J’ai honte de l’avouer : je lui ai dit que c’était la faute des Allemands.
Binnie et le reste des évacués accueillirent la nouvelle de leur mise en quarantaine avec une explosion de réactions si sauvages qu’Eileen souhaita filer au point de transfert avant même la fin du dîner des enfants.
— Moi, on m’a foutue quarantième tout un mois ! annonça Alice. Avec Rose, on pouvait plus jouer à rien du tout. Ni dehors, ni dedans.
— Y vont pas nous foutre en quarantaine tout un mois, hein, Eileen ? interrogea Binnie.
— Non, bien sûr que non.
La rougeole ne durait que quelques jours, n’est-ce pas ? C’est bien pour cela qu’on l’appelait « la rougeole des trois jours ». Alice devait se tromper.
Quand le docteur Stuart revint ce soir-là, Eileen lui demanda à combien de temps il estimait la durée de la quarantaine.
— Cela dépend du nombre d’enfants qui seront impliqués. Si Alf restait le seul cas, ce qui me semble improbable, cela se terminera une quinzaine après la disparition des taches, disons trois à quatre semaines.
— Trois ou quatre semaines ? Mais elle ne dure que trois jours !
— Vous confondez avec la rubéole. Là, il s’agit de la rougeole, qui dure au moins une semaine après l’apparition de l’éruption.
— Combien de temps, avant cette apparition ?
— Entre trois et huit jours. Et dans certains cas, cela dépasse la semaine.
Comme Eileen connaissait Alf, il entrerait dans ces cas-là. Une semaine, plus huit jours, plus une quinzaine. Effectivement, on les bouclerait pour un mois tout entier. Si personne d’autre ne tombait malade à son tour. Impossible d’attendre la fin de la quarantaine. Elle devait partir tout de suite. Elle se demanda quelle sorte de sanction accompagnait la rupture d’une quarantaine, en 1940. Pendant la Pandémie, c’était le peloton d’exécution, mais la situation différait sûrement pour une maladie infantile. Elle patienta quand même jusqu’à ce que tout le monde soit endormi et que Samuels ronfle bruyamment sur la chaise de gardien qu’il avait tirée devant la porte d’entrée avant de descendre sur la pointe des pieds à la cuisine.
L’issue en était verrouillée, tout comme les portes-fenêtres du petit salon, les fenêtres de la bibliothèque et de la salle à manger, et l’entrée de la salle de billard.
— Les clés sont dans ma poche, l’informa Samuels quand Eileen lui posa la question le lendemain matin, et elles n’en sortiront pas. Cette petite peste de Hodbin serait bien capable de triompher d’un piège de Houdini. Je ne le laisserai pas répandre la rougeole dans tout le voisinage. Si c’est vraiment la rougeole. Je pense qu’il simule pour rester ici au lieu d’aller à l’école.
Eileen était plutôt d’accord avec lui. Alf ne se contenta pas de boire tout le potage qu’elle lui apporta pour le petit déjeuner, il en demanda plus et, quand elle vint récupérer le plateau, Una lui apprit qu’il sautait sur son lit… Et comment faire pour l’arrêter ?
Par ailleurs, le pasteur lui avait annoncé – en criant à travers la porte de la cuisine puisque Samuels refusait de le laisser entrer – que personne d’autre n’avait attrapé la rougeole à l’école de Backbury.
Lorsque Eileen monta le plateau du déjeuner, elle surprit le malade penché dans l’embrasure de la porte. Il distribuait des coups de gant de toilette mouillé à Jimmy et à Reg.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— J’me nettoie la tronche, proféra-t-il d’un ton vertueux.
— Retournez à la nursery, ordonna-t-elle à Reg et à Jimmy. Alf, au lit !
Elle le repoussa dans la salle de bal.
— Una, il ne faut pas autoriser Alf à… Où est Una ?
— Sais pas. Pourquoi c’est pas toi qui m’bichonnes ?
— Parce que tu es contagieux. (Et agaçant au-delà du possible.) Au lit ! Grimpe !
— Elle viendra m’voir quand, Binnie ?
— Elle n’en a pas le droit. Couche-toi, maintenant.
Eileen partit à la recherche d’Una qui n’était ni dans la salle de bains, ni dans la nursery où Binnie entraînait les autres enfants dans un jeu du loup tapageur. Et lorsqu’elle jeta de nouveau un coup d’œil dans la salle de bal, Alf essayait d’en ouvrir la fenêtre, entouré par les draps qu’il avait noués ensemble.
