Warwickshire, mai 1940

La toux et les éternuements propagent les maladies.

Affiche du ministère de la Santé britannique, 1940


Eileen mit près d’une heure à remplir les formulaires des trois évacués pour Mme Chambers, en partie parce que Theodore lui annonçait qu’il voulait rentrer chez lui toutes les trente secondes.

Moi aussi, je veux rentrer. Et si tu n’étais pas arrivé, je serais de retour à Oxford, maintenant, et je persuaderais M. Dunworthy de me détacher au VE Day.

Moi, je veux pas rentrer chez moi, dit Edwina, la plus âgée.

À première vue, elle s’entendrait très bien avec Binnie.

— Je veux partir en bateau comme on m’avait promis.

Moi, je veux faire pipi, prévint Susan, la plus jeune. Tout de suite.

Eileen l’emmena en haut, puis redescendit signer les derniers formulaires.

— Transmettez mes remerciements à Mme la comtesse pour toutes ces tâches difficiles, déclara Mme Chambers, qui enfilait ses gants. Son dévouement à l’effort de guerre est vraiment stimulant.

Eileen la raccompagna, envoya les petits jouer dehors, monta leurs bagages dans la nursery, et courut une troisième fois jusqu’à sa chambre. Elle enleva son uniforme, disposa sur le lit l’enveloppe et la lettre qui annonçait la maladie de sa mère, et se hâta de descendre. 15 h 10. Bien. Les autres enfants ne rentreraient pas de l’école avant 16 heures. Elle pourrait emprunter la route. Elle se dépêcha de contourner la maison pour atteindre l’allée principale.

— Attention ! cria une voix d’homme.

Elle sursauta et découvrit l’Austin qui fonçait dans sa direction. Le pasteur y était assis à côté de – oh non ! – Una au volant.

Eileen bondit de côté.

— Non ! Le frein, le frein ! s’égosillait le pasteur. C’est la mauvaise…

L’Austin filait, droit sur Eileen. Una leva les mains, battant l’air au-dessus de sa tête, comme si elle se noyait.

— Ne lâchez pas le…, hurla le pasteur, essayant d’agripper le volant. L’Austin exécuta plusieurs embardées sauvages, effleura le bas du manteau d’Eileen et s’arrêta dans un crissement de pneus à quelques centimètres du manoir.

Le pasteur sauta de la voiture et se précipita vers Eileen.

— Tout va bien ? Vous n’êtes pas blessée ?

— Non, le rassura-t-elle.

Ce serait le bouquet, me faire tuer le jour de mon départ !

— Je prends ma leçon de conduite, lança Una, bien inutilement, depuis l’Austin. Il faut passer la marche arrière, maintenant ?

Non ! s’exclamèrent le pasteur et Eileen, unanimes.

— Ce sera tout pour aujourd’hui, Una, ajouta le pasteur.

— Mon révérend, cela fait juste un quart d’heure, et Mme la comtesse désire…

— C’est vrai, mais tout de suite, je dois donner sa leçon à Mlle O’Reilly.

— Euh ! c’est-à-dire, je…, commença Eileen.

Elle hésita. Quel prétexte trouver ? Elle ne pouvait pas annoncer qu’elle venait d’apprendre la maladie de sa mère. Le pasteur insisterait pour l’amener à la gare. Mais elle n’avait pas non plus le temps pour une leçon de conduite.

— Je vous en prie, chuchota-t-il. Je ne supporterai pas de retourner dans cette voiture avec elle.

Eileen acquiesça, réprimant un sourire, et l’accompagna jusqu’à l’Austin. Una en sortit, à contrecœur.

— Mais je l’aurai quand, ma leçon, mon révérend ?

— Vendredi prochain, lui lança-t-il en s’installant à côté d’Eileen.

Elle démarra la voiture et descendit l’allée.

— Vous êtes plus courageux que moi, mon révérend. Rien ne pourrait me convaincre de remonter dans votre Austin avec Una.

— J’ai prévu d’enlever d’abord la tête d’allumage, murmura-t-il.

Vous allez me manquer !

Elle aurait aimé pouvoir lui dire au revoir, au lieu de filer en douce, mais ce départ était déjà suffisamment difficile. Il fallait qu’elle trouve une excuse pour que la leçon tourne court.

