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– Entre, Jasper. Les autres sont déjà arrivés.
Je ne sais pas pourquoi je reste devant la porte ouverte, sans oser en franchir le seuil. La voix de mademoiselle Rose me parvient du bout du couloir.
La dernière fois que je suis venu, la porte était fermée. Il n’y avait personne. J’ai tambouriné et j’ai failli me faire choper par la mère Deglu.
Ce soir tout paraît normal. C’est comme si rien ne s’était passé.
Comme si le Sphinx arpentait encore l’armurerie au sous-sol.
Comme si la secrétaire des lieux ne s’était pas transformée, le temps d’une bataille, en ange de la mort.
Comme si Walter n’avait pas été possédé par un sombre démon.
« C’est étrange de revenir là.
– J’ai le même sentiment, Ombe. »
Mademoiselle Rose vient vers moi.
– Ils sont dans la bibliothèque, m’annonce-t-elle. On y va ?
Je hoche la tête.
– N’oublie pas, Jasper : tu as promis le silence sur les secrets de l’Association. Officiellement, nous avons réuni les trois stagiaires impliqués dans les événements des derniers jours…
– Officieusement, je la coupe avec impertinence, vous avez réuni le Bureau parisien de l’Association au grand complet. Enfin, Rose ! Nina et Jules se doutent forcément de quelque chose : où étaient les Agents pendant l’enterrement du Sphinx ?
– En mission, Jasper. En mission.
Elle ouvre la porte de la bibliothèque en mettant un doigt sur ses lèvres pour me signifier que le sujet est clos.
Dans la pièce, il y a Walter, Jules et Nina ainsi qu’un quatrième individu que je ne reconnais pas tout de suite.
Le genre de personne qu’on identifie pourtant du premier coup d’œil mais qu’on ne s’attend tellement pas à rencontrer qu’on refuse d’y croire.
Assise à côté du patron, drapée dans son horrible manteau à carreaux défraîchi, roulant des yeux derrière une épaisse paire de lunettes, se tient… la mère Deglu ! Je déglutis.
« Ben m… alors ! Tu imaginais ça, Jasp ?
– J’ai toujours pensé qu’elle n’était pas Normale. Mais je la rangeais plutôt dans la famille des taupes, goules ou gobelins ! »
– Assieds-toi, Jasper, me dit Walter, sans me laisser le temps de reprendre mes esprits.
J’obéis.
– Tu as vu ? me chuchote à son tour Nina. La mère Deglu ! C’est un Agent !
– Cette fois c’est sûr, je réponds sur le même ton, la fin du monde est proche.
Nina me frôle la main et lève sur moi un regard interrogateur. Je la rassure avec un sourire qui peut aussi bien dire « Tout va bien » que « Je suis content de te voir ».
Puis mademoiselle Rose nous rejoint autour de la table.
– Nous pouvons commencer, dit-elle.
– Bien ! enchaîne Walter. Cette réunion est la première du genre. Mais à situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles !
Il s’arrête pour chercher ses mots. On est suspendus à ses lèvres, sauf la mère Deglu, qui se gratte vigoureusement la jambe.
– Hum, hum, reprend-il sous le regard patient de mademoiselle Rose. Il est de mon devoir de vous informer que les événements de ces derniers jours ont déclenché une crise dans l’Association.
Je devine immédiatement que cette histoire a un rapport avec moi. J’ai peut-être, comme Nina, un deuxième pouvoir : semer la confusion partout où je passe…
– Pour aller droit au but, le Bureau central a demandé que Jasper lui soit confié et nous avons refusé, explique-t-il.
Je pensais que Walter tournerait davantage autour du pot !
– Pourquoi le Bureau international s’intéresse-t-il à Jasper ? s’étonne Nina. Et puis d’abord, c’est qui, ce Bureau central ?
– Le Bureau central coordonne l’action de tous les Bureaux nationaux, intervient mademoiselle Rose. Il est installé à Londres. Fulgence est à sa tête. Les activités du Bureau central sont, depuis quelque temps, assez… opaques. Et Fulgence diffuse les informations au compte-gouttes.
– Ce refus de coopérer est la véritable raison de nos frictions avec le Bureau central, continue Walter en se tournant vers moi.
Je prends ça comme un message personnel : mon altercation du matin avec Fulgence n’est pas la seule cause du malaise. Je ne sais pas si je dois m’en réjouir.
– Ça implique quoi, ces frictions ? embraye Jules.
Je sursaute. J’avais déjà oublié qu’il était là ! Son pouvoir, un rien affligeant, a malgré tout un côté impressionnant : devenir invisible à force de discrétion…
– Il est trop tôt pour le dire, avoue Walter.
– Mais pas trop tôt pour prendre des précautions ! précise mademoiselle Rose. Jasper, Jules, Nina, vous quitterez la ville demain matin et vous vous mettrez au vert un moment. Le temps pour Walter et moi de régler cette affaire.
– Au vert ? répète Jules, interloqué.
– Vous voulez nous envoyer où ? demande Nina, intriguée.