— Le doc a dit que j’avais besoin d’air, prétendit-il en affectant un air innocent.
Eileen confisqua les draps et trouva Una dans sa chambre, où elle changeait sa robe dégoulinante : Alf avait renversé la cuvette sur elle. Eileen la renvoya s’occuper du garçon.
— Je suis obligée ? la supplia Una. Vous ne pouvez pas le soigner ? Je vous donnerai mon nouveau magazine de films.
Je sais exactement ce que tu ressens !
— Impossible. Je n’ai pas eu la rougeole.
— J’aimerais tant ne pas l’avoir eue ! gémit la fille.
Eileen rapporta les draps au placard à linge. L’espace d’un instant, elle se demanda si elle n’allait pas les pendre par la fenêtre de sa chambre pour s’échapper, mais quatre étages la séparaient du sol, et le docteur Stuart arriverait dans une heure. Après un coup d’œil au garçon, – et à cette pauvre Una –, il annulerait sûrement la quarantaine. Au lieu de risquer sa vie ou de se briser un membre, Eileen rejoindrait le site en sortant tranquillement par la grande porte.
Hélas ! le docteur Stuart téléphona pour annoncer qu’il serait en retard : l’un des évacués logés chez les Pritchard était tombé d’un arbre et s’était cassé la jambe. Et à 15 heures, quand il arriva, il n’y avait plus aucun doute sur l’épidémie de rougeole. De la tête aux orteils, Alf était couvert de petits points rouges impossibles à contrefaire, Tony et Rose se plaignaient tous les deux de leur gorge et, avant que le docteur ait fini de prendre leur température, Jimmy déclara :
— Je crois que je vais vomir…
Et vomit.
Eileen passa le reste de l’après-midi à installer des lits supplémentaires et à se maudire de ne pas avoir escaladé sa fenêtre tant que c’était encore possible.
Le frère de Tony, Ralph, et la sœur de Rose, Alice, furent atteints pendant la nuit, et quand le docteur Stuart examina Edwina, il lui trouva des taches blanches à l’intérieur de la bouche, même si elle clamait qu’elle ne se sentait pas malade.
— Ça ne serait jamais arrivé si on avait pris le bateau, disait-elle, mécontente.
Eileen n’écoutait pas. Elle pensait au point de transfert. Il n’était plus possible de s’y rendre maintenant, même si elle réussissait à passer le cap de Samuels. Comment laisser les enfants sous la seule garde d’Una ? Le docteur Stuart avait promis de leur amener une infirmière, mais elle ne serait pas disponible avant le week-end et, d’ici là, le labo aurait envoyé une équipe de récupération voir pourquoi elle ne revenait pas.
S’il ne l’avait déjà fait.
— Notre quarantaine est-elle affichée sur la porte ? demanda-t-elle à Samuels.
— Absolument. Et aussi sur la grille d’entrée.
Au moins, quand ils arriveront, ils comprendront le problème. Je n’ai pas besoin de m’inquiéter à ce sujet.
C’était une bénédiction, parce qu’elle n’eut pas une minute de libre durant les jours qui suivirent, entre les plateaux à porter, les draps à laver, et les évacués à distraire, pour ceux qui n’avaient pas encore contracté la maladie.
Le docteur Stuart était déterminé à lui éviter l’infirmerie, même si Una était clairement dépassée. Pourtant, quand Reg et Letitia succombèrent à leur tour, il céda.
— Vous allez devoir donner un coup de main, j’en ai peur. Jusqu’à ce que l’infirmière vous rejoigne et que les enfants se couvrent de boutons. Dès que l’éruption apparaîtra, ils se sentiront mieux. Autant que possible, essayez de ne pas les toucher.
Il était heureux qu’elle ne risque rien parce que les enfants nécessitaient des soins constants. Ils souffraient tous de fièvre et de nausées, et leurs yeux étaient rouges et irrités. Eileen passait la moitié de son temps à essorer des compresses froides, à changer des draps, à vider des bassins, et l’autre moitié à tenter en vain de garder Alf au lit.
Il ne s’était plus senti malade depuis le premier jour, et il occupait la majeure partie de ses journées à tourmenter les autres patients. Eileen l’aurait tué sans l’arrivée providentielle du pasteur. Il l’appela de l’extérieur pour lui apprendre qu’il avait apporté plus de linge et de la gelée fabriquée par Mlle Fuller, et il bavarda avec elle un moment à la fenêtre.
— Si cela peut vous réconforter, vous n’êtes pas les seuls en quarantaine. Les Sperry et les Pritchard le sont aussi. Ils ont fermé l’école. Je laisserai le linge et la gelée sur les marches de la cuisine. Oh ! et j’ai apporté le courrier.