— Mon révérend, je…

— Chut ! Vous n’avez aucun besoin de cette leçon, et vous êtes beaucoup trop occupée pour y perdre une heure, je le sais. Je n’ai pas l’intention de vous infliger ça. Si vous pouviez juste conduire jusqu’au moment où Una sera rentrée au manoir et rester ensuite hors de vue pendant une heure…

Je peux faire mieux que ça !

Eileen passa les grilles du manoir et continua sur la petite route.

— Après le prochain virage, nous aurons assez de place pour faire demi-tour.

Eileen hocha la tête et prit le tournant. Binnie et Alf se tenaient au milieu du chemin, et ne manifestaient aucune velléité d’en bouger.

— Attention ! cria le pasteur.

Eileen écrasa le frein, et la voiture s’arrêta en dérapant. Alf n’avait pas bougé d’un pouce. Il considérait l’Austin d’un air stupide. Binnie s’approcha du siège passager.

— Bonjour, mon révérend.

— Binnie, pourquoi avez-vous quitté l’école ? demanda Eileen.

— Y nous ont foutus dehors, cause qu’Alf y a pris mal. On peut faire un tour, mon révérend ?

— Non, gronda Eileen. Vous retournez tout droit à l’école.

Binnie fit semblant de ne pas l’entendre.

— La maîtresse, elle veut qu’Alf y rentre au manoir, mon révérend. Sa cafetière, elle est si bouillante que ça fait peur, et y s’sent mal à chialer.

Eileen ouvrit sa portière, sortit de la voiture et rejoignit Alf.

— Il n’est pas malade, mon révérend. C’est un de leurs trucs. Alf, pourquoi avez-vous volé l’ornement de capot et les poignées de portes de Mlle Fuller ? Et ne me dis pas que tu immobilisais sa voiture en prévision de l’invasion.

— C’est pas ça, intervint Binnie. On carotte l’alu pour la souscription Spitfire. Avec, on fabriquera un avion.

— J’exige que vous les rendiez à Mlle Fuller. Tout de suite.

— Mais Alf y s’sent mal.

— Il n’est pas malade.

Eileen plaqua sa main sur le front du garçon.

— Il est…

Elle s’arrêta, saisie. Alf était brûlant. Elle lui leva la tête. Ses yeux rougis brillaient, ses joues s’empourpraient sous leur couche de crasse.

— Il a bien de la fièvre, admit-elle alors qu’elle achevait son examen en palpant les paumes de l’enfant.

— J’avais dit qu’y en avait, proclama Binnie d’un ton suffisant.

Eileen négligea son interruption.

— Il faut le ramener au manoir, mon révérend.

Elle se pencha sur Alf.

— Depuis quand te sens-tu mal ?

— Sais pas, répondit le garçon d’une voix morne.

Et il vomit copieusement sur les chaussures d’Eileen.

— L’a dégobillé à l’école, aussi, indiqua Binnie. Deux fois.

Le pasteur prit la situation en main. Il tendit son mouchoir à Eileen, enleva son manteau, roula le garçon dedans, enjoignit à sa sœur d’ouvrir la portière arrière, et glissa le malade sur le siège pendant qu’Eileen essuyait ses chaussures. Puis il ordonna :

— Monte devant, Binnie, pour qu’Eileen puisse s’asseoir à côté d’Alf.

Binnie s’installa aussitôt sur le siège du conducteur.

— J’peux conduire.

— Non, tu ne peux pas, objecta le pasteur. Pousse-toi.

— Mais c’est une urgence, pas vrai ? Vous dites pas qu’c’est pour les urgences qu’on apprend à…

— Bouge de là ! gronda Eileen. Tout de suite !

Binnie s’exécuta. Eileen monta à l’arrière. Alf était recroquevillé dans le coin, le front englouti dans ses mains.

— Est-ce que ta tête te fait mal ? lui demanda-t-elle.

— Ouais, répondit-il en la posant sur ses genoux.

Elle pouvait sentir sa chaleur irradier à travers son manteau.

— J’parie qu’c’est la fièvre typhonide, proféra Binnie. Un pote à moi, y est crevé d’la typhonide.

— Alf n’a pas attrapé de fièvre typhoïde, assura Eileen.

— Ce pote, y avait bouffé un œuf dur, continua Binnie, imperturbable, et son bidon, il a claqué, pop ! juste comme ça. Faut pas bouffer des œufs quand on se chope la typhoïde.

