Il arrive ! Il arrive !
Le patient secouait les barreaux au pied du lit de Mike.
— Vite ! hurlait-il. Les Allemands arrivent ! C’est l’invasion ! Il faut sortir d’ici !
Oh ! mon Dieu ! nous avons perdu la guerre. J’ai bel et bien bouleversé les événements.
— Quoi ? Que se passe-t-il ? demanda Fordham d’une voix endormie.
— L’invasion a commencé ! s’exclama le patient.
Et les portes de la salle s’ouvrirent brutalement, mais ce n’était que l’infirmière de nuit. Elle courut jusqu’au lit de Mike et posa sa main sur le bras de l’homme.
— Vous ne devriez pas vous lever, caporal Bevins, dit-elle d’un ton calme. Vous avez besoin de repos. Venez, on retourne au lit.
— Impossible ! protesta Bevins, lui braquant sa lampe en plein dans les yeux. Ils marchent sur Londres. Nous devons avertir le roi.
— Oui, oui, quelqu’un préviendra Sa Majesté.
Elle lui prit gentiment la lampe de poche.
— Maintenant, on retourne au lit.
— Que se passe-t-il ? interrogea le patient couché de l’autre côté de Fordham.
— Les Allemands nous envahissent, lui répondit celui-ci. Encore une fois.
— Ah ! ça nous manquait sacrément, soupira le malade.
Il saisit son oreiller et se le colla sur la tête.
— Je dois rejoindre mon unité ! criait Bevins de plus en plus fort. Chaque homme compte.
— Psychose traumatique, expliqua Fordham à Mike. Ce sont les sirènes qui le mettent dans cet état. Troisième fois en quinze jours. (Il ferma les yeux.) Ce sera terminé dès que la sirène de fin d’alerte sonnera.
Mais ce ne sera pas terminé pour moi, se dit Mike, qui tentait de calmer son cœur battant à tout rompre. Et s’ils nous envahissaient vraiment ? Et si tu lisais dans le journal, demain, que Churchill a été tué lors d’un raid sur un aérodrome ?
La sirène de fin d’alerte fit entendre sa douce note régulière, aussi rassurante que la voix de sœur Gabriel, qui murmurait tout en raccompagnant Bevins à son lit, puis en le bordant :
— Il ne faut pas vous en faire pour ça. Essayez de dormir. Tout va bien.
Vraiment ?
Au matin, Mike demanda à Fordham de lui terminer la lecture du Herald. La RAF avait abattu seize avions et les Allemands seulement huit, mais cela ne prouvait rien. La RAF avait disposé de bien moins d’avions que la Luftwaffe, et Mike savait depuis ses cours de première année que les Anglais étaient passés à un cheveu de perdre la bataille d’Angleterre. Et la guerre.
Dans l’après-midi, une femme d’âge moyen en uniforme vert des WVS pénétra dans la salle. Elle poussait un chariot plein de livres et de magazines et Mike l’interpella et lui demanda si elle avait des journaux.
— Ah, oui ! pépia la volontaire, dont le badge indiquait qu’elle s’appelait Mme Ives. Lequel voudriez-vous ? L’Evening Standard ? Le Times ? Le Daily Herald ? Il a d’excellents mots croisés.
— Tous, répondit-il.
Et il consacra les jours suivants à les examiner pour y trouver le nombre d’avions abattus, qui était publié comme les scores du base-ball : Luftwaffe 19, RAF 6 ; Luftwaffe 12, RAF 9 ; Luftwaffe 11, RAF 8.
Au diable les noms des petites embarcations ! J’aurais dû mémoriser les statistiques quotidiennes de la bataille d’Angleterre.
Sans ces données, ces nombres ne signifiaient rien, même si leur importance pouvait inquiéter, et il entreprit fiévreusement de lire les autres nouvelles, en quête d’un élément différent, n’importe quoi qui apporte la preuve de la course inchangée des événements. Hélas ! il ne les connaissait que jusqu’à Dunkerque.
Les Allemands avaient-ils fait exploser un train civil ? Avaient-ils bombardé Douvres ? Hitler avait-il annoncé son intention de terminer la conquête de l’Angleterre d’ici la fin de l’été ?
Mike l’ignorait. La semaine suivante, il ne fut sûr que d’une chose, les nouvelles étaient toutes mauvaises : « Convoi coulé », « Les troupes britanniques se retirent de Shanghai », « Les terrains d’aviation subissent d’importants dommages ». Les choses s’étaient-elles vraiment si mal passées ou était-ce un signe que la guerre avait déraillé, et qu’il avait altéré le cours des…
— Vous ne devez pas vous tracasser au sujet de la guerre, lui dit sœur Carmody d’un ton sévère en confisquant l’Express qu’il était en train de lire. Ça n’est pas bon pour vous. Votre fièvre est remontée. Il faut concentrer toute votre énergie sur la guérison.