Le courrier se composait du Times de Londres, qui annonçait que les Allemands pénétraient en France et que la Belgique succomberait peut-être, d’une lettre de Mme Magruder prévenant que ses enfants avaient déjà eu la rougeole, et d’une note de lady Caroline. « Je suis anéantie de ne pas être présente à la maison pour vous assister dans cette crise », écrivait-elle.
— Ha ! s’esclaffa Mme Bascombe. Elle remercie sa bonne étoile pour la réunion qui lui a permis d’être absente ! Quoique, si vous voulez mon avis, son absence est une bénédiction. Une personne de moins à nourrir et derrière qui nettoyer !
Ce n’était pas faux. Elles avaient du travail par-dessus la tête. À la fin de la semaine, onze des évacués étaient couchés, victimes de l’épidémie. L’infirmière promise n’était toujours pas arrivée, et quand Eileen s’en inquiéta lors de la visite du docteur Stuart, il secoua la tête d’un air sombre.
— Elle a rejoint le Royal Nursing Corps le mois dernier, et toutes les autres infirmières du secteur sont déjà embauchées. La région ne manque pas de cas.
Ici non plus, on ne manque pas de cas, pensa Eileen, exaspérée.
Dans les jours qui suivirent, le nombre de malades crut encore. Susan succomba, tout comme Georgie ; ils durent installer une deuxième infirmerie dans la salle de musique, et tout le monde s’y colla, même Samuels dont le rôle se bornait jusque-là à empêcher quiconque de s’échapper de la maison. Mme Bascombe prit en charge l’entretien des lieux, le pasteur apporta les médicaments et la gelée de veau et Binnie portait les plateaux pour Eileen, et finissait par la rendre folle.
— Ils vont tous mourir ? interrogeait-elle d’une voix forte, tout en essayant de jeter un coup d’œil furtif dans la salle de bal.
— Non, bien sûr que non. Les enfants ne meurent pas de la rougeole.
— J’connais une fille, elle y a passé. On l’a fourrée dans un cercueil blanc.
Après un jour et demi de saillies similaires, Eileen affecta Binnie à la cuisine. Mme Bascombe lui noua l’un de ses tabliers et la mit au travail, à laver les plats, pendre la lessive dans la salle de bal maintenant vidée de ses occupants, et récurer le sol.
— C’est pas juste ! se plaignit Binnie, indignée, à Eileen. J’préférerais avoir attrapé la rougeole !
— Fais attention à ce que tu souhaites, lui lança Mme Bascombe, de retour du cellier. Et fais aussi attention à ces tasses à thé. Elle en a déjà cassé quatre ! Et la théière Spode. Je me demande ce qu’en dira lady Caroline.
Eileen n’était pas inquiète. Lady Caroline n’avait écrit qu’une fois depuis son premier mot, pour leur expliquer qu’elle séjournerait chez des amis jusqu’à la fin de la quarantaine, et qu’il fallait lui envoyer « mon crêpe georgette blanc, mon étole de renard, et ma tenue de bain bleue ».
Les jours suivants passèrent dans une sorte de brouillard, avec des enfants au stade du vomissement, d’autres au sommet du pic de température, et le reste en pleine éruption. Peggy et Reg contractèrent des infections de l’œil, et Jill développa une toux caverneuse que le docteur Stuart demanda à Eileen de surveiller étroitement.
— Il ne faut pas que cela gagne ses poumons, prévint-il.
Et il ajouta une nouvelle corvée à Eileen : des inhalations deux fois par jour sous une tente improvisée avec des couvertures.
Même si tout le monde aidait, y compris les plus jeunes, la tâche était sans fin. Peggy et Barbara balayaient la nursery, Theodore faisait son propre lit, Binnie travaillait dur à la cuisine et supportait les sermons de Mme Bascombe. Chaque fois qu’Eileen entrait dans la pièce, la cuisinière secouait son doigt en direction de Binnie et disait :
— Et tu appelles ça éplucher ? Tu as enlevé la moitié de la pomme de terre !
Ou encore :
— Tu n’as toujours pas fini de ranger la vaisselle ?
Ou le sempiternel :
— Tu verras, tu finiras mal !
À vrai dire, Eileen commençait à plaindre Binnie.
Le jeudi, alors qu’elle descendait chercher de l’essence au menthol pour l’inhalateur de Jill, Eileen trouva Binnie assise à la table de la cuisine, la tête posée sur ses bras, dans une attitude de désespoir, devant une pile énorme de légumes à nettoyer.