Le pasteur contourna le manoir et s’arrêta devant la porte de la cuisine. Il ouvrit la portière, saisit Alf et le porta dans la cuisine où Mme Bascombe pétrissait de la pâte à pain.

— Si vous voulez me persuader d’apprendre à conduire, mon révérend, épargnez votre salive ! Je n’ai pas la moindre intention de… Alf, qu’est-ce que tu as encore fabriqué ?

— Il est malade, expliqua Eileen.

— Nous l’avons trouvé sur la route, renchérit le pasteur.

— L’a dégobillé sur les godasses d’Eileen, ajouta Binnie.

— Je pense qu’il serait peut-être prudent d’appeler le docteur.

— Bien sûr, mon révérend. Una, amenez le pasteur à la bibliothèque pour qu’il puisse téléphoner.

Mais, dès qu’ils furent partis, la cuisinière se tourna vers Alf.

— Docteur, hein ? Si ça ne tenait qu’à moi, Alf Hodbin, je t’enfermerais dans la réserve à bois. Tu t’es encore servi dans le placard à confitures, c’est ça ? Avec quoi t’es-tu empiffré ? Des gâteaux ? de la tourte à l’agneau ?

Oh là là ! ne parlez pas de nourriture ! s’inquiéta Eileen, qui surveillait le visage du garçon.

— Ce n’est pas alimentaire, je crois, intervint-elle. Il est fiévreux. Je pense qu’il est malade.

— P’t’être qu’y s’est boulotté du poison ? enchaîna Binnie. Par les pourris de la cinquième colonne. Les Boches…

— Il a juste besoin d’une dose d’huile de ricin et d’une bonne fessée.

Mme Bascombe lui attrapa le bras et s’arrêta net, fronçant les sourcils. Elle prit le temps de poser sur lui un regard plus aigu.

— Dis-moi où tu as mal, continua-t-elle en pressant ses mains sur son front, puis sur ses joues. Tes yeux sont irrités ?

Alf acquiesça.

— C’est la typhoïde, hein ? s’enquit Binnie.

Una revenait.

— Où est le pasteur ? interrogea la cuisinière. A-t-il appelé le docteur ?

La servante opina.

— Il n’était pas chez lui. Le révérend est parti le chercher.

Mme Bascombe se tourna vers Alf.

— As-tu mal à la tête ?

Et, quand il eut acquiescé, elle demanda à Eileen :

— Son nez a-t-il coulé ?

Alf avait toujours la morve au nez. Eileen essaya de se rappeler s’il s’était mouché sur sa manche plus que d’habitude ces derniers jours.

— L’a coulé des litres, révéla Binnie.

La cuisinière souleva la chemise de l’enfant et scruta sa poitrine. Pour Eileen, elle semblait normale, à l’exception d’une longue traînée de crasse qu’il s’était faite Dieu sait comment. Elle lui avait donné un bain la veille au soir.

— As-tu mal à la gorge ? continuait Mme Bascombe (Alf fit signe que oui.) Eileen, montez avec le garçon et couchez-le. Prenez un lit de camp, installez-le dans la salle de bal.

— Dans la salle de bal ? répéta Eileen d’un ton qui trahissait ses doutes.

Elle n’avait pas oublié ce qui s’était passé la dernière fois que les enfants y avaient sévi.

— Oui. Binnie, approche, montre-moi ta poitrine. As-tu mal aux yeux ?

— Viens avec moi, Alf, dit Eileen.

Elle l’accompagna dans l’escalier jusqu’à la nursery.

— Mets ton pyjama. Je reviens tout de suite.

Elle descendit en courant à la cuisine. Mme Bascombe remplissait la bouilloire, Binnie couvait d’un œil intéressé les casseroles et les poêles, attendant sans doute une occasion de les voler pour la collecte des déchets métalliques. Eileen fonça vers la cuisinière et lui demanda dans un murmure :

— C’est sérieux, pour Alf ?

Mme Bascombe cligna de l’œil en direction de Binnie, posa la bouilloire sur le fourneau et gratta une allumette.

— Assurez-vous que le garçon reste au chaud, déclara-t-elle en allumant le brûleur. Je vous apporte une bouilloire sous peu.

Elle ne dirait rien devant Binnie, à l’évidence. C’était donc sérieux, et probablement contagieux. Pas une fièvre typhoïde, cette maladie avait été transmise par l’eau, mais étant avant l’avènement des antiviraux il existait un tas de syndromes infectieux, et certains d’entre eux s’étaient avérés des tueurs : le typhus, la grippe, ou la scarlatine.