— C’est ce que je fais, protesta-t-il.
Elle avait dû ordonner à Mme Ives de ne plus lui donner le moindre journal parce qu’au moment où il lui demanda le Herald, le lendemain, la volontaire se mit à pépier :
— Que diriez-vous plutôt d’un bon livre. Je suis sûre que vous trouverez celui-ci très intéressant.
Et elle lui tendit une énorme biographie d’Ernest Shackleton.
Il la lut, après avoir calculé que sa bonne volonté persuaderait peut-être Mme Ives de céder et de lui passer un journal, et que même une biographie ennuyeuse serait préférable à rester allongé sur des charbons ardents, mais il ne fut pas payé de ses efforts. Shackleton et son équipage étaient tombés en panne en plein milieu de l’Antarctique sans aucun moyen de faire connaître leur position aux secours alors que l’hiver polaire s’apprêtait à refermer son étreinte sur eux. L’un des équipiers de Shackleton souffrait de gelures et ils avaient dû amputer la majeure partie de son pied.
Et même après que Mike eut fini le livre et qu’il eut menti à Mme Ives en assurant qu’il l’avait apprécié et qu’il se sentait beaucoup mieux, elle refusa encore de lui donner un journal. Il fallait pourtant qu’il s’en procure un de toute urgence parce qu’aujourd’hui c’était le 24 août, et ce jour était l’un des plus importants points de divergence de la guerre.
Mike en avait eu connaissance alors qu’il étudiait la théorie du voyage temporel. Deux pilotes de la Luftwaffe s’étaient perdus dans le brouillard et n’avaient pas réussi à trouver leur cible, si bien qu’ils avaient largué leurs bombes sur ce qu’ils pensaient être la Manche et qui était en fait Cripplegate, à Londres. Ils avaient touché une église et une vénérable statue de John Milton, tué trois civils et blessé vingt-sept autres, en conséquence de quoi Churchill avait ordonné le bombardement de Berlin, ce qui avait rendu Hitler tellement furieux qu’il avait arrêté la bataille contre la RAF et commencé à pilonner Londres.
Juste à temps. Il restait alors à la RAF moins de quarante avions et, si les pilotes ne s’étaient pas égarés, la Luftwaffe aurait pu balayer la totalité des forces aériennes subsistantes en deux semaines à peine (en l’espace de vingt-quatre heures, avaient assuré certains historiens). L’armée allemande serait ensuite entrée sans la moindre résistance dans Londres. Une fois débarrassé de la Grande-Bretagne, Hitler aurait pu concentrer toute sa puissance militaire sur la Russie, et les Russes n’auraient jamais tenu Stalingrad.
« Parce qu’il manquait un clou… »
Que Cripplegate soit bombardé ne suffirait pas à garantir que Mike n’avait pas modifié certains événements, mais cela prouverait qu’il n’avait pas fait sortir la guerre de ses rails, que l’Histoire maintenait son cap. La nouvelle ne serait pas publiée dans les journaux avant le lendemain, peut-être dans les dernières éditions le soir même. En revanche, les prévisions météorologiques s’y trouveraient. Mike pourrait au moins voir si l’on annonçait du brouillard. Pour l’instant, le ciel était dégagé.
Le brouillard tombera en fin d’après-midi, se dit-il, guettant avec anxiété l’arrivée de Mme Ives.
Elle ne vint pas. Fordham ne reçut pas son Herald, et le ciel était toujours dégagé quand sœur Gabriel ferma les rideaux de black-out.
Même si le fait de sauver Hardy a réellement altéré les événements, cela ne peut avoir altéré le temps !
Pourtant, dans les systèmes chaotiques, tout impactait tout de façon complexe et imprévisible. Si le battement d’ailes d’un papillon dans le Montana pouvait provoquer une mousson en Chine, alors sauver un soldat à Dunkerque pouvait modifier la météo du sud-est de l’Angleterre.
Aucune sirène ne retentit pendant la nuit et, le matin suivant, le ciel était toujours clair.
Le brouillard n’a peut-être couvert que Londres…
Quand sœur Gabriel lui apporta son petit déjeuner, il demanda :
— Que s’est-il passé, la nuit dernière ? J’ai cru entendre des bombes.