– L’Association est en bons termes avec les trolls, dit mademoiselle Rose. Ils vous protégeront des membres de la MAD. Vous rejoindrez donc le clan le plus proche, qui est installé dans le bois de Vincennes. C’est bien cela, Jasper ?
Je manque tomber de ma chaise.
– Euh, oui, je réponds bêtement, tandis que j’imagine Arglaë fronçant les sourcils en découvrant Nina.
– Très bien, termine-t-elle. Jasper, tu conduiras Jules et Nina sur l’Île-aux-Oiseaux demain, à la première heure. Ensuite, Walter et moi tenterons d’obtenir de Fulgence des explications sur son attitude et celle de la milice.
Je réagis enfin :
– Vous ne trouvez pas ça un peu excessif, cet exil chez les trolls ? On pourrait simplement rester chez nous un ou deux jours ! J’ai énervé Fulgence ce matin, mais ça ne signifie pas que je suis en danger…
– Fulgence te veut, répond Walter. Nous ne savons pas jusqu’où il est décidé à aller, mais il pourrait tout à fait projeter un enlèvement ! Voilà plus de vingt ans que nous le connaissons et il n’a jamais eu ce comportement. En d’autres termes, il pète les plombs… Rose et moi nous raccrochons à l’idée d’une intention supérieure derrière ces actes. Nous voulons la connaître avant de nous forger une opinion définitive. Et de faire des choix qui ne le seront pas moins.
Un enlèvement. Je n’y avais jamais pensé. Jusqu’à présent, la MAD a surtout essayé de me tuer ! Un long frisson me parcourt tandis que je m’imagine attaché sur une chaise, face à Fulgence brandissant des instruments de torture.
Cette perspective m’effraye beaucoup plus qu’une confrontation avec des énervés du Taser…
– Je ne comprends rien à ce que vous dites, déclare Nina en s’emparant de ma main avec autorité. Fulgence en veut à Jasper ? Il pourrait s’en emparer de force ? Mais pourquoi ? Jasper travaille pour l’Association !
Elle s’est à nouveau transformée en protectrice. Je me retiens pour ne pas lui retirer ma main.
– C’est un peu long à expliquer, temporise mademoiselle Rose. Mais les questions que tu te poses, nous nous les posons aussi. C’est parce qu’elles dérangent en haut lieu qu’il faut vous mettre à l’abri.
– Vous pensez vraiment qu’on est menacés ?
– Oui, Nina. À défaut de Jasper, Jules et toi fourniriez un moyen de pression à Fulgence.
– Des otages…, comprend-elle.
– Et que vont dire nos parents ? intervient Jules qui semble (étonnamment !) peu pressé de rencontrer des trolls.
– C’est déjà arrangé, dit mademoiselle Rose sans donner de précisions.
Nina et Jules gardent le silence. La menace brandie par la secrétaire semble cheminer dans leur tête.
– Mme Deglu ne vient pas avec nous ? je m’enquiers sur un ton ironique.
– Mme Deglu est la gardienne de l’immeuble, déclare mademoiselle Rose.
La gardienne ?
– Parfaitement, bande de morveux, c’est moi qui ai la responsabilité de ce bâtiment ! confirme-t-elle de sa voix rauque.
– Il n’y a jamais eu de joueuses de Bingo ! je m’exclame, tandis que mademoiselle Rose lève les yeux au ciel.
– Vous êtes un Agent pour de vrai ? demande à son tour Nina, déconcertée.
– Un Agent retraité, bande de vauriens ! Mais j’ai encore du répondant, alors n’essayez pas de me faire tourner en bourrique !
La mère Deglu, fausse présidente et ancien Agent…
On est bien barrés, si on est obligés de racler les fonds de tiroirs avant même le début des hostilités !
– D’accord, je dis. On ira tous les trois à Vincennes. Mais dans ce cas, Jean-Lu nous accompagne !
Ça m’est venu comme ça, je ne sais pas pourquoi. L’envie d’avoir près de moi un ami sur lequel m’appuyer ? De présenter à Erglug un humain qui ressemble à un troll ?
– Jean-Lu ? Pourquoi Jean-Lu ? s’étonne mademoiselle Rose.
– La MAD pourrait avoir envie de l’enlever lui aussi. C’est mon meilleur ami ! je me justifie en réfléchissant très vite.
Mademoiselle Rose m’observe avant de répondre.
– Tu n’as pas tort. Mais est-il en état de faire le trajet ? Une bagarre avec un loup-garou, ça laisse des traces.
– Il est sorti de l’hôpital hier, complètement rétabli, nous apprend Nina.
Je rougis malgré moi.
Nina a pris des nouvelles de mon ami à ma place.
Elle se rend compte de mon trouble et me décoche un sourire d’apaisement. Nina la parfaite. Qui vient au secours des stagiaires et joue les infirmières avec leurs potes.
– Très bien, soupire mademoiselle Rose. Tu l’emmèneras avec vous. Mais à charge pour toi de le convaincre !
– Merci beaucoup, je réponds. Vous êtes chouette !
Sur ces derniers mots, tout le monde se lève, en ordre dispersé.
La mère Deglu s’attarde avec Walter et mademoiselle Rose dans la bibliothèque. Je prête l’oreille et intercepte des bribes de conversion.