Il ne peut pas avoir la scarlatine ! Je suis censée partir aujourd’hui.

Eileen revenait en courant à l’étage. Elle regarda l’horloge. Déjà 16 heures, et qui sait dans combien de temps arriverait le docteur. Si elle ne parvenait pas au site avant la tombée de la nuit, elle serait piégée ici une nouvelle semaine. D’un autre côté, si Alf se révélait très malade…

Je le mets au lit et, dès que Mme Bascombe rapplique avec la bouillotte, je cours au point de transfert, et je leur dis que j’aurai du retard.

Elle entra dans la nursery. Alf était assis sur le bord de son lit, encore habillé, apathique. Eileen enleva son chapeau et son manteau et l’aida à se déshabiller et à enfiler son pyjama. Tandis qu’elle en boutonnait la veste, elle scrutait avec anxiété la poitrine du garçon. Elle était un peu rose, mais on n’y distinguait pas la moindre éruption.

— Allonge-toi, je te prépare un couchage.

Elle tira l’un des lits d’enfant dans la salle de bal, puis aida le gamin à traverser le couloir et à se glisser entre les draps.

Une porte claqua en bas, et des voix retentirent.

— Maintenant, vous allez jouer dehors ! ordonnait Mme Bascombe.

Le reste des enfants devait être revenu de l’école. Eileen entendit Binnie clamer :

— Je veux voir Alf !

Moi, je veux rentrer à la maison, réclamait Theodore Willett.

— Dehors ! répéta la cuisinière.

— Mais y pleut, protesta Binnie. On va s’choper la mort !

Quelle que soit la maladie d’Alf, elle ne pouvait être bien sérieuse, parce que Mme Bascombe rétorqua :

— Ça suffit ! Dehors, tout le monde !

— Moi, j’ai pas besoin d’y aller, dehors, hein ? interrogea Alf d’un ton anxieux.

— Non, le rassura Eileen en le couvrant.

Elle lui trouvait le teint verdâtre.

— As-tu de nouveau envie de vomir ?

Il secoua faiblement la tête, mais elle sortit chercher une cuvette, au cas où. Quand elle revint près de lui, le docteur Stuart était arrivé, et il posait au garçon les mêmes questions que Mme Bascombe. Il lui regarda la poitrine avant de plonger dans sa bouche un primitif thermomètre en verre et de lui prendre le pouls avec deux doigts, l’œil fixé sur sa montre.

Si sa maladie se révélait sérieuse, Alf était en danger. La médecine des années 1940 était affreusement rudimentaire. Un thermomètre tel que celui-ci pouvait-il seulement dépister une fièvre ?

— Il s’est plaint d’avoir froid, prévint Eileen. Et il a vomi deux fois.

Le docteur Stuart hocha la tête, attendit une éternité, extirpa le thermomètre, le lut et prit une petite lampe de poche dans son sac.

— Ouvre grand ! dit-il au garçon en examinant l’intérieur de ses joues. Juste ce que je pensais : la rougeole !

Pas la scarlatine. Dieu merci ! S’il avait été vraiment malade, Eileen aurait eu du mal à partir. Mais la rougeole n’était qu’une des maladies enfantines de l’époque.

— Vous en êtes sûr ? Il n’a pas du tout de taches rouges.

— L’éruption n’apparaîtra que dans un jour ou deux. Jusque-là, il faut le tenir au chaud et dans l’obscurité, afin de protéger ses yeux. C’est l’un des avantages du black-out : il ne sera pas nécessaire d’accrocher de nouveaux rideaux. (Il rangea la lampe dans son sac.) Sa fièvre augmentera nettement jusqu’à la sortie des boutons. (La fermeture de la sacoche claqua.) Je reviendrai ce soir. Le plus important est d’empêcher tout contact avec les autres enfants. Combien y en a-t-il au manoir, en ce moment ?

— Trente-cinq.

Il secoua la tête d’un air sinistre.

— Prions pour que la plupart aient déjà attrapé la rougeole. Alf, est-ce que ta sœur l’a eue ?

Alf lui adressa un faible geste de dénégation. Le docteur se tourna vers Eileen.

— Vous l’avez déjà eue, j’espère ?

