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– La rue Muad’Dib, je murmure.

Je ne pensais pas la revoir.

« Ma rue, Jasper.

Ta rue, Ombe. Je persiste à croire que ce n’est pas une bonne idée…

Cet appartement, Jasp, est la dernière trace de mon existence. J’ai envie de savoir ce que je vais ressentir. »

Gaston Saint-Langers écrivait : « Ce qu’une femme veut tous jours obtient toujours. » Je ne sais pas ce qu’en pensait Hiéronymus, mais je n’ai pas besoin d’un troll pour savoir que ce qui est vrai pour une femme l’est doublement pour Ombe.

Donc, je baisse les bras.

« On monte, alors ?

– Tu sais parler aux filles, toi ! Oui, on monte. Si ça ne te dérange pas.

– Ça ne me dérange pas. Allez, en route pour une bonne vieille séquence nostalgie !

– Tu es bête. »

Devant son épicerie, Khaled fume une cigarette en se dandinant d’un pied sur l’autre, à cause du froid. Je sens qu’Ombe voudrait parler, mais elle se retient. Ça doit être un vrai supplice de ne pas pouvoir s’adresser aux gens. D’exister pour une unique personne.

Un seul être vous mange et tout est dépeuplé…

Je traverse la rue et m’arrête devant le numéro 45 : une porte en bois vermoulue dont le digicode est hors d’usage depuis une éternité.

Je pénètre dans le hall.

Une odeur d’épices à couscous me saisit à la gorge et ne me lâche plus tout au long des quatre étages que je grimpe sans m’en rendre compte.

Par les antennes de Fafnir… La dernière fois que je suis venu ici, l’Association et la MAD me traquaient et je charriais un sac énorme en transpirant comme un malade ! C’était il y a une semaine – une année.

C’était avant que je sois capable de courir des heures sans m’essouffler.

Avant que je perde la notion du froid et du chaud.

Sur le palier, j’hésite. Comment est-ce que je vais entrer ? Avec un sortilège, un coup de pied dans la serrure ?

À tout hasard, je frappe à la porte, reconnaissable à son smiley géant.

Bien m’en prend car j’entends à l’intérieur des bruits de pas.

Grincement du verrou : une jeune fille m’ouvre, le visage bouleversé.

« C’est Laure ! me prévient Ombe. Ma colocataire ! »

La brunante, donc.

« Ça me fait bizarre de la revoir ! J’aimerais pouvoir la prendre dans mes bras, lui dire combien elle me manque…

– Tu as ressenti la même chose en voyant Khaled, hein ? »

Ombe ne répond pas. J’ai touché juste.

Je m’intéresse de plus près à Laure. Laure est très jolie. Plutôt petite, les cheveux longs et le regard noisette. Elle porte un pull jaune fluo, tape-à-l’œil, qui souligne son sourire triste – le fluo, c’est bon pour les dents.

« Ça y est, Terminator ? Tu as fini de scanner mon amie ?

– Du calme, Ombe. Je regarde, c’est tout. Il n’y a pas de mal.

– Ouais. Bas les pattes quand même. Tu es peut-être mon frère mais Laure est presque une sœur. Ça aurait comme un goût d’inceste, à mes yeux.

– Bah, je ne l’intéresse sûrement pas.

– Laure craque facilement pour les garçons. C’est un vrai cœur d’artichaut.

– Ah ?

– Fais gaffe. Je te surveille ! »

Je rassemble mes esprits, avant qu’elle me referme la porte au nez.

– Bonjour ! Je m’appelle Jasper. Je suis… un parent d’Ombe.

Impossible d’employer l’imparfait pour évoquer ma sœurette.

– Moi je m’appelle Laure, répond-elle avec une voix chantante aux accents du Sud, entrecoupée de sanglots. J’étais sa colocataire. Je suis venue récupérer mes affaires.

Derrière elle, deux gros sacs attendent d’être empoignés. Et puis, comme si elle comprenait seulement ce que je viens de lui dire :

– Un parent ? Tu es peut-être son cousin ? Le fils de Walter ?

J’ai besoin de toute ma concentration pour ne pas trahir ma surprise.

– Vous… Tu connais Walter ? je demande en basculant sur le tutoiement (au risque de me faire tue-moi-yer par Ombe).

– Ombe m’avait confié le numéro de téléphone de son oncle Walter, acquiesce Laure en hochant la tête. Je sais que ce n’est pas son vrai oncle mais le frère de la responsable de son dernier foyer d’accueil – parce que Ombe est orpheline, hein ? Je sais aussi qu’elle ne s’entendait pas toujours très bien avec lui. Mais c’est la personne qu’Ombe m’a demandé de contacter en cas de malheur.

Laure reprend son souffle avant de terminer :

– Elle ne m’a, par contre, jamais parlé de toi…

– Ça ne m’étonne pas, je réponds en prenant l’air gêné. Elle ne m’adresse plus la parole depuis que j’ai essayé de la voir toute nue dans la salle de bains. J’avais douze ans ! je me crois obligé de préciser devant son regard désapprobateur.

« Très amusant, Jasper !

– Presque autant que l’histoire d’oncle Walter…

– C’est mes oignons, pas les tiens.

– Que tu le veuilles ou non, c’est aussi les miens, maintenant. »

– Tu es venu débarrasser sa chambre ? me demande Laure en battant des paupières. Oh, je n’arrive pas à y croire ! C’est si terrible, si soudain ! Si… stupide ! Combien de fois je lui ai répété d’être prudente avec sa moto !

– Tu as appelé son oncle, je veux dire mon père, n’est-ce pas ? je comprends tout à coup.

– Oui, oui. Je lui ai dit que j’avais rendu l’appartement, que je ne pouvais plus rester. Qu’il fallait venir chercher les affaires d’Ombe. Lucile a déjà vidé sa chambre. Elle a disparu, je n’ai plus de nouvelles, impossible de l’avoir au téléphone.

« Ben tiens ! Tu parles d’une traîtresse ! Si je la tenais, celle-là ! »

– Je suis désolée de ne pas m’être chargée moi-même du déménagement, enchaîne Laure. C’était trop dur !

Elle peine à retenir ses larmes. Je m’approche et lui offre mon épaule, sur laquelle elle s’empresse de s’effondrer.

– Je comprends, je comprends, je répète en lui tapotant le dos pour la réconforter. Ne t’inquiète pas, je vais m’occuper de tout.

– Oh, merci beaucoup ! dit-elle en s’arrachant de moi à regret et en m’offrant un sourire adorable. Je dois y aller. Je te laisse mon numéro de portable, n’hésite pas à m’appeler. On ira boire un verre, on parlera d’Ombe. On se consolera.

– Je n’hésiterai pas ! je réponds en prenant le papier qu’elle me tend et en réprimant une bouffée de chaleur suscitée par deux-trois images associées à cette histoire de consolation mutuelle.

« Docteur Jasper et Mister Love !

– C’est pas drôle, Ombe.

– Allez, jette ce papier. Je t’ai dit que je ne voulais pas que tu touches à Laure.

– Mais elle a manifestement env… besoin d’être consolée !

– Tu veux que je chante à tue-tête dans ton crâne le répertoire intégral de Fear Factory ?

– Stop, regarde ! Je fais une boule du numéro et je le jette ! »

Une grande sœur, ça n’a pas que des avantages.

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