Eileen rejoignit la cuisinière dans le cellier.
— Mme Bascombe, vous ne devriez pas vous montrer si sévère avec Binnie. Elle fait de son mieux.
— Sévère, moi ? Qui l’a laissée assise toute la matinée à miauler qu’elle avait mal à la tête pendant que je lavais et que je repassais ? Qui lui a laissé…
— Mal à la tête ?
Eileen se rua hors du cellier et s’accroupit près de la chaise de l’adolescente.
— Binnie ?
La jeune fille leva la tête. On ne pouvait se méprendre sur les cernes sombres qui entouraient ses yeux trop brillants.
Eileen posa sa main sur le front de Binnie. Il était brûlant.
— As-tu envie de vomir ?
— Nn-hhon… C’est ma caboche. Ça fait mal.
Eileen l’emmena en haut, dans la salle de bal.
— Tu te sentiras mieux quand tu te seras reposée, dit-elle en lui déboutonnant la robe.
— J’ai chopé la rougeole, hein ? fit l’adolescente d’un ton plaintif.
— J’en ai peur, lui répondit Eileen, qui passait son maillot de corps par-dessus sa tête.
Il n’y avait aucun signe d’éruption.
— Tu te sentiras mieux quand les boutons vont sortir.
Mais ils ne sortirent pas, et Binnie ne manifestait aucun des autres symptômes, à l’exception de la fièvre, qui grimpait insidieusement, et de maux de tête persistants. Elle restait allongée, les paupières contractées, ses poings écrasés sur son front comme pour l’empêcher d’exploser.
— Vous êtes certain qu’il s’agit de la rougeole ? demanda Eileen au docteur Stuart.
Elle pensait à la méningite cérébrospinale.
— Chez certains enfants, l’éruption tarde, assura-t-il. Vous verrez, Binnie se portera beaucoup mieux demain matin.
Mais elle n’allait pas mieux, et sa fièvre ne baissait pas. Quand le docteur vint dans l’après-midi, elle était montée à 39 °C.
— Donnez-lui une cuillère à thé de cette poudre dans un gobelet d’eau toutes les quatre heures.
Le docteur tendait une pochette en papier à Eileen.
— Pour sa fièvre ?
— Non, pour aider la rougeole à sortir. La fièvre baissera dès que l’éruption apparaîtra.
La poudre n’eut aucun effet. Il fallut encore trois jours avant le début de l’éruption, et Binnie n’en éprouva aucun soulagement. Les boutons étaient d’un rouge vif plutôt que rose et la couvraient en entier, jusqu’aux paumes de ses mains.
— J’ai mal ! criait Binnie, dont la tête s’agitait sans repos sur l’oreiller.
— Elle a contracté une forme difficile de la maladie, déclara le docteur.
Ce qui, en terme de diagnostic, ne semblait pas très technique. Il prit sa température, grimpée à 39,5 °C, puis écouta sa respiration.
— Je crains que la rougeole n’ait affecté ses poumons.
— Ses poumons ? Vous voulez dire qu’elle a une pneumonie ?
Il acquiesça.
— Oui. Je veux que vous lui fassiez un cataplasme de mélasse, moutarde séchée et papier d’emballage.
— Mais ne devrait-on pas l’emmener à l’hôpital ?
— À l’hôpital ?
Eileen se mordit la lèvre. À l’évidence, les gens de cette époque n’allaient pas à l’hôpital pour une pneumonie. Et pourquoi y seraient-ils allés ? Ils n’y auraient rien trouvé d’utile : ni antiviraux, ni nanothérapies, ni même le moindre antibiotique, à l’exception du sulfamide et de la pénicilline. Non, ils n’avaient même pas ça. La pénicilline n’avait été utilisée couramment qu’après la guerre.
— Je ne m’inquiéterais pas si j’étais vous, fit le docteur en tapotant le bras d’Eileen. Binnie est jeune et vigoureuse.
— Vous ne pourriez pas lui donner quelque chose pour sa fièvre ?
— Faites-lui boire du thé à la racine de réglisse. Et lavez-la à l’alcool trois fois par jour.
Du thé, des cataplasmes, des thermomètres en verre ! C’est incroyable qu’on ait survécu au xxe siècle ! se dit Eileen, écœurée.
Elle baigna les bras et les jambes brûlants de Binnie après le départ du docteur, mais ni ces soins ni le thé n’eurent le moindre effet et, comme la soirée s’avançait, la respiration de l’adolescente devenait de plus en plus courte. Binnie sommeillait par intermittence, gémissait et se tournait d’un côté puis de l’autre. Il était minuit quand elle finit par s’endormir. Eileen la borda et sortit contrôler les autres enfants.