— Non, mais j’ai été…, commença Eileen, qui se rappela soudain qu’à l’exception de la variole il n’y avait pas de vaccins en 1940. Je voulais dire, oui, je…, bégaya-t-elle, avant de se taire de nouveau.

Si elle disait qu’elle l’avait contractée, il lui donnerait la responsabilité de la salle de soins, et elle n’en sortirait jamais.

Le docteur la regardait avec attention.

— Je n’ai pas eu la rougeole, dit-elle d’un ton ferme.

— Asseyez-vous, ordonna-t-il.

Il rouvrit son sac noir, prit sa température, examina sa gorge, l’intérieur de ses joues.

— Pas encore de symptômes, mais vous avez été en contact étroit. J’indique à Mme Bascombe d’envoyer immédiatement quelqu’un vous relayer. Dans l’intervalle, vous ne touchez le patient que si vous y êtes obligée.

Elle acquiesça, soulagée. Elle n’avait plus aucune raison de rester. On ne l’autoriserait plus à s’approcher d’Alf ni d’aucun autre évacué malade.

— Je viendrai voir comment il se porte ce soir, lança le docteur Stuart avant de quitter la pièce.

— Il a dégoisé quoi, l’docteur, sur qui doit te relayer ? s’enquit Alf, se dressant sur sa couche. C’est pas toi qui vas me soigner ?

— Il ne le permet pas. Je n’ai pas eu la rougeole.

Elle se dirigea vers la porte.

— Tu fous pas l’camp juste là, hein ?

— Non. Je vais à la nursery te chercher une couverture supplémentaire. Je reviens tout de suite.

— Juré craché ?

— Juré. Je ne partirai pas tant que personne ne sera venu prendre le relais.

— Qui ?

— Je l’ignore. Una, ou…

Una ? s’exclama-t-il, incrédule. Elle m’laissera crever ! T’es la seule un peu chouette avec moi et Binnie.

Il avait l’air si abattu qu’elle se sentait presque peinée pour lui. Presque.

— Allonge-toi.

Elle le couvrit avec la couverture, puis traversa le couloir pour prendre son chapeau et son manteau dans la nursery et les poser sur la console qui se trouvait à la porte de la salle de bal. La maladie du garçon avait provoqué tant de désordre qu’il lui serait plus facile de se glisser dehors. Ce serait un avantage quand on viendrait la remplacer.

diable était passée Una ? Le docteur avait-il oublié de demander à Mme Bascombe de la lui envoyer ? Et qu’était devenue la bouillotte que la cuisinière devait apporter ? Alf frissonnait.

Il y eut un coup à la porte. Enfin, pensa Eileen, et elle se dépêcha d’ouvrir.

— Ch’uis là pour Alf, dit Binnie, qui tendait le cou pour voir à l’intérieur de la pièce. Comment y va ?

— Tu n’as pas le droit d’entrer, Binnie. Ton frère a la rougeole, et tu pourrais l’attraper.

— Aucune chance, affirma-t-elle en tentant de se faufiler dans l’embrasure. Vu que j’l’ai déjà eue.

— Elle ment, intervint Alf depuis son lit.

Pas vrai. T’étais trop chiard pour t’en souvenir. J’fourmillais de pustules.

Bonne nouvelle ! se réjouit Eileen. Il n’aurait plus manqué qu’elle se retrouve avec deux Hodbin alités. Pour autant, elle n’avait pas l’intention de laisser entrer la perturbatrice.

— Va jouer ailleurs.

Et elle ferma la porte.

Binnie la martela aussitôt.

— Alf, y déteste rester seul quand il est mal fichu, clama-t-elle lorsque Eileen ouvrit. Y d’vient péteux de trouille.

Rien n’a jamais fait peur à ce garçon de toute sa vie !

— Personne n’a le droit d’entrer. Ordre du docteur.

Cette fois, Eileen ne se contenta pas de fermer, elle verrouilla la porte.

Binnie frappa derechef.

— Va-t’en !

— Eileen ? appela Alf.

— Binnie n’est pas autorisée à entrer.

Il secoua la tête.

— C’est pas c’que…, commença-t-il, avant de se pencher pour vomir une nouvelle fois.

Eileen attrapa la cuvette, mais elle la poussa devant lui une seconde trop tard. Les draps, l’oreiller, son pyjama, tout fut arrosé.

