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– Je n’ai aucune idée de ce que tu ignores ou pas, alors je préfère en dire trop que pas assez, commence-t-il. Notre monde, le Nûr-Burzum…
– Je connais le Nûr-Burzum.
– Tant mieux. Tu sais donc qu’il est dominé par les Maîtres-démons, et que les Maîtres-démons obéissent à un roi nommé Khalk’ru. Je suis… J’étais un démon Majeur, le plus puissant d’entre eux. Meilleur que la plupart des Maîtres-démons. Pour cette raison, j’étais le bras droit et le chef de guerre de notre roi.
Il raconte bien, je dois l’admettre.
– La nature des démons est ce qu’elle est, Jasp’r. Un jour, j’ai décidé de conspirer contre Khalk’ru et de prendre sa place.
– Ça a mal tourné, n’est-ce pas ? j’ironise.
– Oui, reconnaît-il avec amertume. Khalk’ru, qui n’est pas un tendre, a massacré tous les conjurés. J’ai survécu je ne sais comment. Il n’y avait alors qu’un moyen d’échapper au courroux du roi.
Il marque une pause.
– Lequel ? je demande.
– Il existe un monde inaccessible aux démons. Pour être exact, un monde dans lequel les démons ne peuvent se rendre sans abandonner une grande partie de leurs forces. C’est ici, Jasp’r. Le monde des humains.
Cling-cling-clang. Bruit des rouages qui s’affolent dans mon cerveau.
– À cause de la Barrière ! je dis, tout excité.
– Oui. Les Anormaux présents sur Terre génèrent une interférence qui restreint les sauts dans le Multivers.
– Vous avez traversé…
– J’ai traversé et j’ai laissé dans l’aventure mes titres, privilèges ainsi que la plupart de mes pouvoirs. J’ai malgré tout conservé assez de puissance pour prendre de façon définitive l’apparence qui est la mienne aujourd’hui et rallonger mon espérance de vie humaine.
– Comment pouviez-vous être sûr que Khalk’ru ne vous suivrait pas ?
– Je n’avais plus rien à perdre et lui était – il est toujours – le roi-démon, ricane Fulgence. On consent volontiers à des sacrifices quand on n’a plus rien à sacrifier ! Mais la rancune de Khalk’ru est tenace. Il a envoyé des centaines de démons sur ce monde pour affaiblir la Barrière et me tuer.
– Vous les avez vaincus, je constate avec une admiration à peine voilée.
– Et comment crois-tu que j’y suis parvenu, Jasp’r ?
– La magie ?
– Mieux, bien mieux que ça !
Son œil brille à nouveau.
– J’ai créé l’Association.
Un poing… euh, un point pour lui. Je suis estomaqué.
– Tu as l’air surpris, Jasp’r.
– Ben… L’Association a cent cinquante ans !
– Je t’ai dit que j’étais vieux ! J’ai fondé la Milice anti-démon, qui est devenue ma garde rapprochée – quelle ironie quand on y songe – et qui s’est occupée des incursions démoniaques. L’Association, elle, a toujours travaillé au maintien des Anormaux.
– À votre profit, puisqu’une Barrière solide reste votre meilleur rempart contre la colère de Khalk’ru !
– C’est ce que j’appelle une association d’intérêts !
– Mais pourquoi moi ? Pourquoi cet acharnement à vouloir me détruire ? je crie presque, tandis que la tête me tourne.
– Il y a une vingtaine d’années, reprend Fulgence, Khalk’ru a imaginé une nouvelle stratégie. Puisqu’il ne pouvait agir efficacement de l’extérieur, il devait intervenir de l’intérieur. Le roi-démon est parvenu à féconder une humaine. La malheureuse n’a pas survécu à la naissance d’une adorable petite fille blonde comme les blés, aux yeux bleus comme les orages, abandonnée sur la neige comme une bouteille jetée à la mer…
Ombe.
Fille d’une humaine et d’un roi-démon.
Instantanément, le souvenir des articles collectés sur son ordinateur me revient. Plusieurs femmes enlevées, il y a dix-neuf ans. L’une d’elles s’appelait Marie Rivière. Était-ce la mère d’Ombe ?
« Ombe ?
