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Je sors de ma sacoche le miroir qui me gêne dans ma quête d’ingrédients et je le pose contre un mur. Un coup d’œil me rassure quant à la santé de Ralk’, qui danse sa joie d’être revenu à l’air libre. La chute du cinquième étage ne semble pas l’avoir traumatisé.

Je déniche ensuite un sac de toile rempli de sel gris. Je vais construire un pentacle. Est-ce que je dois m’isoler de la reine ? Nous isoler tous les deux ? J’opte instinctivement pour une troisième option : je trace mon cercle autour d’elle.

Récapitulons : j’ai déplacé Fafnir d’une gourmette dans un corbeau. Si je devais défaire mon sort, je suivrais la procédure inverse, en choisissant un autre support. Mais dans le cas de la reine, où renvoyer le sortilège ?

Le chasser de son corps, c’est entendu. Mais une fois à l’air libre ?

Le seul ouvrage qui pourrait m’éclairer, celui du père Cornélius, est resté chez moi. Il faut bien avouer que je manque cruellement de pratique en magie démonique !

Mon regard erre un moment dans la cave avant de se poser sur le miroir. J’aurais dû y penser tout de suite.

– Ralk’ ?

– Oui, Maître ?

– Je vais procéder à la libération de la reine. Tu connais le processus ?

– En théorie, Maître. Je n’ai jamais pratiqué le rituel, pour la bonne raison que j’en suis incapable ! Seuls les démons Majeurs s’y risquent, Maître.

– Est-ce que je suis un démon Majeur, Ralk’ ?

– Vous êtes un Maître démon, Seigneur !

– Je suppose que ça veut dire oui. Ralk’ ?

– Maître ?

– Tu accepterais de me servir d’assistant pour le rituel ?

– C’est un grand honneur que vous me faites, Maître. J’accepte avec joie !

– Génial ! Dans quoi dois-je transférer le sortilège afin qu’il cesse de nuire ?

– Une gousse d’ail ferait l’affaire.

– De l’ail ? Tu te moques de moi !

– Maître !

– Bon, d’accord, une gousse d’ail.

J’en trouve une dans ma besace. Je fouille ensuite les poches de mon manteau à la recherche d’un petit sac en plastique fermé par un élastique. Je me félicite d’avoir recueilli les restes du mélange d’herbes et de phrases elfiques avec lequel j’ai retardé la putréfaction du corbeau et activé le transfert de Fafnir vers son nouveau corps.

J’ouvre le sachet, libérant le parfum prégnant des plantes, et je tends à Ombe la gousse d’ail.

– Serre-la dans ta main et ne la lâche sous aucun prétexte, je l’avertis.

Preuve s’il en fallait qu’Ombe n’est jamais devenue vampire, le contact avec l’ail ne la gêne absolument pas.

Je répands ensuite les plantes broyées sur sa tête.

– Je vais prononcer une incantation. Si tout se passe comme je le souhaite, le sortilège qui te maintient en vie s’évanouira. Cela signifie…

– Que je serai libre, Jasper, me coupe la reine.

– Je veux juste, hum, te dire que…

À quoi bon un adieu que je n’ai jamais pu faire ? Mon amie est morte sur sa moto. Celle qui se tient devant moi n’est qu’un mirage, l’image figée d’un passé révolu.

– Je sais, Jasper, répond-elle calmement. Je… Ombe t’aimait aussi.

Un sourire apaisé éclaire son visage trop blanc.

« Vas-y, Jasper. Je t’en prie… »

J’hésite une fraction de seconde puis recule, murmurant les runes qui donneront naissance au pentacle et m’interdiront tout retour en arrière.

Avec une facilité déconcertante, le sel se transforme en muraille translucide. Dire que je n’ai pas eu besoin de convoquer les éléments ni de tracer les signes pour parvenir à ce résultat…

Un champ de force emprisonne désormais la reine, plus solide que la plus sûre des prisons. Je pourrais la laisser là et prendre (lâchement) la poudre d’escampette. Mais j’ai promis à Ombe.

Je prends donc mon inspiration et prononce l’incantation du père Vito Cornélius :

– Sarraaa olvvaaa, arrwaaa luiinë uulwe, aaa haaahamë sulëëë arrrauco ; pioosennaaa, arrwaaa luiinë olvoo coinnaaa, aaa maanwaaa vaiinë ; annantaaa tyye, tamuuril, aaa lavvë saanwë-mmantaaa… Plante amère, avec l’aide du frêne, convoque le souffle du démon ; houx, avec l’aide de la plante vive, prépare l’enveloppe ; et toi, if, permets le transfert… Equeen : ullwe aaa senëët anddo aavëaaa ! Eqquen : anddo avëëaaa arrr piiosennaaa, aaa ppalyal ittilaaa hhlinë, aaa ciiral llandarrr peellaaa, miinnaaa hhellë assto, aaa tuuvëal sulëëë arrrauco ! Je dis : frêne, libère la porte de l’au-delà ! Je dis : genévrier et houx, ouvrez largement la toile d’araignée étincelante, naviguez au-delà des frontières, dans le ciel de poussière, trouvez le souffle du démon ! Equenn : sulëëë arrrauco arrr vaaarrno faanëë aaa nuutildë ! Je dis mélangez-vous, souffle de démon et protecteur blanc !

Mon quenya est aussi bizarrement guttural que la dernière fois.

De l’autre côté des murs du pentacle, une substance épaisse abandonne à regret, en longs filets noirâtres, le corps de la reine des vampires.

Au contact du sol, le fluide grésille, se change en brume opaque.

Puis, irrésistiblement aspiré par la gousse que la reine tient dans la main, le sortilège démoniaque se dissout, pendant que l’ail se nécrose et noircit.

Lentement, très lentement, le corps de la reine s’affaisse et tombe sur le sol.

« C’est fini, Jasper. C’est fini. Enfin… »

– C’était du travail d’artiste, Maître !

Un drôle d’artiste, Ralk’, qui joue avec la vie comme d’autres avec les couleurs.

Un sentiment étrange m’envahit, mélange de tristesse et de soulagement.

Tout le monde n’a pas la chance, odieuse et cruelle, de revenir en arrière pour dire enfin adieu à ceux qu’on aime.

Je contemple, sans bouger, mon amie morte pour la seconde fois.

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