Il était impossible d’entendre une bombe s’écraser à Cripplegate depuis Douvres, mais il espérait qu’elle dirait : « Non, c’est à Londres que c’est tombé, cette nuit », puis qu’elle donnerait des détails.
Elle n’en fit rien. Elle lui adressa le regard dont elle gratifiait immanquablement Bevins et prit sa température. Après un coup d’œil au thermomètre, elle fronça les sourcils.
— Essayez de vous reposer !
Et elle le laissa, pétri d’anxiété, attendre Mme Ives. Et si la volontaire ne venait pas aujourd’hui ? Et si elle ne revenait plus jamais, comme M. Powney ?
Elle revint, mais tard dans l’après-midi.
— J’étais au premier étage depuis hier matin, expliqua-t-elle. Pour aider le personnel avec les nouveaux patients. Presque une dizaine de pilotes. L’un d’eux a fait un atterrissage d’urgence et il… (Elle s’arrêta au milieu de sa phrase.) Ah ! mais vous n’avez pas envie qu’on vous embête avec ça. Que diriez-vous d’un bon livre ?
— Non, lire des livres me donne mal à la tête. Puis-je avoir un journal ? S’il vous plaît.
— Ah ! vraiment, je ne devrais pas. Les infirmières ont dit que vous ne devez rien lire de perturbant…
Perturbant.
— Je ne veux pas lire les nouvelles de la guerre, je veux juste faire les mots croisés.
— Ah ! fit-elle, soulagée. Alors, dans ce cas…
Elle lui tendit le Herald et un crayon jaune et se tint à son côté pendant qu’il ouvrait le journal à la page des mots croisés. Il allait au minimum devoir faire semblant de s’y mettre. Il commença de lire les définitions.
Six horizontal : « L’homme entre les deux collines est un sadique. »
Quoi ?
Quinze horizontal : « Ce signe du zodiaque n’a aucune connexion avec les poissons. »
Quelle sorte de définitions était-ce donc ? Il avait déjà fait des mots croisés quand il étudiait l’histoire des jeux, mais il s’agissait de définitions faciles à trouver comme « monnaie espagnole » et « oiseau des marais » au lieu de « ceux qui sont bien élevés les aident sur les échaliers ».
— Avez-vous besoin d’aide ? demanda gentiment Mme Ives.
— Non.
Il remplit en vitesse les premières cases vides avec une série de lettres choisies au hasard. Mme Ives poursuivit sa visite de la salle avec son chariot. Dès qu’elle l’eut quitté, Mike sauta en première page. « Une église bombardée à Londres » titrait la une. « Trois morts, vingt-sept blessés ». Suivait une photo de l’église Saint-Giles à Cripplegate, à demi détruite, que complétait la statue renversée de Milton.
Dieu merci !
Mais il ne pourrait avoir de certitude avant de voir quelle avait été la réponse à ce bombardement, ce qui signifiait qu’il faudrait convaincre Mme Ives de continuer à lui donner le journal.
Quand il le lui demanda le jour suivant, elle s’exclama :
— Tiens, les mots croisés vous ont fait le plus grand bien ! Vous avez meilleure mine.
Et elle lui tendit l’Express sans discussion.
Le 27 août, la une titrait : « La RAF bombarde Berlin ! », et le jour suivant : « Hitler promet de venger le bombardement de Berlin ». Mike poussa un énorme soupir de soulagement.
Mais alors, s’il n’avait pas modifié le cours des événements, qu’était-il arrivé à l’équipe de récupération ?
Ils ne savent pas où je suis…
C’était la seule explication possible. Mais pourquoi ? Même s’ils n’avaient rien trouvé à Saltram-on-Sea, ils connaissaient son intention de se rendre à Douvres. Ils auraient quadrillé la ville, contrôlé le poste de police et la morgue et tous les hôpitaux. Combien y en avait-il ? Mike n’avait pas pu faire de recherches à ce sujet parce qu’il avait perdu un après-midi entier à attendre Dunworthy.
— Il y a combien d’hôpitaux, ici ? demanda-t-il à sœur Gabriel quand elle lui apporta son médicament.
— Ici ? répéta-t-elle, l’air ébahi. En Angleterre ?
— Non. Ici, à Douvres.
— Eh bien, on peut dire que vous êtes à côté de la plaque ! lâcha Fordham depuis son lit. Vous n’êtes pas à Douvres.
— Pas à… Où suis-je ? Dans quel hôpital ?
— L’hôpital des urgences de guerre, répondit sœur Gabriel. À Orpington.