– … bon vieux temps, hein, Rose ?
– C’est vrai, Thérèse. Mais les choses ont changé et…
– Arrête tes pleurnicheries. Elles ont suffisamment coûté au Bureau et…
– J’aurais peut-être dû…
– Allons, Rose, vous connaissez Thérèse. Elle s’est toujours complu dans le rôle de la mère qui…
– … comportement de gamin, Walter !
Puis ils baissent la voix et je n’entends plus rien. Je dévisage une dernière fois la mère Deglu (Thérèse…). Ça, un Agent ?
Qui, en plus, tutoie mademoiselle Rose et Walter ?
C’est trop improbable pour être vrai.
– On va boire un café ? propose Jules en me voyant arriver.
– Avec les types de la MAD qui rôdent pour nous enlever ? s’exclame Nina. Tout le monde n’a pas ton pouvoir de transparence, Jules !
– Je vais raccompagner Nina chez elle, je me sens obligé d’ajouter.
Jules a l’air déçu.
– D’accord. À demain matin, alors.
– Rendez-vous place Stéphane Daniel, sous la statue du Lion d’or, je lui rappelle. N’oublie pas ton sac de couchage.
Il acquiesce et s’engouffre dans l’escalier.
Une fois dans la rue, je jette des regards suspicieux tout autour, mais il n’y a personne. Qui oserait nous attaquer aux abords de l’Association ?
– Merci, Nina, je commence en baissant la tête. Tu n’as pas oublié Jean-Lu, contrairement à moi ! Comme ami, je suis plutôt nul…
– Ce n’est pas ta faute, répond-elle d’une voix douce. Ces derniers temps, tu es ailleurs. Je comprends très bien ! Tu as vécu des moments difficiles. Et puis, on est ensemble, non ? On s’épaule. On s’entraide.
– On est ensemble, tu as raison, je répète sans y croire, en songeant à mon début de flirt avec la coloc d’Ombe, tout à Laure, euh, l’heure. Merci Nina, tu n’étais pas obligée.
– Je me suis occupée de Jean-Lu dans les sous-sols de l’Héliott, on peut considérer que c’est le simple suivi de l’affaire ! dit-elle avec un rire forcé avant de changer de sujet : Cette histoire est étrange, tu ne trouves pas, Jasper ?
– Quelle histoire ?
– Je ne comprends pas pourquoi le grand patron de l’Agence t’en veut à ce point.
– Ah… Je me suis embrouillé avec lui ce matin, j’élude. Il ne semble pas avoir l’habitude qu’on lui tienne tête ! En fait, je crois que ce type m’en veut parce qu’il est jaloux…
– Jaloux ?
– Je suis doué en magie et j’ai une supercopine !
– Idiot ! répond Nina en souriant.
« Pourquoi tu ne lui dis pas ?
– Lui dire quoi, Ombe ?
– Que tu ne veux plus d’elle ?
– Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ?
– Arrête de te mentir, Jasper. Ta relation avec Nina est plombée. Tu n’y crois plus.
– Tu te trompes ! Elle compte beaucoup pour moi.
– Est-ce que tu l’aimes ?
– Je… Peut-être, oui.
– Tu es lamentable. »
Lamentable ?
De peur que la discussion reparte sur le sujet des informations que je possède et que je ne peux pas révéler – ou sur celui autrement plus délicat des sentiments – j’embraye.
– Nina… J’ai un cadeau pour toi !
« Ne fais pas ça, Jasper.
– Mais je croyais que tu étais d’accord pour…
– Je ne parle pas du bijou.
– Je ne comprends rien à ce que tu dis !
– Tu t’en veux de ne rien éprouver pour elle. Alors tu compenses cette absence de sentiments.
– Pourquoi je ferais ça, hein ?
– Parce qu’elle t’a sauvé la vie, Jasp. »
Quand je sors de ma poche la gourmette d’Ombe, ma main tremble. Il est trop tard pour reculer. Nina m’observe, intriguée.
– C’était à Ombe, j’explique en contrôlant les frémissements de ma voix. La gourmette qu’elle avait quand elle était bébé. Je sais que ça lui aurait fait plaisir que tu la prennes.
Je lis sur son visage parsemé de taches de rousseur et encadré par de beaux cheveux roux les signes d’une vive émotion.
– Jasper ! C’était… ton amie, pas la mienne ! Je la connaissais si peu…
– Elle te connaît, euh, te connaissait mieux que tu ne le crois. En tout cas, moi, j’aimerais que tu la gardes.
Elle hésite en dansant d’un pied sur l’autre.
Elle me regarde et se décide enfin.
– J’accepte, Jasper. Je vais l’arranger pour la porter autour du cou.
Elle prend la gourmette dans ma main, se serre contre moi et me tend ses lèvres. Je me penche pour y poser les miennes. Comme un voleur.
Ombe a raison. Ombe a toujours raison.
Ombe…
Je me rappelle maintenant que j’ai oublié de raconter à Walter et à mademoiselle Rose l’incroyable irruption de l’Ombe-bis, rue Muad’Dib !