Rêve rouge

Dans le ciel couleur de sang, les nuages vont beaucoup trop vite.

Je rajuste mon pantalon noir, centre la boucle en fer poli de mon ceinturon et ferme les boutons en pierres de cornaline de ma chemise de soie rouge. Je fais bouger mes orteils dans mes bottes aux semelles de métal. Autour de moi s’étend, à perte de vue, une plaine aride et caillouteuse.

Où suis-je ?

– Tu es dans le Nûr-Burzum, Jasp’r ! Bienvenue chez toi !

Omb’r se tient là, droite et souriante, vêtue d’une combinaison de cuir qui épouse ses formes parfaites, drapée dans un manteau de la même matière et chaussée de somptueuses cuissardes rouges.

– Est-ce que tu sais pourquoi je suis là, Omb’r ?

– Certainement parce que tu en avais envie, petit frère. Tu restes « le chevaucheur, le voleur de nuage, qui danse sur la lande comme le faucon en voyage… ».

– Je connais ce poème…

– C’est normal, tu en es l’auteur. Ici, tu es un poète renommé !

Une brise chaude et légère se lève, charriant des odeurs de rouille.

– Et maintenant, Omb’r, qu’est-ce qu’on fait ?

– Ce qu’on veut. Nous sommes les puissants de ce royaume. Désires-tu combattre et répandre le sang dans l’arène ? Tu es doué pour ça.

– Ah ?

– Trente vampires pourraient en témoigner, s’ils avaient survécu.

– Je préfère courir.

– Alors courons, petit frère ! Soyons les « coureurs infatigables, martelant de leurs pas les chemins innombrables ! »

Omb’r bondit en avant et je m’élance à sa suite.

Mon souffle devient léger. Je rattrape Omb’r et nous allons côte à côte, rapides comme le vent. Au loin, j’aperçois la silhouette de Ghâsh-lug, la montagne de feu, qui éclaire le royaume de ses flammes rouges. J’éclate d’un rire joyeux.

Nos foulées s’allongent. Nous laissons derrière nous des empreintes profondes. Chocs sourds du métal contre la roche. Des étincelles naissent sous nos pas. Je gonfle ma poitrine. Heureux.

Omb’r ralentit à l’approche d’arbres calcinés.

Une brume épaisse, grise, recouvre la forêt pétrifiée comme un pesant catafalque. Je vois à peine où je pose les pieds.

– « Je suis le marcheur aveugle, les yeux figés contemplant une lune qui tarde à se montrer… », je murmure malgré moi.

– « Tu arpentes l’horizon orange qui fabrique d’étranges orages… Éclair d’ivoire, gouttelettes d’eau pâle, châle de pluie sur l’herbe endormie… La feuille se détache et tombe sur la peau de la mare, dans laquelle se reflète un morceau de ciel noir… », continue Omb’r en posant sa tête contre mon épaule.

– Es-tu heureuse, ma sœur ?

– Oui, Jasp’r. Ici je suis libre et je suis moi. Toi seul me manques.

– Est-ce un rêve, Omb’r, ou la réalité ?

– Est-ce si important ?

Les fûts noirs des arbres qui grimpent et se perdent dans le ciel ressemblent aux colonnes d’un temple ancien. Il monte du sous-bois une odeur de mousse, d’humidité mêlée de pourriture. Aucun bruit. Tout est immobile, comme l’étang aux eaux rouges sur lequel flotte des ossements, que nous longeons et laissons derrière nous.

Le bruit d’une averse trouble le silence. Les effluves de la forêt minérale sont plus présents. Pesants. Enivrants.

Je fais le dos rond.

Un flamboiement illumine le ciel, suivi d’un lointain grondement.

– On continue ?

– On continue, Omb’r.

Nous reprenons la course et je songe que j’aime être là.

Je vois des silhouettes sombres alentour, des démons qui s’écartent et s’effacent devant nous.

– Comment va Ralk’ ? je demande, saisissant une pensée au passage.

– C’est le meilleur des serviteurs, Jasp’r. Et je te remercie pour tes mots. En échange, voici ma réponse. Tu l’ouvriras plus tard.

– Et la troisième lettre, petite sœur ? je demande en prenant le papier qu’elle me tend et en le glissant dans ma ceinture. Ralk’ te l’a donnée ?

– Notre père était furieux, mais ton chamane a été renvoyé chez lui. En échange de la promesse, signée de son sang, d’abandonner pour toujours la chasse aux démons.

– Otchi a accepté ?

– C’est moi qui le lui ai demandé. Regarde, Jasp’r ! Mon endroit préféré !

Devant nous c’est l’océan infini.

À nos pieds se bousculent les galets d’une vaste plage.

La mer est noire, les pierres ont la couleur des coquelicots écrasés.

Là-haut, des oiseaux dansent dans le ciel laiteux.

– « Nous sommes les titans échoués sur des rivages glacés, aux galets froids, le choc des vagues et puis l’effroi, les vastes flots bruissant de rage… », je déclame à l’oreille de ma sœur ravie.

– Allons nous baigner, Jasp’r.

Elle laisse choir sur les galets le manteau qui la préserve des embruns crachés par l’océan furieux. J’abandonne mon pantalon de cuir et ma chemise de soie rouge. Les boutons en cornaline et la boucle de mon ceinturon touchent le sol avec un bruit sourd. Je retire mes bottes aux semelles de fer. Je suis nu. Omb’r aussi. Elle me lance un cri de défi et se jette dans l’eau aux reflets d’acier gris.

La brise trop chaude qui s’est levée cingle mon dos. Je fais jouer mes muscles, craquer mes cervicales. Je pousse un cri qui se perd dans le ciel chargé d’éclairs. Puis je prends mon élan et plonge à mon tour dans l’océan, qui entre en ébullition.

Je hurle : « Tu es la terre qui se tord, la sirène déchaînée qui appelle les pâles désirs au festin de la mort ! »

La côte s’éloigne. Des ailerons acérés comme les lames d’une faux fendent la mer qui ressemble à une flaque de mercure. Les monstres vont droit sur Omb’r. Au dernier moment, ils l’évitent et s’enfuient. Je ris et je rejoins ma sœur. Nous nous lançons à leur poursuite, dans une nage puissante.

Ce sont des requins noirs plus grands que des voiliers. Nous nous amusons un moment à caresser leur peau, froide et dure comme un blindage, atrocement rugueuse. Leurs yeux, ronds et blancs, s’affolent. Ils ont peur. Peur de nous.

Nous rions à nouveau.

Puis nous nous confions au courant, nous nous laissons porter par la mer, sur le dos.

– Je n’ai jamais été aussi bien de ma vie entière, Omb’r. Est-ce là ce que je dois faire ? Rester avec toi ?

– « Tu es le voyageur sur le port… », me chuchote-t-elle.

Je n’ai aucune idée de ce que signifient ces mots mais ils me bercent. J’aime.

– Tu reviendras, continue-t-elle, et pour cela tu dois partir. À la vie à la mort, petit frère.

– Pour le pire et le meilleur. N’oublie pas : je t’aime, grande sœur.

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