— Me laisse pas ! hurla Binnie.
— Chh ! souffla Eileen, revenue en courant s’asseoir à son chevet. Je suis là. Chh ! Je ne pars pas. J’allais juste voir comment vont les autres.
Elle tendit la main pour toucher le front de l’adolescente, laquelle se tordit de colère et s’écarta.
— C’est pas vrai. Tu t’barrais. À Londres. J’t’ai vue.
Elle devait revivre ce jour à la gare avec Theodore.
— Je ne pars pas pour Londres. Je reste ici, avec toi.
Binnie secoua la tête avec violence.
— J’t’ai vue ! La mère Bascombe, elle dit qu’les filles bien, ça rencontre pas des soldats dans les bois.
C’est le délire.
— Je vais chercher le thermomètre. Je reviens tout de suite.
— J’l’ai bien vue, Alf !
Eileen trouva le thermomètre, le trempa dans l’alcool, et revint.
— Mets-le sous ta langue.
— Tu peux pas t’barrer ! s’exclama Binnie qui regardait Eileen droit dans les yeux. T’es la seule un peu chouette avec nous.
— Binnie, ma belle, il faut que je prenne ta température, répéta Eileen.
Cette fois Binnie l’entendit. Elle ouvrit la bouche, obéissante, et ne bougea pas pendant les interminables minutes qui s’écoulèrent avant qu’Eileen puisse retirer l’instrument. Puis elle se retourna et ferma les yeux.
Eileen ne pouvait pas lire la mesure dans la pénombre. Sur la pointe des pieds, elle avança jusqu’à la lampe sur la table. Quarante. Si sa température se maintenait à ce niveau, cela tuerait la jeune fille.
Bien qu’il soit 2 heures, Eileen appela le docteur Stuart, mais il n’était pas là. Sa gouvernante lui apprit qu’il était parti à la ferme des Moodys pour un accouchement, et, non, ils n’avaient pas le téléphone. Elle était donc livrée à elle-même, et il n’y avait absolument rien qu’elle puisse faire. Si sa présence avait affecté les événements, le filet ne l’aurait jamais laissée atteindre Backbury.
Mais les changements que le filet prévenait étaient ceux qui modifiaient le cours de l’Histoire, rien à voir avec la guérison ou non d’un évacué atteint de la rougeole. Binnie ne pouvait pas modifier ce qui se passerait le jour J, ni changer qui gagnerait la guerre. Et, même si la jeune fille le pouvait, Eileen ne pouvait rester là et la laisser mourir. Elle devait au moins essayer de faire baisser sa température. Mais comment ? La frotter avec de l’alcool n’avait eu aucun effet. L’immerger dans une baignoire emplie d’eau froide ? Faible comme elle l’était, le choc risquait de la tuer. Elle avait besoin d’un médicament pour abaisser la fièvre, mais ils n’en avaient aucun de cette sorte en 1940…
Mais si, ils en ont ! Si lady Caroline n’est pas partie avec…
Elle sortit sur la pointe des pieds de la pièce et courut dans le couloir jusqu’à l’appartement de lady Caroline.
Mon Dieu ! mon Dieu ! pourvu qu’elle n’ait pas emporté ses comprimés d’aspirine avec elle.
Elle ne les avait pas pris. La boîte était sur la coiffeuse, et elle était pratiquement pleine. Eileen la saisit, la glissa dans sa poche, et retourna en courant à la salle de bal. L’ouverture de la porte éveilla Binnie et elle s’assit, les mains tendues, frénétique.
— Eileen ! dit-elle, en sanglots.
— Je suis là, répondit Eileen, attrapant ses mains brûlantes. Je suis là. J’étais juste sortie te chercher ton médicament. Chh ! tout va bien. Je suis là.
Elle sortit deux comprimés de la boîte et leva le verre à eau de l’adolescente.
— Je ne m’en vais nulle part. Tiens, avale ça.
Elle soutint la tête de Binnie pendant qu’elle prenait les comprimés.
— Voilà une grande fille. Maintenant, allonge-toi.
Binnie se cramponnait à elle.
— Tu peux pas te barrer ! Qui prendra soin de nous si tu pars ?
— Je ne pars pas, déclara Eileen, qui couvrait les mains chaudes et desséchées de la malade avec les siennes.
— Jure ! cria Binnie.
— Je le jure, dit Eileen.