faisaient rater le train…

— Alf, Binnie ! Arrêtez ! hurla-t-elle.

Mais ils n’écoutaient pas. Ils couraient vers l’Austin, qui les dépassa dans un vrombissement de moteur et dérapa en freinant pile au pied du quai.

Le pasteur bondit hors de la voiture et se précipita en haut des marches. Il portait un panier.

— Je suis si content de ne pas vous avoir manqués. J’avais peur que vous soyez partis.

— Je croyais que vous étiez à Hereford.

— J’y étais. J’ai été ralenti sur le chemin du retour par un fichu transport de troupes, sinon je vous aurais rejoints plus tôt. Je suis si désolé que vous ayez fait tout le trajet à pied avec les bagages !

— Tout va bien, affirma-t-elle.

Et elle s’aperçut soudain qu’en effet tout allait bien.

— Vous disiez pas que foncer pleins gaz, c’était juste pour les urgences ? grommela Binnie, qui sautait sur le quai.

— Vous bombiez à cent trente à l’heure ! assura Alf.

— Vous êtes venu nous dire au revoir ? demanda Theodore.

— Oui, répondit-il à l’adresse d’Eileen. Et vous apporter…

Il s’arrêta et lança un regard furieux au train, qui entrait presque en gare.

— Ne me dites pas que le train est vraiment à l’heure. Ça n’est pas arrivé une seule fois depuis le début de la guerre, et aujourd’hui, parmi tous les jours possibles… N’importe, je vous ai apporté quelques sandwichs et des gâteaux. (Il donna le panier à Eileen.) Et… Alf, Binnie, allez chercher les bagages ! (Comme ils s’éloignaient, il continua en baissant la voix.) J’ai appelé le Bureau d’accueil des enfants outre-mer. (Il lui remit une enveloppe.) J’ai organisé le transfert d’Alf et de Binnie par bateau vers le Canada.

Le Canada ? C’était la destination du City of Benares quand il avait été coulé par un sous-marin allemand. Presque tous les évacués à bord s’étaient noyés.

— Quel bateau ? s’enquit Eileen.

— Je ne sais pas. Leur mère doit les emmener au bureau du Comité d’évacuation. L’adresse est dans la lettre. Et il s’occupera de leur transport jusqu’à Portsmouth.

Le City of Benares était parti de Portsmouth.

— Et ceci aussi, c’est pour vous, ajouta-t-il en lui tendant une enveloppe qui contenait plusieurs billets de dix shillings. Pour rembourser votre billet de train et couvrir les frais des enfants.

— Oh ! mais je ne peux pas…

— C’est de la part du Comité d’évacuation.

Vous mentez. Cela sort de votre poche.

— Ce n’est pas juste de vous demander de payer votre trajet alors que vous faites le travail du comité, dit-il en jetant un coup d’œil aux Hodbin. Je suis sûr que vous en gagnerez chaque penny.

— Le train est là, annonça Alf.

Ils le regardèrent approcher jusqu’à ce qu’il s’arrête dans un chuintement de freins.

— Merci, dit Eileen en rendant l’enveloppe au pasteur, mais je ne veux pas que vous vous sentiez obligé de…

— S’il vous plaît, insista-t-il d’un ton fervent. Je sais à quel point ces derniers temps ont été pénibles pour vous, et j’ai pensé… enfin, le comité a pensé qu’au moins vous ne devriez pas avoir de soucis pour des questions d’argent. S’il vous plaît, prenez-le.

Elle hocha la tête, refoulant ses larmes.

— Merci à vous. Je veux dire, transmettez mes remerciements au comité. Pour tout.

— Je le ferai, assura-t-il avant de la dévisager d’un œil attentif. Est-ce que tout va bien ?

Non. Je suis à cent vingt ans de chez moi, mon point de saut est cassé, et je n’ai aucune idée de ce que je vais faire si je n’arrive pas à trouver Polly.

— Quoi que ce soit, vous pouvez m’en parler. Je saurais peut-être vous aider.

Si seulement je pouvais vous en parler !

— Allez, magne-toi, fit Alf, qui tirait sur sa manche. Faut qu’on grimpe !

Elle acquiesça.

— Les enfants, rassemblez vos affaires. Binnie, viens ici, prends le sac de Theodore. Alf, attrape ta…

— Je les ai, intervint le pasteur, soulevant les bagages.

Elle les hissa dans le wagon avec son aide, ainsi que les Hodbin. Dieu merci ! ce train n’était pas plein à craquer de soldats.

— À toi, maintenant, Theodore.

L’enfant rechigna.

— Je veux pas…

Oh non ! pas ça !

Mais le pasteur disait déjà :

— Theodore, veux-tu montrer à Eileen ce qu’il faut faire ? Elle n’est jamais allée à Londres en train.

Moi, si.

— Je sais, aussi tu dois prendre grand soin d’elle.

Theodore hocha la tête.

— Tu dois monter les marches, expliqua-t-il à Eileen en lui montrant comment faire. Ensuite, tu vas t’asseoir…

— Vous accomplissez des miracles ! remarqua Eileen avec gratitude.

— Ça fait partie du métier, répondit-il en souriant avant d’ajouter plus sérieusement : c’est extrêmement dangereux à Londres, en ce moment. Faites très attention à vous.

— J’y veillerai. Je suis désolée de faire faux bond pour conduire l’ambulance après toutes vos leçons.

— Ne vous en faites pas. Ma gouvernante a accepté de vous remplacer. Manque de chance, elle montre les mêmes dispositions qu’Una, mais…

— Magne-toi ! appela Alf du haut de la plate-forme. Tu retardes le train.

— Il faut y aller, dit-elle, escaladant la première marche.

— Attendez, s’exclama-t-il en lui saisissant le bras. Il ne faut pas vous inquiéter. Tout finira par…

— Magne-toi ! cria Alf, qui la tirait à bord. (Les énormes roues commençaient à tourner.) Moi, j’me carre à la f’nêtre.

— Au revoir, mon révérend ! appela Theodore, qui agitait la main.

— Pas question que tu tapes l’incruste, protesta Binnie. Eileen, Alf dit qu’y s’carre à la f’nêtre, mais moi je veux…

— Chh ! fit Eileen, qui se penchait à l’extérieur.

Le train s’ébranlait.

— Pardon ? demanda-t-elle au pasteur.

— Je disais, cria le pasteur, ses paumes en coupe autour de sa bouche, que tout finira bien.

Il continuait à lui adresser des gestes d’adieu quand le train prit de la vitesse, l’abandonnant sur le quai.

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