Les coups à la porte recommençaient.

— Ça suffit, Binnie ! cria-t-elle, cherchant une serviette.

— C’est Una, dit la servante d’une petite voix effrayée.

Ah ! Dieu merci !

— Entrez !

— Je ne peux pas, c’est fermé.

Eileen tendit la serviette au garçon et ouvrit la porte. Una entra, l’air terrorisée.

— Mme Bascombe a dit que je devais vous relever.

Eileen était tentée de lui tendre la cuvette et de s’esquiver.

— Sortez Alf de son pyjama pendant que je vais vider ça. Et ne laissez pas entrer Binnie.

Elle rinça le bassin, prit des draps propres dans l’armoire à linge, et trouva une nouvelle paire de pyjamas pour le garçon.

Quand elle revint dans la salle de bal, Una n’avait pas bougé d’un pouce.

— Qu’est-ce qu’il a ? demanda-t-elle anxieusement. La grippe ?

— Non, dit Eileen, qui avait redressé Alf, déboutonné son haut de pyjama, l’avait enlevé, et qui épongeait maintenant sa poitrine. La rougeole.

Elle nota l’expression de pure terreur qui se peignait sur le visage de la fille et ajouta :

— Vous avez déjà eu la rougeole, n’est-ce pas ?

— Oui… C’est-à-dire, je pense que oui, je ne suis pas sûre. Mais je n’ai jamais soigné quelqu’un qui l’avait.

— Le docteur Stuart vous aidera, la conforta Eileen, qui arrachait les draps et refaisait le lit.

Elle aida Alf à se rallonger et le recouvrit.

— Il revient ce soir, précisa-t-elle. Tout ce que vous avez à faire, c’est de tenir Alf au chaud.

Elle rassembla les draps et le pyjama souillés.

— Et de garder le bassin sous la main. Et de vous débrouiller pour que Binnie ne rejoigne pas son frère.

Puis elle s’enfuit. Elle portait toujours le paquet de linge sale, et elle ne voulait pas prendre le risque de le descendre à la buanderie. À tous les coups, Mme Bascombe lui tendrait la bouillotte ou lui demanderait de veiller sur les autres enfants. Elle ouvrit la porte de la salle de bains, balança les draps dans la baignoire et s’en fut. Elle culpabilisait de laisser la pagaille, mais il n’y avait pas d’autre solution. Elle devait partir d’ici.

Elle mit son manteau et son chapeau, l’oreille tendue. Les enfants étaient-ils tous là, ou seulement Binnie ? Et où se cachait l’adolescente ? Eileen ne pouvait pas se permettre de la laisser courir à ses trousses. Elle entendit une porte claquer, en bas, et Mme Bascombe ordonner :

— Montez vous changer, et revenez illico pour le thé. Et n’allez pas rôder près de la salle de bal.

— Pourquoi pas ? lui répondait Binnie. Pisque j’lai déjà eue.

Parfait, tout le monde était à la cuisine. Pour l’instant.

Eileen fila dans le couloir et descendit par l’escalier d’honneur. Si lady Caroline était rentrée, ou si le docteur traînait encore, elle prétendrait qu’elle voulait poser une question au sujet des soins à donner au garçon. Mais elle ne vit personne dans le hall d’entrée.

Bon. Dans un quart d’heure, elle serait au point de transfert, sur le chemin du retour.

Elle dévala les dernières marches, traversa le large hall, ouvrit la porte principale…

Samuels se tenait là, armé d’un marteau et d’une liasse de papiers jaunes.

— Oh ! sursauta Eileen. Le docteur est-il parti ? (Il hocha la tête.) Oh ! mon Dieu ! je dois le rattraper.

Elle essaya de le contourner, mais il fit un pas en avant et lui bloqua le passage.

— Vous ne pouvez pas filer, dit-il en désignant son chapeau et son manteau.

— Je vais seulement rattraper le docteur, prétendit-elle en tentant de se glisser de côté pour passer.

— Non, c’est impossible.

Il lui tendit l’une des feuilles jaunes.

« Sur ordre du ministère de la Santé, comté du Warwickshire », lisait-on sur l’en-tête.

— Personne n’est autorisé à entrer ni à sortir.

Il récupéra la feuille et la cloua sur la porte.

— À l’exception du docteur, précisa-t-il. Cette maison et tous ceux qui s’y trouvent sont mis en quarantaine.

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