– Je suis là, Jasper. »
Sa voix est calme. Elle écoute attentivement. Tant mieux.
– Et… et moi ? je lâche avec un léger tremblement.
– Khalk’ru ne laisse rien au hasard, Jasp’r. Une seconde tentative a eu lieu. Il a choisi cette fois une sorcière – ta mère – et, sous les traits d’un homme fréquentant le coven auquel elle appartenait dans sa jeunesse, il t’a conçu au cours d’une fête dans la forêt, une nuit de pleine lune.
– Alors Ombe et moi…, je balbutie.
– Vous êtes les enfants de Khalk’ru, le roi des démons. Accessoirement, mon ennemi juré.
Est-ce que mon père est au courant ? Est-ce que ma mère s’est rendu compte qu’elle embrassait un démon dans la forêt ?
De nouvelles questions affluent et me brûlent les lèvres.
– Je ne comprends pas… De quoi avez-vous peur ? Ombe et moi, on travaillait pour l’Association. Jamais on n’aurait fait de mal aux Anormaux ! En plus, on ignorait tout de notre nature. Khalk’ru ne pouvait pas nous utiliser.
Fulgence éclate de rire.
– Il vous suffisait d’exister ! Votre seule présence sur la terre créait un corridor, un appel d’air qui aurait permis au roi-démon de passer la Barrière ! Plus vous grandissiez et plus ce corridor s’élargissait.
– Dans ce cas… pourquoi ne pas nous avoir éliminés quand on était petits et vulnérables ?
Fulgence hoche la tête. Je pose visiblement les bonnes questions.
– Il y avait un problème. Ta sœur et toi étiez indétectables. C’est la grande découverte de Khalk’ru : des démons mélangés aux hommes ne peuvent être identifiés !
– Les tests d’entrée à l’Association, je murmure. Ils ont toujours été négatifs !
– Il a fallu attendre l’adolescence pour que se manifestent les premiers symptômes de votre double nature. Une soif dévorante, l’indifférence au froid, je ne vais pas dresser une liste ! Sans oublier l’expansion de votre aura… Ces manifestations ont coïncidé avec une recrudescence des attaques contre les Anormaux. J’ai cru que Khalk’ru, lassé, se décidait à revenir aux anciennes méthodes. Mais c’était une diversion ! En me focalisant sur la Barrière, je détournais mon attention de vous. Cela a failli réussir. Heureusement, vous étiez surveillés. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
– Par la MAD ?
– La MAD avait d’autres chats à fouetter ! Non, j’avais mieux que ça. Lorsqu’un démon qui m’était encore fidèle m’a révélé le plan machiavélique de Khalk’ru, je n’ai pas hésité. J’ai engendré mes propres enfants !
– Romuald et Lucile ?
– Quel esprit brillant !
– Vous les avez placés dans notre entourage intime. Lucile en colocataire d’Ombe, Romuald en copain de collège puis de lycée.
– Je ne leur ai jamais caché leur véritable nature et je les ai entraînés, afin qu’ils m’assistent dans notre inévitable confrontation.
Le ton froid de Fulgence me donne la chair de poule.
– Une confrontation que vous avez pourtant tenté d’éviter, je constate en sentant la colère monter en moi. En chargeant vos miliciens de nous assassiner !
– Je l’avoue, et cela m’a permis d’éliminer ta sœur. Mais pas seulement : j’ai également eu le plaisir immense de profaner la fille de mon ennemi, en ramenant son cadavre à la vie !
– Vous avez formé vos rejetons pour rien, je lance d’une voix rendue tremblante par une violente bouffée de rage. Est-ce qu’ils sont ici, à vos côtés ? Non. Et je vais vous dire pourquoi : vous avez enfanté des démons Majeurs, alors que Khalk’ru a fait d’Omb’r et moi des Maîtres démons ! Lucilr’ et Romualdr’ n’étaient pas de taille.
Je le vois étonné pour la deuxième fois de la journée.
– Tu insinues que…
– Je leur ai mis une bonne raclée avant de les confier à mes amis trolls. Ils doivent avoir battu le record du nombre de baffes encaissées !
À l’expression qui envahit le visage de Fulgence, je devine que le temps des confidences est révolu.